Cent quinze ans, jour pour jour, après l'adoption de la Loi de séparation des Eglises et de l'Etat, le 9 décembre 1905, le gouvernement Castex a choisi de présenter son projet de loi sur le séparatisme, rebaptisé loi «confortant le respect des principes de la République». Les prises de paroles officielles insistent sur les objectifs de ce nouvel arsenal législatif et égrènent les mesures phares. L'heure est assurément à la pédagogie et à l'apaisement : il s'agit de «redonner force à la République» en nommant l'ennemi (le salafisme djihadiste et ses suppôts) tout en «pacifiant les esprits». Détaillé publiquement, ce mercredi depuis l'Elysée, le projet décline moult mesures allant de l'éducation aux associations, en passant par la haine en ligne ou le financement des cultes. Dans un contexte sanitaire, social et politique très tendu et après les nombreuses manifestations contre le projet de loi «Sécurité globale», le gouvernement semble avoir adopté la stratégie de la main de fer dans un gant de velours. «Les Marches des libertés et des justices», avec à leur tête : Ligue des Droits de l'Homme, syndicats, associations et collectifs citoyens ont, semble-t-il, eu un écho auprès du gouvernement. Si le combat contre le djihadisme mortifère s'impose, ce dernier ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt de médiocrité d'un pouvoir en perte de vitesse face à la montée de profondes inquiétudes. On en oublierait presque les violences policières, les tentatives de mise au pas de libertés chèrement acquises qui ne se cantonnent plus désormais au fameux article 24 de la loi «Sécurité globale». En la matière, les articles 21 et 22 de ce même projet visent à l'instauration d'outils de surveillance de masse, menacent la liberté de presse et des lanceurs d'alerte. Si de telles dispositions liberticides venaient à être adoptées c'est le socle même de notre état de droit qui serait pilonné dans un scénario aux allures orwelliennes. Le gouvernement a fini par renoncer à inclure les dispositions de l'article 24, tant décrié dans ce nouveau projet de loi contre le séparatisme. Un projet de loi «pas contre les religions» mais contre «l'idéologie pernicieuse» de «l'islamisme radical», a précisé le chef du gouvernement. Avec la dissolution de Baraka City, suite aux agissements de son fondateur et du Collectif contre l'Islamophobie en France (CCIF), le message envoyé est, on ne peut plus clair à l'endroit de ces nombreux acteurs communautaires musulmans, associations, O.N.G islamiques, intellectuels... : «Big Brother» vous surveille ! La dénonciation de l'islamophobie a de mauvais jours en perspective et risque même d'être assimilée à l'incitation à la haine voire au trouble de l'ordre public. La reconquête républicaine ne se fera par une loi contre un séparatisme fantasmé. La France, souvent qualifiée de «pays des droits de l'Homme» ne sortira pas grandie d'une telle législation qui nous renvoie à des pages sombres d'une histoire pas si éloignée. Et qui au passage est la risée, non seulement des pays musulmans mais aussi des voisins européens, sans parler de la presse anglo-saxonne, très caustique vis-à-vis de ces dérives laïcistes ciblées. On se focalise sur les symptômes que sont la montée de l'extrémisme violent et les velléités séparatistes d'une infime minorité non représentative, sans prêter une oreille attentive aux frustrations et la souffrance d'une majorité silencieuse qui rejette les amalgames. Il suffit de surfer sur les réseaux pour constater l'ampleur de la vexation et des blessures d'une composante sociologique, à part entière, mais souvent considérée entièrement à part. Nombre de responsables politiques déploient leurs efforts pour jeter de l'huile sur le feu et récolter les dividendes électorales de la haine antimusulmans. On a franchi, depuis longtemps, le Rubicon de la critique légitime de la religion pour stigmatiser des personnes, des fidèles, qui n'aspirent qu'à vivre leur foi sereinement dans le respect des lois républicaines, comme la laïcité le leur permet. Là où nous avons besoin de jeter des passerelles, tracer des traits d'union et préserver une cohésion nationale fragilisée en raison des extrémistes d'un côté, et de l'autre, des politiques inconséquentes qui donnent quitus à ces mêmes extrémistes qu'on prétend combattre. Ce projet de loi risque de conforter les idées reçues sur l'Islam de France et de nourrir les fantasmes d'une prétendue incompatibilité républicaine de la deuxième religion de l'Hexagone. Confusion, amalgame et islamophobie Si les éléments de langage prétendent se focaliser sur «l'Islam politique», le risque d'une telle loi est d'ajouter le chaos au désordre, de braquer un peu plus une communauté malmenée par des discours polico-médiatiques récurrents, peu élogieux et d'accroître un sentiment de stigmatisation. La dernière décennie a été riche en innombrables « débats» sur l'identité nationale en France, «la déchéance de la nationalité», «l'islamophobie, cheval de Troie des salafistes», «la lutte contre le communautarisme», «la lutte contre la radicalisation» et aujourd'hui «la lutte contre les séparatismes» ou encore «l'affirmation de la laïcité» ... Tous ont une convergence: l'Islam de France et donc par ricochet les tenants de cette religion. Aujourd'hui, les termes «communautarisme», «repli identitaire», «intégrisme», «radicalisation» ou «terrorisme» sont malheureusement trop souvent corrélés à l'Islam et ses adeptes. Cette tentative de neutralisation du discours extrémiste du Rassemblement National