L'ancien chef du gouvernement Ali Benflis a été un adversaire résolu et en pointe de Bouteflika et du régime incarné par celui-ci. Il est celui qui dans l'opposition a plaidé avec constance qu'aucun dialogue n'est possible avec ce régime et qu'au lieu de chercher à le convaincre d'en ouvrir un avec lui, l'opposition se doit au contraire d'unir ses rangs et se forger les capacités lui permettant de devenir un contrepouvoir auquel se rallieraient les Algériens déçus, trompés et trahis par Bouteflika et son régime. En cette situation extraordinaire que la révolution du sourire a créée dans le pays, l'on ne pouvait que demander à Benflis ce qu'il en pense et qu'elle est la feuille de route qu'il estime appropriée à cette situation si singulière. Le Quotidien d'Oran : Quelle lecture faites-vous de la situation actuelle du pays ? Ali Benflis : Notre pays fait face à une crise de régime avec tout ce que ce concept induit comme significations. Tous les ingrédients de cette crise ont été réunis avec la révision constitutionnelle de 2008 qui a levé avec beaucoup de légèreté et d'irresponsabilité le verrou des deux mandats présidentiels et qui a ouvert la course fatidique au pouvoir à vie. Dans cette logique, l'échéance présidentielle de 2014 a marqué le début de la fin pour le régime politique en place. Comme j'ai eu à le souligner à maintes reprises, cette échéance n'a pas été celle de la réélection d'un président de la République mais bel et bien celle d'une reconduction de la vacance du pouvoir. Cette vacance du pouvoir était visible à l'œil nu depuis 2013 comme était visible l'affairement des forces extraconstitutionnelles à occuper le centre de la décision nationale devenu vacant. Dans cette même logique de la quête désespérée du pouvoir à vie, le régime politique en place a commis l'acte irréparable par excellence. Il s'agit de l'acte suicidaire du cinquième mandat par lequel il a hâté sa fin de vie. Les années 2008, 2014 et 2019 ne sont pas séparables pour quiconque veut aller aux sources de la crise de régime actuelle. Ce sont là les trois dates charnières de cette crise de son enclenchement jusqu'à la révolution démocratique pacifique qu'elle a provoquée en réaction saine, juste et légitime. Cette crise de régime se décline aujourd'hui, devant nos yeux sous la forme d'une crise politique, d'une crise constitutionnelle et d'une crise institutionnelle. Et de fait, il y a crise politique dès lors que le peuple exige un changement de régime et que les principales institutions constitutionnelles du pays sont encore aux mains d'un régime politique dont il veut se débarrasser au plus tôt et qu'il veut effacer de la mémoire nationale collective de manière totale et définitive. Il y a, aussi, une crise constitutionnelle dès lors que la Constitution en vigueur n'offre aucune recette prête à l'emploi pour assurer le traitement et le règlement de la crise exceptionnelle à laquelle le pays est confronté. Il y a, enfin, une crise institutionnelle dès lors que les principales institutions constitutionnelles du pays, c'est-à-dire la présidence de l'Etat, le gouvernement, le Conseil de la nation, l'Assemblée populaire nationale et le Conseil constitutionnel, sont inopérantes et ne peuvent être d'aucun secours dans le règlement de la crise actuelle faute de représentativité, de crédibilité et de légitimité. Voilà pourquoi notre pays est face à une impasse alors que, pour la surmonter, le temps lui est chichement compté. Q. O.: Vous évoquez une impasse, à quoi celle-ci tient-elle ? A. B.: A mon sens, il y a plusieurs facteurs qui concourent à la formation de cette impasse. Mais il y en a quatre qui me semblent essentiels. Il y a d'abord comme je viens de le relever, l'incapacité des institutions en place à assumer les responsabilités qui sont constitutionnellement les leurs pour proposer, convaincre et rallier nos compatriotes à un règlement de la crise. Il y a, ensuite, l'ampleur de la révolution démocratique pacifique elle-même qui nous a stupéfiés et stupéfié le monde entier avec nous. Une révolution de cette ampleur rarement égalée dans le monde offre un terrain propice aux revendications les plus nombreuses, les plus diverses et les plus élevées et, de ce fait, leur satisfaction entière et immédiate relève de la quadrature du cercle. Les révolutions, même les plus pacifiques comme celle en marche dans notre pays sont toujours exigeantes et impatientes. En conséquence, la hiérarchisation des priorités et son acceptation par le plus grand nombre sont indispensables à