L'élection est un des principes démocratiques. Non suffisant mais nécessaire. La marche prouvant le mouvement, peut-on devenir (meilleur ?) électeur en Tunisie ? De quoi disposent les électeurs et les électrices pour avancer dans cette direction ? On attend plus de 7 millions d'inscrits et le taux de participation n'est pas la seule inconnue, ni le paramètre le plus significatif. Ce papier propose une lecture de quelques indices de gestation de l'apprentissage du vote par les Tunisiens et les Tunisiennes. Une expérience et des dispositifs L'été 2019 installe dans la bousculade un quatrième rendez-vous électoral, après le 23 octobre 2011 (Assemblée nationale constituante), le 4e trimestre 2014 (Assemblée des représentants du peuple (ARP) et deux tours de présidentielles) et le 8 mai 2018 (élections municipales). La nouvelle expérience perturbe beaucoup d'agendas en même temps qu'elle promet de vulgariser le répertoire d'action de l'électorat tunisien face aux institutions et aux mécanismes disponibles. Comme à chaque étape, des possibilités transparaissent de la confrontation des votants avec les candidatures aux postes de la présidence et de la députation. Les péripéties du vote offrent l'opportunité de creuser des réflexes procéduraux et de se frotter à l'application concrète des rouages acquis au cours du processus transitionnel. En résumé, le pays dispose en premier d'une ARP et d'une Constitution. Trois instances installées depuis 2011 encadrent les opérations : l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), la Haute Autorité indépendante de la communication audio-visuelle (HAICA) et l'Instance nationale de lutte contre la corruption (INLUCC). Ce dispositif d'accompagnement direct s'adosse au système médiatique, télévisions, radios et réseaux sociaux étant indissociables de l'entreprise électorale. Les médias s'essayent à des exercices nouveaux et des propositions de forme et de contenu destinées à répondre à la fougue du moment. Le système judiciaire entré en scène à travers les cas de deux candidats attise la fièvre électorale. Systèmes judicaire et médiatique sont d'autant plus mis à l'épreuve qu'ils ont peu bougé depuis les élections précédentes. En partie parce qu'elle est bousculée, cette échéance révèle plus crûment les carences, les défaillances et les limites du dispositif institutionnel face aux processus nécessaires à la transition. ARP et Constitution face à l'anticipation Les élections législatives devaient se tenir le 6 octobre et les deux tours des présidentielles se dérouler les 10 novembre et 30 décembre 2019. Le décès du Président Béji Caïd Essebsi (25 juillet 2019) précipite les événements et en dévie le cours. Il ajoute à une accélération enregistrée dès mai 2019 à l'ARP, causée par la fièvre de l'incertitude des résultats et la crainte de voir surgir des favoris jusque là non signalés par les radars. Le vote de l'amendement de la loi électorale le 18 juin 2019 déclenche une situation impromptue. Si l'activité parlementaire ensommeillée parvient à se réveiller, effrayée par des sondages pointant des figures d'outsiders de la vie politique comme Nabil Karoui (Nessma Tv) et Olfa Terras (association ich tounsi), le recours au président de la République introduit un imprévu de plus : le 5 juillet, le texte n'est ni signé ni renvoyé à l'ARP. Ce qui, en l'absence de la Cour constitutionnelle empêchée d'advenir, exclut le temps et les moyens de faire revenir l'amendement sur le tapis. Ce n'est pas le premier des blocages de la machine à gouverner tunisienne, construite autour de vides juridiques et de défaillances structurelles. L'ARP a eu le temps de les investir pour marchander des voix, contrôler des postes ou garantir l'immunité de ses membres. Le recours suprême reste le texte constitutionnel, non dénué de paradoxes. Sur les conditions de la vacance du pouvoir, la Constitution de 2014 précise : le président intérimaire (Mohamed Ennaceur, président de l'ARP) ne peut pas gouverner plus de 90 jours. La contrainte temporelle constitue l'épine dorsale du nouveau calendrier électoral qui amène à inverser une règle instituée en 2014 (organiser les élections législatives avant les présidentielles), de manière à introniser le candidat élu avant fin octobre 2019. Un coup de la vie fait tomber la disposition électorale dont on attendait qu'elle renforce et pérennise la diminution des prérogatives de la Présidence de la République en subordonnant celle-ci aux équilibres partisans et à leurs effets sur la composition de l'assemblée parlementaire. L'ISIE, quatrième version La surveillance de l'ARP, aux retombées négligeables sur le comportement des députés, n'a pas d'équivalent face à l'ISIE, moins soumise aux feux médiatiques et au contrôle de la société civile. La création et l'élection de l'instance en avril 2011 mettent