a ses limites : les électeurs traditionnels de ce parti préfèreront toujours l'original à la copie. Personne ne niera l'existence d'une ultra minorité nourrissant des volontés sécessionnistes, qui entrave le vivre-ensemble et rejette les règles républicaines. Personne ne contestera l'urgence d'endiguer le phénomène mortifère de la radicalisation. Mais pourquoi se focaliser de façon systémique sur l'exception pour en faire une généralité? Que dire de l'immense majorité de ces 6 millions de Français musulmans qui n'aspirent qu'à vivre leur foi sereinement sous la République? Ce processus d'essentialisation renvoie à la caricature et à la globalisation. Avec ce nouveau gadget lexical de «séparatisme», les musulmans deviennent des thuriféraires de la ségrégation, des agents conspirateurs, une cinquième colonne avec des désirs de conquête, voire d'islamisation du pays. «Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde» disait Camus. Il est urgent et légitime de combattre le terrorisme djihadiste auquel notre pays a payé un lourd tribut. La vigilance, cependant, s'impose à tous dans les mots utilisés, notamment de la part des décideurs politiques en charge de la protection et de la cohésion du pays. Les mots peuvent causer bien des maux. Que dire d'un projet de loi qui risque de nourrir encore un peu plus l'amalgame et la confusion ? Certes, d'aucuns feront de la pédagogie et de la sémantique : «Surtout ne pas confondre Islam et islam politique». Mais le mal est fait depuis longtemps : aux yeux de nombreux concitoyens l'intégration de l'Islam n'est plus une problématique mais un problème. On a vite glissé d'une critique légitime d'une religion, garantie par le droit et la démocratie, à la stigmatisation des musulmans. Car dans «islam politique» le mot clé est «islam». L'histoire a aussi ses balbutiements. La banalisation du discours islamophobe (le terme lui-même est dépassé) ou la haine antimusulmans nous renvoie à l'une des périodes les plus sombres de l'histoire des Etats-Unis, la fameuse «chasse aux sorcières» des années 1950, conduite par le sénateur McCarthy. Préserver notre communauté de destin et promouvoir la citoyenneté La chasse sur le terrain des idées frontistes et le silence complice ou embarrassé d'une certaine classe politique mettent en péril la République qu'on prétend défendre. L'arrière-pensée de la majorité en place consiste à juguler la montée de popularité d'une extrême droite qui a fait de l'Islam son fonds de commerce. En ce faisant, l'équipe aux affaires propose ses propres «marinades» sous fond de discours populistes, sous prétexte de défense des valeurs républicaines. Lors d'une récente interview télévisée, le ministre de l'Intérieur, dans sa tentative d'expliciter cette loi, déclarait souhaiter «que les électeurs extrémistes reviennent dans le giron républicain». La messe est dite mais le chef d'orchestre est le Rassemblement National de Marine Le Pen. Il s'agit de questionner les limites du «modèle» français d'intégration républicaine, l'apartheid social dans les quartiers frappés par la dèche économique et identitaire, les discriminations, l'insécurité, le vide social, culturel et politique ... La nature déteste le vide et les délinquants, extrémistes et autres gourous ont les coudées franches. C'est sur ce terreau que se développent le radicalisme, le repli identitaire, le séparatisme, qui au passage n'est pas l'apanage de l'islamisme. Nos alchimistes de la politique ont ainsi trouvé la pierre philosophale qui métamorphose les conséquences en causes ! Une loi sur «le séparatisme», au-delà de son inutilité, constitue une imposture politico-intellectuelle qui sous-tend une stratégie de diversion ! L'Islam est ainsi devenu l'épouvantail qui cache la forêt des problèmes sociétaux. Le péril est de creuser un peu plus le fossé et accélérer la rupture symbolique d'appartenance à la même nation. L'urgence est à la réconciliation du couple République et Islam, tant les relations entre les deux semblent tendues. La responsabilité d'une certaine classe politico-médiatique est avérée dans la perception du musulman français. Les musulmans de France aspirent à être considérés comme des citoyens à part entière et non à part ; composante de la société et actrice au plan économique et social, ils revendiquent un droit à l'indifférence. La lutte contre la radicalisation et les velléités séparatistes ne peut faire l'économie d'un plan ambitieux de promotion de la citoyenneté et une véritable politique de lutte contre les discriminations dans ces quartiers minés par la précarité, le chômage, l'absence de l'Etat, les trafics et bien d'autres maux. La République se doit de reconnaître tous ses enfants, tout en leur donnant les moyens d'être acteurs de leur citoyenneté et non plus simples spectateurs du désespoir. Il y a dans notre pays une lutte entre deux visions antinomiques : celle d'une France fermée, cloisonnée et claustrophobe qui s'avance à grands pas vers la guerre des identités, en quête du perpétuel bouc-émissaire. Et celle d'une France ouverte, diverse, multiculturelle qui renonce au discours monolithique sur son histoire et son identité, ne craint pas l'introspection, questionne une «EGALITE» et une «CITOYENNETE» à géométrie variable pour édifier un avenir commun. La République doit s'évertuer, jour après jour, à créer les conditions harmonieuses d'une communauté de destins, à unir et non à «séparer». *Historien, auteur notamment du Dictionnaire de l'islamophobie (Bayard) et de Mission Djihad (Les Points sur les I)