toute tentative de sortie de l'impasse. Il y a, également, cette logique propre à tous les mouvements politiques de cette envergure exceptionnelle. Plus la solution tarde, plus le plafond des revendications s'élève ; et plus le plafond des revendications s'élève, plus il retarde la solution et rend sa réalisation plus difficile et plus complexe. Il y a, enfin, la rupture du lien de confiance entre les gouvernants et les gouvernés. Dans toute gouvernance, le capital confiance est inestimable. Le régime politique qui a sévi dans notre pays deux décennies durant a dilapidé ce capital irremplaçable. Le lien de confiance s'est rompu et la défiance généralisée s'est installée. Dissiper cette défiance et renouer patiemment les liens de la confiance sont les leviers les plus puissants et les plus sûrs pour surmonter l'impasse actuelle. Q. O.: Mais dans cette impasse telle que vous venez d'en décrire certains aspects, n'y a-t-il pas aussi des facteurs liés à la divergence, pour ne pas dire l'opposition, entre les différentes conceptions, approches et démarches quant au règlement de la crise actuelle ? A. B.: Bien sûr ces différences de conceptions, d'approches et de démarches pèsent de tout leur poids sur la recherche d'un règlement de la crise. Bien sûr que leur conciliation prend du temps. Et bien sûr qu'elles révèlent que nul ne dispose de la recette miraculeuse assurant au pays une sortie de crise comme par enchantement. Mais laissez-moi dire que ces différences, ces divergences et ces contradictions sont un signe de vitalité démocratique comme nous en rêvions pour notre pays depuis bien longtemps. C'est le signe qu'une vie démocratique est en train de naître chez nous. Et c'est un signe de santé et de robustesse pour le projet démocratique que mérite notre peuple. Nous avons été si longtemps sevrés de débats contradictoires et d'expression libre que nous ne pouvons nous permettre de bouder notre plaisir lorsque l'idée s'oppose à une autre idée, lorsqu'une thèse rencontre son antithèse et lorsqu'une vision se frotte à une vision contraire. C'est sur ce modèle-là que se sont construites les grandes nations. Le temps est venu pour nous de nous acclimater à ce modèle inconnu de nous jusqu'ici. C'est dans cet esprit et c'est dans ce contexte-là qu'il faut situer la pluralité et la diversité des visions, des conceptions et des propositions de sortie de crise. Les lignes de clivage sont notoires et ne constituent un secret pour personne. Elles sont globalement au nombre de trois et portent, respectivement, sur la Constitution, sur la transition et sur les présidentielles ou la Constituante. S'agissant de la Constitution vous avez trois tendances qui se dégagent nettement. Il y a une première tendance qui propose l'abandon ou le gel pur et simple de la Constitution et son remplacement par une déclaration constitutionnelle sui generis donnant ainsi la primauté à la solution politique sur la solution constitutionnelle. Il y a une seconde tendance qui s'en tient strictement à la Constitution. Et il y a une troisième tendance qui prône ce que j'appelle une hybridation politico-constitutionnelle. En ce qui concerne la transition, il y a ceux qui militent pour son ouverture immédiate et ceux qui estiment qu'elle est du ressort du prochain président de la République dont la mission prendra nécessairement la forme d'un mandat de transition. Enfin, pour ce qui a trait à l'alternative des présidentielles ou de la Constituante, il y a ceux qui optent pour les présidentielles comme la voie de sortie de crise la plus courte, la plus sûre et la moins coûteuse politiquement, sécuritairement, économiquement et socialement, et il y a ceux qui mettent en avant l'option de la convocation d'une Constituante comme la voie obligée du règlement de cette crise. En conséquence, tous les enjeux de cette phase sont de substituer à ces lignes de clivage des lignes de rapprochement et d'effacer les points de divergence au profit de points de convergence. Cela ne peut se faire que par le dialogue franc, confiant et crédible. Dans l'histoire des nations il y a des moments comme ceux que nous vivons qui exigent un grand compromis national. L'Etat national dont des générations ont payé la création au prix le plus lourd mérite ce grand compromis national. C'est ce devoir-là et c'est cette responsabilité-là qui pèsent sur les épaules des générations actuelles. Q. O.: Vous avez identifié les principales lignes de clivage que l'on peut distinguer dans le paysage politique actuel. Vous évoquez ainsi