fin au magistère du ministère de l'Intérieur sur l'opération électorale. Pour ces raisons, la structure se retrouve au centre de luttes d'influences au sein du pouvoir législatif. Une série d'inconnues vient perturber le choix des responsables et, en conséquence, des méthodes choisies. Chacun des quatre présidents - Kamel Jendoubi, Chafik Sarsar, Mohamed Tlili Mansri, Nabil Baffoun - est au centre d'une crise. Leurs bilans respectifs et les raisons de leurs départs restent non élucidés, en l'absence d'une information transparente et d'un journalisme politique conséquent. Les règles d'acceptation des candidats aux présidentielles révèlent des manques, comme la non exigence d'un extrait du casier judiciaire ou de la déclaration des biens. 98 candidats dont 26 retenus (et seulement deux femmes) se sont présentés avec des dossiers inégaux, parfois incomplets. Des appuis de députés ou de citoyens s'avèrent irréguliers, voire frauduleux. Depuis 2014, on sait que plusieurs candidats n'ont pas remboursé les frais de campagne. L'emprisonnement du patron de la chaîne Nessma, Nabil Karoui le 23 août et la participation de l'homme d'affaires Slim Riahi depuis l'étranger troublent la transparence de la compétition. Le gel du poste de porte-parole, confié à la seule femme de l'Instance, jette une ombre supplémentaire sur les capacités d'arbitrage attendues. Malgré le rodage des procédures, on reproche à l'ISIE son laxisme voire des faiblesses et des tensions qui atténuent la confiance envers les neuf membres. La HAICA, une autorité ? Si l'ISIE donne des signes de fragilité que dire de la HAICA qui connaît, depuis 2013, une série de démissions et de décisions non appliquées ? Le rendez-vous de 2019 voit croître les désordres des sondages (en principe interdits), les fausses nouvelles et les pages sponsorisées. Le changement impromptu du calendrier électoral bouleverse les vacances des journalistes et les grilles de programmes. Alors que le lancement de la campagne électorale est fixé au 2 septembre, les chaînes de télévision et de radio préparent des émissions politiques estivales, l'audimat étant assuré par l'actualité. Le suivi médiatique des dépôts de candidatures à l'ISIE jette des lumières sur le fonctionnement de celle-ci et informe sur la portée de ses règles. ISIE et HAICA nouent des liens pour des activités concertées et l'offre journalistique se nourrit de l'activité des deux institutions comme de la critique de leurs procédés défaillants. D'un autre côté, des associations se mobilisent pour des questionnaires de sensibilisation et d'explication. Des programmes d'entretiens sont mis en place par les télévisions et radios publiques et privées. Propositions et interventions se multiplient, nourrissent la dynamique électorale et éclairent l'opinion publique. Mais ce qui fait défaut c'est le suivi et le contrôle. On peut citer l'exemple des médias sans licence qui sont en principe interdits de participer à la campagne électorale. Qui garantit l'application ? L'entrée en action de l'INLUCC La fabrique des apprentissages électoraux s'ouvre pour cette session en direction d'une troisième institution post-2011, consacrée à la lutte contre la corruption. Créée en janvier 2016, l'INLUCC est un acteur nouvellement impliqué dans le dispositif accompagnant les élections. Dotée d'une loi votée en 2018, elle publie le 2 septembre la liste des candidats et des partis ayant déclaré leurs biens, introduisant ainsi un paramètre dans les critères de choix, non prévu par l'ISIE. Elle nous apprend que neuf partis seulement ont déclaré leurs biens et que trois candidats n'ont pas fait état de leur patrimoine : la notion morale de fasad (i.e. corruption) s'incarne progressivement dans des normes d'évaluation et des procédures de contrôle. Le système électoral parviendra-t-il à traduire cela dans les votes ? Comme pour les autres instances, l'électorat attend des mécanismes de surveillance et de sanction à l'endroit de ceux qui ne respectent pas les règles. Ces élections anticipées mettent en évidence un dispositif institutionnel incomplet et se déroulent dans un contexte fragile et menaçant : l'opération de Haïdra du 2 septembre rappelle l'existence des réseaux terroristes tandis que la crise économique et sociale reste omni -présente. Quelles que soient les insuffisances et les imperfections, on attend des rendez-vous du 15 septembre et du 6 octobre 2019 de contribuer à peupler l'espace public tunisien de jurisprudence afin de poursuivre le processus d'asseoir le pouvoir politique par le droit. Tout en pointant les carences et contradictions qui apparaissent sur le chemin, cette plage électorale peut aider à inventer d'autres instruments et usages pour améliorer les conditions de l'éligibilité et du vote et à concevoir des outils d'application et de contrôle adéquats.