Je voudrais, par cette contribution, signaler une petite musique qui se fait jour et qui tend â se répéter, voire à s'amplifier, dans des articles plus ou moins récents. Il ne s'agit pas pour moi de prendre le contrepied de cette musique, mais de la relativiser. En effet, il est question d'interpeller la légitimation par le djihad, soit des acteurs eux-mêmes (du moins pour ceux qui sont encore vivants), soit de leurs ayants-cause. Les privilèges obtenus par une caste de vrais ou faux moudjahidines, qui ont capitalisé leur patriotisme présumé du passé, sont connus et on ne peut s'empêcher de le condamner au nom des vertus de la valeur travail et du nouveau djihad fondë sur l'effort, la persévérance et le mérite du devoir accompli au quotidien, loin de l'esprit de lucre et de la culture rentière qui n'en finit pas d'impacter dangereusement le consensus social au sein du pays. Cependant, si j'adhère sans réserve å un tel principe éthique, il faut éviter de jeter le bébé avec l'eau du bain. Il a existé chez nous des personnes qui, au terme de leur combat pour l'indépendance, sont allés se coucher auprès de leurs familles, s'y reposer enfin sans autre forme de procès. Beaucoup nous ont quittés dans les années, voire les mois qui suivirent l'indépendance. D'autres, très peu nombreux certes, octogénaires pour la plupart, sont encore vivants. Il m'arrive d'en rencontrer quelques ultimes rescapés dans une salle de conférence ou dans un lieu public dédié à telle ou telle manifestation. La plupart de ces rescapés étaient de simples lycéens. Certains parmi eux étaient recrutés pour le fidaa urbain. D'autres furent conviés à poursuivre leurs études dans les « pays frères «. C'est ainsi qu'en automne 1957, nous nous trouvions au maquis pour transiter par le Maroc et poursuivre nos études en Yougoslavie. Le verdict fut sans appel : le chef de la région 4 de la zone 1(wilaya 5), si El-Gherbi, nous fit savoir que, vu les difficultés å franchir les barbelés électrifiés de la frontière, aucun ordre ne lui fut donné par l'Etat-Major de Marsat-Ben-M'hidi ( Saïdia / Est-marocain) de nous envoyer au Maroc. En février 1958, je me trouvais face au commandant Zoubir dans une ferme å El-Krasba ( non loin de Remchi ) Il était venu pour reconstituer l'organigramme de commandement au niveau de la zone, suite au décès de Si Djaber et de ses subordonnés locaux lors d'un accrochage à Oum-l'Alou. Je n'avais pas encore 18 ans. Zoubir me demanda ce que j'étais venu faire «ici». Quand je lui ai donné les raisons de notre présence au maquis, il s'est retourné vers le mur d'en face et a prononcé un mot grossier et injurieux à l'endroit de nos recruteurs. J'avoue que je n'avais rien compris à sa réaction... J'ai appris plus tard que Zoubir faisait partie des indésirables au sein des officiers supérieurs. Il considérait qu'un chef militaire est d'abord un guerrier auprès de ses soldats, plutôt que d'être å la planque au-delà des frontières, au nom d'une division du travail entre ceux de l'intérieur et ceux de l'extérieur contestée par les premiers. Ceux de l'extérieur, on les appelait tantôt» wakkalîn al-hrira», tantôt «wakkalîn-at-taffah», ce qui en disait long sur le moral des troupes. Zoubir a été condamné pour insubordination et exécuté au Maroc. Un autre réfractaire a subi le même sort, quelques mois plus tard. Il s'agit du Colonel Lotfi. Sa mort est restée longtemps suspecte ( et l'est sans doute encore), même s'il est mort au combat face à l'armée coloniale près de Béchar. Depuis, nos destins ont connu des trajectoires différentes : certains sont morts au combat, d'autres faits prisonniers. Ce fut mon cas. D'autres enfin ont été gazés dans les caches qui les abritaient. Puis-je me permettre de m'attarder quelque peu sur ces caches. On les appelait «Khabya», mais surtout « bikhirou» (sans doute un mot espagnol déformé). Selon les informations qui m'ont été données in situ, ces caches sont creusées pour compenser l'absence de montagnes et de forêts susceptibles d'abriter naturellement les djounouds. Ces zones de relief se trouvent en Kabylie, dans les Aurès et dans l'Ouarsenis,mais pas dans l'ouest du pays, ou très modestement dans les monts de Béni-S'miyyel au sud de Oulad-Mimoun (ex-Lamoricière ) ou ceux de Filaousen au sud de Nedromah, voire Béni-Ouarsous au nord-est. Il semble que la tactique des caches fut importée par nos conscrits qui ont survécu au massacre de Dien-Bien-Phu pour rejoindre les premières cohortes de nos maquisards ( les Viets-Minh les utilisaient pour échapper aux bombardements sur les terrains plats connus en Indochine). Cela permettait aux combattants de s'y abriter après des opérations menées contre l'ennemi sans avoir à parcourir de longues distances qui, de toute évidence, étaient inutiles eu égard à la mobilité motrice de l'armée française. Ces caches étaient creusées en bordure des douars et placés sous bonne garde des militants civils. Le principe est simple : d'abord un trou de deux à trois mètres, rétréci à mi-chemin à la manière d'une tombe, pour le boucher en amont, puis un couloir légèrement en pente, s'ouvrant sur une chambre en forme d'entonnoir. Au niveau de la voûte, est creusée une cheminée d'aération (neffassia) qui rejoint la surface au niveau d'un buisson servant à camoufler l'ouvrage. On y couchait au petit matin et on en sortait à la tombée de la nuit, ce