l'opposition entre solution constitutionnelle et solution politique. Où se situe Ali Benflis par rapport à cette problématique ? A. B.: Par rapport à cette problématique, je n'ai absolument pas de complexes ou d'états d'âme. Je ne peux être suspecté de complaisance ou d'accommodement envers la Constitution en vigueur dans notre pays. J'ai été invité aux consultations sur sa révision en 2012 et en 2016 et j'ai par deux fois décliné l'invitation qui m'avait été adressée. J'ai rendu public mon refus motivé et bien plus, j'ai produit un Livre Blanc intitulé « Le coup de force constitutionnel » dans lequel j'ai dénoncé les dérives autoritaires et mis en garde contre les dangers d'une Constitution conçue pour satisfaire les appétits de pouvoir d'un homme et non pour servir l'Etat et la République. C'est vous dire que la Constitution actuelle n'est pas du tout celle dont j'aurai personnellement rêvé pour notre pays, loin de là. Mais, je sais tenir compte des réalités politiques lorsqu'elles s'imposent à moi. Ce sont ces réalités politiques qui m'ont amené à me poser trois questions que je tiens à partager avec vous. Première question : le pays connaît un vide institutionnel du fait de l'incapacité dans laquelle se trouvent les principales institutions du pays d'exercer leurs prérogatives constitutionnelles. Est-il bien sage et bien raisonnable d'ajouter à ce vide institutionnel un vide constitutionnel et en quoi le vide constitutionnel aiderait-il à hâter le règlement de la crise ? Deuxième question : pour décriée qu'elle soit, a-t-on épuisé toutes les possibilités de sortie de crise que la Constitution actuelle offre encore pour envisager son abandon, sa suspension ou son gel ? Troisième question : est-on bien sûr et certain que la déclaration constitutionnelle que l'on envisage de substituer à la Constitution en vigueur n'ouvrirait pas une sorte de boîte de Pandore et qu'elle se révèlerait être un remède pire que le mal qu'elle est censée guérir ? Mes réponses personnelles à ces questions m'ont amené à me forger une intime conviction : face à la situation exceptionnelle que vit notre pays, la sortie de crise ne peut-être purement constitutionnelle tout comme elle ne peut être purement politique. L'on doit pouvoir s'appuyer tout à la fois sur les leviers politiques et les leviers constitutionnels encore disponibles pour écourter la durée de la crise et éviter à notre pays d'avoir à payer son règlement au prix le plus fort. Ici, tout est question de volonté politique, de confiance et de sens des responsabilités. Q. O. : Il y a aussi tout un débat contradictoire vif et passionné autour de la problématique de la transition. Celle-ci à ses partisans inconditionnels et ses détracteurs intransigeants. Comment cette problématique se pose-t-elle à vous et quelle est votre perception des termes dans lesquels elle est posée ? A. B.: l y a un mois de cela, j'ai consacré une tribune à cette problématique que j'ai intitulée « l'Itinéraire tansitionnel ». Je me suis résolu à publier cette tribune pour prendre part au débat et exprimer mon sentiment sur un sujet qui comme vous l'observez justement, alimente des discussions de plus en plus vives et de plus en plus passionnées. Dans ces discussions, le concept de transition est devenu un concept plastique et chacun s'emploie à lui faire épouser les formes de sa vision et de sa conception du règlement de la crise. Or, la transition a un sens très précis. Elle signifie le passage d'un état à un autre ou d'un ordre à un autre. L'on ne peut pas lui faire dire ce qu'elle ne veut pas dire et l'on ne peut pas lui donner un contenu qu'elle n'est pas prête à contenir. La transition n'est pas une simple phase que l'on peut ouvrir puis refermer en un claquement de doigts. Elle est un processus long, complexe et exigeant en patience, en prudence et en précaution. Nous ne vivons pas dans un monde virtuel où ce que désirons se réalise instantanément. Nous vivons dans un monde réel qui dicte ses contraintes objectives et qui impose qu'il en soit dûment tenu compte. Dans ce monde réel, l'Algérie n'en est encore qu'à un point de bascule. Ce point de bascule se situe entre un régime politique en voie de déchéance mais qui survit à travers la mainmise de ses figures emblématiques sur les principales institutions du pays et le nouveau régime politique que le peuple demande mais dont l'édification doit compter avec le facteur temps qui n'est pas compressible à l'envi. De ce point de vue, une large tendance existe pour souhaiter que le basculement