En France, le pouvoir s'efforce de centrer l'attention sur la question de la violence en lieu et en place des revendications du mouvement des «Gilets jaunes» et de leur signification politique et sociale. Il s'ensuit, peu à peu, une inversion totale dans laquelle les victimes font figure de coupables, dans une répression qui s'est faite de plus en plus dure, et qui a même pris un caractère de masse, avec des milliers d'arrestations et des centaines de victimes. Des élites médiatico-politiques proches du pouvoir, apparemment si logiques en «temps normal «, se mettent tout à coup à produire des arguments qui laissent perplexes. «Les victimes n'auraient pas du être là», ou bien «elles sont elles- mêmes des casseurs». D'autres parlent de «dommages collatéraux inévitables». Dommages collatéraux, tiens une expression déjà entendue à propos d'autres peuples. Comme le monde est petit et comme tout se tient. Aucune compassion pour les victimes. Des hommes et des femmes souvent âgés, qui ont pris des risques et ont sacrifié leur vie sur les ronds points, sont presque condamnés pour leur... imprudence. Des jeunes dont la vie a basculé, mutilés à vie, une main, un pied arrachés, un œil crevé, ont droit à quelques mots de circonstances rapides: «Bien sûr nous le déplorons», «Un blessé est toujours un blessé de trop» etc.. Sont-ce les mêmes élites si prompts à dénoncer les atteintes aux droits de l'homme mais...ailleurs. Naufrage de la raison Mais une fois ces mots de compassion rapidement prononcés, il est rappelé, que «les policiers aussi ont des blessés» sans d'ailleurs jamais que la nature de ces blessures ne soit précisée où les preuves n'en soient données. Les armes utilisées sont le fusil LBD 40 (le Flash-Ball), qui tire des grosses balles de caoutchouc avec une vitesse et une force d'impact considérables, et la grenade GLI-F4 (dite de «désencerclement») qui contient 25 grammes de TNT et projette de petits éclats sur des dizaines de mètres. Ces armes sont qualifiées pudiquement d' «outils» nécessaires à la sécurité des forces de l'ordre lors des manifestations. Le pouvoir et ses porte- paroles médiatiques et intellectuels se seront, depuis le début de la crise et des manifestations, indignés avec force de tout amalgame entre violences policières et violence des manifestants, déclarant que la violence policière est quant à elle légitime.. Naufrage de la raison. Car en fait, c'est ceux qui s'indignent qui mettent ainsi sur le même plan policiers et manifestants. Le monopole de la violence par l'Etat puise sa légitimité dans la protection des citoyens. Les policiers, mais aussi les forces armées, sont des métiers où on prend des risques, y compris celui de sa vie, justement pour protéger les citoyens. Ici la logique est inversée et l'usage des LBD et autres armes est donc justifié pour éviter des risques aux policiers...au risque pour les citoyens d'être mutilés. Mis au même niveau, policiers et manifestants sont alors considérés comme deux groupes qui s'affrontent, avec des blessés de part et d'autre, pantins gesticulant les uns contre les autres dans un combat absurde, dont la raison disparait, et où la responsabilité du pouvoir est alors absoute, dissoute derrière l'argument de la violence. Et pourtant, chaque policier, chaque soldat vous le dira: dans tout combat auquel il participe, dans le désordre et la fureur d'une bataille, il ne voit rien, il n'a aucune vue d'ensemble, seul voit clair le donneur d'ordres, le commandement, et ici la décision est politique. Autres signes inquiétants pour un Etat de droit, les forces de l'ordre avancent masquées, cagoulées, comme si elles faisaient un mauvais coup, comme si elles craignaient le peuple, et devaient cacher leur visage, et cela au moment même où «la loi anticasseurs» en discussion à l'Assemblée nationale française prévoit des condamnations contre les manifestants masqués. On peut se demander pourquoi en France, actuellement, malgré les condamnations aussi bien de l'opinion française que de l'opinion internationale, le gouvernement tient tant à utiliser des moyens aussi cruels contre les manifestations des «Gilets jaunes». L'argument que ces armes sont des «armes intermédiaires» devrait en réalité être pris à la lettre. En effet, ces armes permettent de faire peur, et donc d'empêcher que les manifestations prennent plus d'ampleur, tout en évitant le prix politique de la mort de manifestants. En cela elles sont effectivement «intermédiaires». Mais c'est jouer avec le feu : une telle stratégie apparait, peu à peu, d'autant plus cruelle, d'autant plus cynique qu'elle fait fi d'une valeur essentielle: celle de l'intégrité humaine. Il n'est pas bon de continuer à tirer sur la foule comme au 19me siècle, même avec des Flash-Ball. Dans un tel contexte, l'incident Benalla prend inévitablement un sens nouveau autant qu'inattendu. La grande violence dont a fait preuve le 1er mai dernier contre des manifestants cet homme, si proche alors du Président français, ne serait- elle pas révélatrice des tendances profondes de celui-ci en matière de gestion de l'ordre. La violence est aussi un argument pour demander aux «Gilets jaunes» d'arrêter les manifestations afin de participer au «Grand débat national» lancé par le Président Macron. La contradiction est manifeste. Ce grand débat est du aux gilets jaunes. Pourquoi alors chercher à étouffer leur mouvement ou le réprimer. Au contraire, il y a toutes les raisons de n'utiliser d'autres armes que le dialogue avec eux. Comment leur reprocher leur défiance envers ce débat alors que le mouvement est en lui-même la manifestation, et le résultat de la défiance envers les pouvoirs qui se sont succédé depuis des décennies en France et envers le fonctionnement des institutions. On peut noter d'ailleurs que ce « Grand débat» est le contraire de ce qu'est le mouvement des «Gilets jaunes». C'est un mouvement social. Il veut rassembler la société autour de trois au quatre revendications économiques et politiques essentielles, communes à la grande majorité des français : pouvoir d'achat, augmentation du SMIG, rétablissement de l'impôt sur la fortune (ISF), justice fiscale, Référendum d'initiative citoyenne (RIC), tandis que ce «Grand débat national» atomise, émiette les Français dans une infinité de revendications individuelles, catégorielles et locales bien difficiles à traiter dans un tel cadre. Aux dernières nouvelles, le Conseil d'Etat français, saisi par la ligue des droits de l'homme française et les avocats de blessés lors des manifestations, a validé la poursuite de l'utilisation des LBD-40 et des grenades GLI-F4, causes de nombreuses blessures et mutilations. Il se serait probablement grandi en les interdisant comme c'est le cas dans tous les pays européens. Ces «armes intermédiaires» vont donc continuer à maintenir l'ordre. Pour ceux qui pourraient en douter, «la démocratie crève les yeux en France». C'est ce qui était écrit sur une pancarte d'un manifestant «Gilets jaunes» ce Samedi 2 février à Paris.