Le débat sera-t-il plus fort que la rue ?» s'interrogeait hier matin le quotidien régional du sud-est Le Dauphiné Libéré. Alors que Nord-Eclair préférait un raccourci très parlant : «Gilets jaunes, même jour, même heure». Quant au Parisien-Aujourd'hui en France, dans un dossier pertinent et complet, il affichait à la une pour la première fois : «Le défi du maintien de l'ordre». Hormis la presse de gauche et les réseaux sociaux, aucun journal grand public n'avait osé ainsi aborder cette question des manifestants blessés par les policiers. Toute la semaine, les projecteurs étaient plutôt braqués sur le débat national, affublé du qualificatif de «grand» par la présidence de la République. Le chef de l'Etat, Emmanuel Macron, dans ce qui selon l'opposition ressemble à une entrée en campagne électorale, a rencontré des centaines de maires en Normandie, puis en région occitane. Sans aucun citoyen «ordinaire», les manifestants étant éloignés par un cordon policier comme on en voit rarement. Estimant qu'il s'agit pour le président Macron de redorer son blason, terni par les manifestations, beaucoup de protestataires doutaient de l'aboutissement de leurs revendications dans cette vaste foire aux idées. Le fait que les garants du débat soient des ministres en exercice a accru l'incertitude. C'est donc sous ce signe de la méfiance et de l'inquiétude des «bavures» policières qu'hier encore des centaines de milliers de manifestants étaient dehors, malgré le grand froid, dans les grandes villes comme Paris, Lyon, Toulouse, Rennes notamment, mais aussi dans des villes et villages de moindre importance. Les slogans étaient très politiques : «Le grand débat, j'm'en bas les c…», «Macron en prison, Castaner en enfer», «Paris soulève toi !» ou encore : «Le peuple veut la chute du régime.» Dans l'ensemble, à l'heure où nous bouclions cet article, tout se passait dans un calme précaire, bien que des échauffourées aient éclaté à Lyon, Rouen, Caen et Rennes. La veille, la Ligue des droits de l'homme (LDH) avait mis en garde le pouvoir, appelant «le gouvernement à prévenir toute violence policière et à garantir un droit de manifester en toute sécurité. Aucune violence n'est acceptable, ni celles envers les biens, les policiers ou les journalistes, ni celles, disproportionnées, des forces de l'ordre dont il est attendu mesure et maîtrise». Des centaines de milliers de manifestants étaient dehors, malgré le grand froid Le ministre de l'Intérieur avait jeudi démenti la moindre victime de charges policières, se disant «sidéré» qu'on puisse le penser. Pourtant la direction de la police nationale, dont il est le supérieur, avait engagé des enquêtes et versé des pièces au dossier plusieurs jours auparavant. «Avec des discours autoritaires souvent provocateurs, le gouvernement tente par tous les moyens de dissuader ces protestations de rue, allant jusqu'à accuser les participants de complicité des débordements à venir», écrit la LDH, «Il fait le choix d'un maintien de l'ordre brutal par des dispositifs policiers démesurés, des gazages et matraquages aveugles, l'usage de lanceurs de balles de défense (LBD 40) et de grenades de désencerclement (GLI F4) dont les conséquences sont dramatiques. Le bilan officiel fin 2018 recensait près de 2700 blessés et mutilés avec des femmes et des hommes handicapés à vie, éborgnés, mains arrachées, lésions au ventre ou sur le visage, avec des séquelles irrémédiables.» Au cours de la semaine, le défenseur des droits Jacques Toubon avait demandé l'interdiction sans délai de ces armes inadaptées et le retour à un maintien de l'ordre proportionné. La LDH rappelle que «ce sont plus de 5500 interpellations, certaines préventives avant même les rassemblements, des milliers de gardes à vue et plus d'un millier de condamnations sévères qui sont constatées». Enfin, autre sujet de trouble, la manière dont les journalistes couvrant les manifestations sont malmenés. Hier le quotidien Libération a publié plusieurs pages appelant la presse à se remettre en cause, tout en dénonçant sévèrement la violence envers les médias, indigne d'une démocratie. Des organisations et associations de journalistes ont lancé vendredi une pétition : «La montée des violences contre les reporters est extrêmement grave et préoccupante, comme le sont évidemment toutes les violences arbitraires, quels qu'en soient les auteurs. Qu'on soit manifestant ou qu'on soit policier, on ne peut pas prétendre défendre la liberté et attaquer le journalisme», souligne le texte de cette pétition, hébergée sur le site de l'ONG Reporters sans frontières.