s'opère en direction d'une phase préparatoire des élections présidentielles à laquelle il reviendra de réunir les conditions d'un scrutin dont la régularité, l'impartialité, l'intégrité et la transparence seraient irrécusables. Cette phase préparatoire de l'échéance présidentielle n'est pas la transition ; elle n'en est que le point de départ. La transition proprement dite interviendra avec l'élection du président de la République et le mandat de transition que le peuple algérien lui-même lui aura confié en toute souveraineté. Nous devons nous affranchir des querelles sémantiques. L'important n'est pas dans les concepts et dans ce que chacun d'entre nous veut leur faire dire. Il est dans le cheminement concret vers le règlement de la crise par la voie qui nous permet de gagner du temps au lieu de le perdre, de conjurer les périls au lieu de les susciter et d'alléger les coûts de la solution au lieu de les alourdir. Q. O.: Vous posez le règlement de la crise en termes de temps, de périls et de coûts ? De ce point de vue laquelle de l'option des présidentielles ou de l'option de la Constituante vous semble-t-elle la plus conforme à ces critères ? A. B.: Je n'ai pas d'à priori ou d'idées préconçues sur la formule de règlement de la crise. Je suis preneur de toute solution économe en temps, en risque et en coûts pour le pays. J'ai un immense respect pour toutes les idées et je respecte les tenants de la convocation d'une Constituante. Mais en mon âme et conscience je me dois de dire que la Constituante comme point de départ du règlement de la crise est l'archétype du piège fatal dans lequel notre pays ne doit pas tomber. Que notre pays ait besoin d'une nouvelle Constitution, cela est une évidence ; que le nouveau régime politique que notre peuple réclame exige une Constitution fondatrice, nul ne peut en disconvenir ; et que l'Etat démocratique et moderne que nous voulons bâtir ensemble requiert une Constitution à sa mesure, cela est un objectif unanimement partagé. Encore une fois, tout est question de temps et le temps opportun pour la nouvelle Constitution du pays viendra avec l'élection du président de la République qui la consacrera, j'en suis sûr, en chantier majeur de son quinquennat. La place de la nouvelle Constitution est dans le mandat de transition. Elle ne peut être ailleurs sans engager le pays dans un engrenage incontrôlable et dans une voie sans issue. Avec les meilleures intentions du monde des priorités mal ordonnées peuvent exacerber la crise au lieu de la résoudre. Une Constitution hors de l'encadrement du mandat présidentiel de transition comporte ce risque-là et il est trop grand pour que le pays le prenne. J'observe que l'option de la Constituante a beaucoup perdu de son attrait originel. Nos compatriotes se sont progressivement éveillés aux dangers qu'elle pourrait faire peser sur notre pays. Je le dis en toute franchise et en pesant soigneusement mes mots : comme source potentielle de dérives et de dérapages, il n'y a pas pire qu'une Constituante livrée à elle-même. Le moment venu, la Constitution digne d'un Etat de droit s'insérera naturellement et sans risques dans le mandat présidentiel de transition. C'est mon vœu et c'est ma conviction. Q. O.: Vous venez de poser un certain nombre de balises sur la voie du règlement de la crise mais sans vous prononcer sur le contenu précis du règlement lui-même. Comment envisagez-vous ce règlement possible ? A. B.: Il y a un instant j'ai évoqué l'impérieuse nécessité d'un grand compromis national. Je plaide pour ce grand compromis national car c'est l'urgence du moment. C'est notre devoir historique. Face à la crise actuelle, j'ai mes convictions et mes positions de principe. J'ai mon analyse et ma vision du règlement de la crise. Et j'ai ma propre hiérarchisation des priorités que nous devons nous assigner dans la conjoncture actuelle qui est d'une sensibilité particulière. Mais dans le même temps, j'ai pleinement conscience du fait que, pour surmonter l'impasse actuelle, des concessions réciproques sont nécessaires et qu'une logique de convergence doit prévaloir sur la logique de divergence. C'est ce que j'appelle le grand compromis national dont le pays a un besoin vital. Seul un grand dialogue national peut répondre à une grande crise nationale et seul un grand compromis national est à la hauteur d'un grand dialogue national. C'est dans cet esprit que j'ai publié, il y a deux semaines, une tribune appelant à un « dialogue national déverrouillé ». Je vous remercie de me donner l'opportunité