qui signifie que l'activité était nocturne. Si une telle planque ne manquait pas d'être efficace, elle présentait cependant de multiples inconvénients. D'abord les parois murales étaient en terre et laissaient entrevoir de multiples racines qui affleuraient. Il s'agit souvent de racines d'oliviers ou de figuiers, lesquels dégageaient du CO2. Quand l'armée française était sur les lieux, notre ange gardien nous le fait savoir du haut de la cheminée qu'il bouche à l'aide d'une motte de terre pour ne pas attirer le flair des chiens dressés au reniflage. C'est alors que les situations les plus macabres se présentent aux djounouds dans leur sommeil : raréfaction progressive de l'oxygène, puis des gouttelettes froides se formant à hauteur de la voûte tombent l'une après l'autre sur nos visages. Ceux qui parmi nous avaient tout au plus la trentaine d'âge, surtout s'ils étaient fumeurs, commençaient à s'étouffer. Ceux plus jeunes arrivaient à résister. Quand l'encerclement durait, le calvaire était inouï. Certains voulaient dégager la dalle de sortie pour mourir à l'air libre. D'autres, plus résistants, les suppliaient d'être patients. Quand le préposé vient dégager la motte qui obstruait la cheminée, cela voulait dire que l'armée est partie. Il faut dire que la soldatesque française venait avec sa gégène pour obtenir les renseignements sur notre planque. Nous étions à la merci du courage des civils qui subissaient la torture. Personnellement, j'ai survécu grâce à leur endurance. Dans d'autres cas, les choses se terminaient par un carnage quand la cache était révélée. Pour la petite histoire, la vie dans les caches, humides et insalubres, n'a pas manqué de produire ses effets plus tard, bien plus tard : En 1992, soit 35 ans après le maquis, alors que je venais de concourir à un poste d'enseignant à l'université d'Amiens, que j'ai obtenu, quelques ennuis pulmonaires m'ont conduit à subir un examen médical approfondi. L'examen au scanner révéla une primo-infection tuberculeuse «nécrosée» (le toubib utilisait aussi le mot « fossilisée «). On avait même établi l'étiologie de l'affection : le rapport indiquait qu'elle remontait à une trentaine d'années ! Mais même ceux qui n'avaient pas droit à la cache n'étaient pas épargnés : en août 1962, j'ai pris part à l'organisation des premières vacances post-indépendance pour les enfants de la wilaya de Tlemcen. Près de 400 gamins de12 â 14 ans furent conduits à Béni-Saf, répartis à l'école de la plage pour les garçons et à la maison de la culture pour les filles. Ces enfants furent conduits à l'hôpital local tenu par le chef de service, le docteur Tebbal, lui-même ancien moudjahed. C'était, en fait, un simple contrôle de routine. Quelle ne fut pas notre surprise quand on apprit que plus du tiers de ces enfants étaient tuberculeux. On les a évacués à un aérium de fortune situé dans la forêt des Petits Perdreaux, sur les hauteurs de Tlemcen. Je me suis alors posé la question de savoir ce qu'il en était pour les adultes de l'Algérie rurale tout entière !... Les statistiques du bilan guerrier se sont toujours limitées aux morts et aux invalides. Qu'en était-il (et qu'en est-il encore) du bilan sanitaire ? Il faut que les jeunes générations sachent que la guerre d'indépendance n'a pas été une sinécure, même si elle n'est perceptible aujourd'hui qu'à travers les rentiers de la légitimité historique. Je plaide pour ceux qui n'ont rien demandé en retour de leur sacrifice, car ceux-là existent encore, fussent-ils peu nombreux. En effet, ceux qui sont restés au maquis et qui ont survécu à l'issue du cessez-le-feu pour retourner chez eux se comptent sur les doigts d'une main. Ils n'ont rien à voir avec les garnisons bien fringuées et bien nourries venues de l'autre coté des frontières, claironnant leur victoire face à des populations au bout du rouleau. Dans les premiers épisodes de l'indépendance, j'ai vu ces caudillos gonflant le torse, réquisitionner les voitures des citoyens ordinaires, j'ai vu une hogra tapageuse autant que la réserve timorée du menu peuple, parmi lequel beaucoup ont souffert de la guerre, perdu leurs enfants et cependant restés confinés dans leur pré carré. Mais j'ai vu aussi ceux qui, anciens lycéens n'ayant pas démérité de leur bravoure, parmi lesquels des détenus fraîchement libérés, ont essayé de reprendre le travail qu'ils pouvaient entreprendre, suivant leurs compétences respectives. Un ancien maquisard que je ne citerai pas, condamné à perpétuité et libre désormais, s'est vu proposer un poste de haut fonctionnaire de l'Etat. Il argua qu'il serait plus utile comme enseignant car cela au moins, il savait le faire. Mais j'ai vu aussi des familles qui sont restées bien au chaud, la guerre durant, préservant leur progéniture de tout engagement dangereux, donner leurs filles en mariage aux nouveaux conquistadors. Dans ces familles, beaucoup de jeunes furent promus à des postes régaliens, dans les ambassades notamment. Mais tout cela ne m'empêche pas de plaider pour le moudjahed ordinaire, celui qui n'a pas reconstruit sa vie par les prébendes, celui qui a compté sur sa capacité à persévérer, soit en reprenant les études qu'il avait abandonnées momentanément, soit dans l'ouvrage qu'il a repris pour nourrir les siens dans la dignité. Ces gens-là ne sont friands d'aucune légitimité, mais sont justiciables du simple respect.