d'en décliner, à nouveau, les principaux axes directeurs qui concernent les problématiques des interlocuteurs valables et crédibles au dialogue, son cadre, ses objectifs et son ordre du jour. Le premier axe du plan que je propose part du constat d'une réalité politique incontournable. Je veux dire qu'il y n'a pas de dialogue national possible sous l'égide des figures résiduelles du régime politique qui a sévi dans notre pays deux décennies durant. J'ai donc proposé que la partie invitante au dialogue soit composée de personnalités nationales sans affiliation partisane et jouissant d'une large acceptation populaire. Parallèlement et s'agissant des parties invitées au dialogue, j'ai recommandé la plus extrême vigilance quant à un risque majeur : celui de voir le dialogue pris en otage par la multitude de partis politiques, d'associations et de mouvements qui au cours des deux dernières décennies ont servi le régime politique condamné au départ avec un zèle et une soumission sans faille et dont les changements caméléonesques ne leurrent ni ne dupent qui que ce soit. Le deuxième axe de ma proposition porte sur le cadre du dialogue national qui doit nécessairement s'insérer dans la trajectoire de la satisfaction des demandes légitimes formulées par le peuple algérien et du changement de régime politique qu'il veut et qu'il attend. Le troisième axe de ma contribution concerne l'objectif du dialogue national qu'une très large tendance a permis de dégager et qui porte sur l'option de la tenue des élections présidentielles dans des délais raisonnables et acceptables. Si cette option est claire, les modalités de sa mise en œuvre le sont moins. Il s'agit des conditions politiques, institutionnelles et légales à réunir pour assurer la tenue d'un scrutin présidentiel que n'affecterait aucun doute ou suspicion et qui assurerait au peuple le libre exercice de son choix sans craindre de le voir faussé ou dévoyé. Ce sont précisément ces conditions politiques, institutionnelles et légales à réunir qui devraient constituer l'ossature de l'ordre du jour du dialogue national. Le quatrième axe du plan proposé porte justement sur cet ordre du jour que j'articule autour de quatre points : 1/ les conditions politiques du scrutin présidentiel ; 2 / ses conditions institutionnelles ; 3 / ses conditions légales et 4 / la date de la tenue de l'élection présidentielle. Au titre du premier point de cet ordre du jour, pourrait être discuté ce que l'on appelle «le départ des 3 B» à l'effet de parvenir à un compromis sur ce sujet qui est au cœur de l'impasse actuelle. Au titre du deuxième point, il s'agira de la création de « l'Autorité nationale chargée des élections présidentielles » à propos de laquelle je suggère neuf dispositions pour lui confier la prise en charge intégrale du processus électoral à travers sa préparation, son organisation, sa supervision et son contrôle. Au titre du troisième point, les consultations concerneront l'amendement de la Loi organique portant sur le régime électoral dans toutes ses dispositions relatives aux élections présidentielles. Enfin, au titre du quatrième point, il me semble qu'un délai de trois à six mois pour la tenue du scrutin présidentiel est réaliste et raisonnable. Il m'apparaît que ce plan contient certaines clefs qui peuvent aider à déverrouiller le projet de dialogue national et à briser le carcan dans lequel il est enfermé et qui l'empêche de produire le grand compromis national dont le pays a un besoin pressant et vital. Q. O.: Le rôle de l'armée dans le règlement de la crise actuelle est au centre de tous les débats pour ne pas dire de toutes les controverses. Or, dans le plan dont vous venez de présenter les axes principaux, vous passez sous silence ce rôle de l'ANP. Quel sens doit-on donner à cette omission ? A. B.: En 2014, lorsque la crise de régime commençait à s'installer dans notre pays, j'avais pris l'initiative de la proposition d'un plan global visant à la contenir et à la traiter avant qu'elle ne s'exacerbe et dégénère. Parmi toutes les dispositions de ce plan, l'une était spécifiquement consacrée au rôle de l'ANP. Dans ce plan je concevais, alors, ce rôle de l'ANP sous la forme d'un « accompagnement », d'un « suivi » et d'une « garantie » du règlement de la crise de régime qui se profilait à l'horizon. Ma position n'a pas varié. Aujourd'hui la crise de régime est là et elle impose de nouvelles réalités politiques dont il faut savoir tenir compte. Quelles sont ces nouvelles réalités politiques ? La première réalité politique tient au fait que de toutes les institutions constitutionnelles de la République, l'ANP est la seule qui assume la plénitude de ses missions constitutionnelles avec le soutien, la confiance et l'adhésion du peuple algérien. A un moment où la survie de l'Etat national est en jeu, c'est vers elle que se dirigent tous les regards et c'est en elle que sont placés tous les espoirs lorsqu'il s'agit de la sauvegarde de cet héritage inestimable que constitue l'Etat national. La deuxième réalité politique se rapporte, quant à elle, à l'engagement solennel pris par l'ANP de protéger la révolution démocratique pacifique en marche dans notre pays et de l'accompagner jusqu'à la satisfaction pleine et entière de ses revendications justes et légitimes. Enfin, la troisième réalité politique a trait au strict attachement de l'ANP à une sortie constitutionnelle de la crise actuelle. C'est dans le contexte créé par ces trois réalités politiques que je situe le rôle de l'ANP dans la recherche d'un règlement de la crise actuelle. Ce rôle tel que je le conçois, n'est pas celui de l'ordonnateur mais celui du facilitateur. Il n'est pas celui du guide mais de l'accompagnateur. Il n'est pas celui du maître d'œuvre mais celui du garant. S'agissant du rôle de l'ANP dans le règlement de la crise, voilà, me semble-t-il les maîtres mots : «la facilitation», «l'accompagnement» et la «garantie». Q. O.: Autant l'opposition est apparue rassemblée et unie à l'occasion des rencontres de « Mazafran I et II », autant elle apparaît aujourd'hui émiettée et dispersée. Ce contraste est saisissant lorsque l'on voit que ses propres demandes d'un changement de régime et de transition démocratique sont devenues des revendications populaires massives. L'opposition n'est-elle pas en train de manquer son rendez-vous avec le changement ? A. B.: Ma profonde conviction est que la révolution démocratique pacifique n'est pas le fruit d'une génération spontanée. Elle est le produit d'accumulations historiques. Et dans ce processus d'accumulations historiques, l'opposition a apporté beaucoup de pierres à l'édifice. Toutes les revendications d'aujourd'hui sont nos demandes d'hier. Mais ce que nous avons longtemps demandé, en vain, la révolution démocratique pacifique est en train de l'obtenir par son envergure, par sa ténacité et par le nouveau rapport de force irrésistible qu'elle a réussi à imposer. Voilà une première vérité à rétablir à propos de l'opposition. Mais il y a aussi une deuxième vérité à rétablir. Beaucoup font grief à l'opposition d'être dans l'incapacité de proposer - voire même de procéder - au règlement de la crise. Laissez-moi vous dire que dans tous les pays du monde, lorsque survient une crise, mineure ou majeure, c'est aux institutions du pays concerné qu'incombe la première responsabilité d'apporter les solutions requises. N'inversons donc pas les rôles et abstenons-nous d'imputer à l'opposition une responsabilité qui n'est pas la sienne. L'opposition peut suggérer, recommander, proposer - ce qu'elle fait - mais elle n'a pas, loin de là, tous les leviers en main pour assurer à elle seule le règlement de la crise actuelle. Enfin, il y a une troisième vérité à rétablir. L'opposition n'est pas et n'a jamais été une entité monolithique. Elle est diverse et plurielle. Cela est parfaitement naturel et normal. Dans notre pays il n y a pas une opposition mais des oppositions, chacune avec ses obédiences idéologiques, son positionnement politique, sa vision de la sortie de crise et ses stratégies ou ses intérêts propres. Je le répète, une fois encore, il est sain et il est profitable pour la vie démocratique qu'il en soit ainsi. Mais nous ne devons pas en rester à ces constats, sinon ce serait l'ineffectivité et l'impuissance assurées pour les oppositions. En politique même les positions et les choix les plus éloignés les uns des autres permettent les rapprochements et la convergence surtout lorsque les intérêts vitaux du pays le commandent. Et c'est précisément à ce défi que sont véritablement confrontées les oppositions nationales à l'heure actuelle. Q. O.: Chaque jour révèle un peu plus les proportions stupéfiantes prises par la corruption dans notre pays. Une campagne à vaste échelle est en cours contre ce fléau. Quel jugement portez-vous sur ce que certains considèrent comme une véritable mise à sac du pays ? A. B.: Oui, il s'agit bel et bien d'une mise à sac de tout un pays. L'on fait porter à cette mise à sac le nom de corruption et je vous avoue que cette qualification ne me satisfait pas du tout car elle est trop réductrice. Ce que nous avons sous nos yeux, c'est une véritable grande criminalité économique et financière. En effet, cette criminalité est grande par la qualité des intervenants incriminés ; elle est grande aussi par l'ampleur de l'hémorragie causée aux ressources du pays ; et elle est grande, enfin, par l'envergure des barrages protecteurs dont elle a réussi à s'entourer. Permettez-moi de le dire avec beaucoup de tristesse, de peine et d'indignation et sans manquer au respect de la présomption d'innocence : nous n'avions pas dans notre pays un régime politique digne de ce nom mais il y sévissait le crime national organisé. Nous ne disposions pas d'une gouvernance plus ou moins bonne, plus ou moins compétente ou plus ou moins performante, mais nous avions affaire à une vaste entreprise criminelle avec ses propres mœurs, avec ses propres règles et avec ses propres instruments d'Etat. Et il apparaît que jusqu'au sein de nos gouvernements régnaient la malveillance et la malfaisance. Nous ne devrions pas être obnubilés par l'écume des choses et aller à leur fond. Et en allant au fond des choses nous découvrons la nature systémique de la grande criminalité économique et financière qui se dévoile devant nos compatriotes stupéfaits, choqués et indignés. Ce que l'on appelle la corruption n'est pas la résultante d'accidents de parcours individuels. C'est la force corruptrice de tout un système politique qui a produit cette grande criminalité économique et financière à l'échelle de tout un pays. Une grande criminalité économique et financière n'aurait jamais été possible ni même envisageable sans une base politique solide. C'est le système politique lui-même qui a mis au service de cette grande criminalité les moyens de l'Etat. Qu'il s'agisse du commerce extérieur qui lui a été livré, du système bancaire qui a été mis à son service, de la commande publique qui était son domaine réservé, de l'évasion des capitaux qui défaisait tous les contrôles devenus virtuels, de la protection douanière qui de dissuasion est devenue vulnérabilité, des lois taillées sur mesure, de la justice mise en sourdine ou des médias murés dans le silence, le système politique en place n'a lésiné sur aucun moyen pour assurer à la grande criminalité économique et financière les indispensables protection, immunité et impunité. Dans de telles conditions, le procès de la grande criminalité économique et financière n'est absolument pas séparable de la nécessaire reddition des comptes par un système politique qui s'est révélé être le terreau nourricier de l'un des plus grands fléaux dont le pays ait jamais été atteint. Peut-être me faudra-t-il corriger ma formulation et parler désormais de la grande criminalité politique, économique et financière. Q. O.: La semaine dernière, la bannière amazighe a fait irruption dans le débat national. Elle a marqué de son empreinte le dix-huitième vendredi des marches populaires. Quel est votre sentiment à propos de cette controverse ou de cette polémique qui se sont invitées dans le débat national ? A. B.: Il ne me semble pas particulièrement utile de rouvrir un dossier que nos compatriotes ont clos de la plus belle des manières. Vendredi dernier, la révolution démocratique pacifique a fait l'une des plus belles démonstrations d'unité nationale. C'est l'Algérie riche de son pluralisme et de sa diversité qui est sortie triomphante et plus soudée que jamais. Je suis intimement persuadé que le jour ou s'écrira l'histoire de la révolution démocratique pacifique en cours dans notre pays, elle retiendra, comme l'un de ses acquis les plus marquants, sa contribution incontestable au renforcement de l'unité nationale et de la cohésion de la société algérienne. Il suffit de se référer aux chants, aux slogans et aux banderoles qui ont été autant de mots d'ordre de toutes les marches populaires pour y lire un attachement indéfectible à l'Algérie une et indivisible. Dans cette révolution démocratique pacifique il y a d'ores et déjà un grand vainqueur, c'est l'algérienité forte de son socle amazigh, arabe et musulman. Quant à l'emblème national et à la bannière amazighe, ils sont chacun à sa place. L'emblème national est à sa place dans la Constitution comme symbole de l'Etat qui a guidé jusqu'à la mort des femmes et des hommes qui en tombant en martyrs ont permis que se lève l'Etat algérien libre et souverain. Quant à la bannière amazighe, elle est aussi à sa place, c'est-à-dire dans nos racines, dans notre histoire et dans notre identité.