Dans le texte qui suit, nous allons tenter d'aborder la question (depuis toujours hasardeuse, déroutante et désespérante) du temps humain tel qu'il est vécu sous ses divers aspects et compris par l'espèce humaine, à travers quelques exemples de représentations sur la manière de vivre dans la durée, que ce soit au passé ou au présent, tirés de quelques pans assez significatifs de l'histoire de la philosophie, antique et moderne, et leurs conjointes appréciations. I - Préambule philosophique Dans un texte précédent (Le Quotidien d'Oran, 24 octobre 2020) nous avions tenté une comparaison entre le temps cosmique ( temps incommensurable , éternel par excellence) et le temps humain ( infinitésimal, extrêmement insignifiant, dérisoire à l'échelle de l'Univers ou du Cosmos, donc absolument rien !). Pour sortir de cette gangue, qui augure une situation inextricable, où se trouvent mêlées des idées très souvent contradictoires, émanant de la physique, de la philosophie (métaphysique, plus précisément) et de la biologie, pour finalement aboutir à des apories, c'est à dire à des voies sans issues, et pour se détacher définitivement des a priori kantiens qui touchent l'espace et le temps, nous avions avancé une hypothèse (assez risquée et métaphysicienne, «métaphysicienne» parce que à ce jour, aucune expérimentation n'a pu être réalisée dans le domaine d'où est tirée cette hypothèse, c'est-à-dire en biologie, et en génétique en particulier; elle tient donc de la métaphysique pour reprendre un argument de Karl Popper (1) à propos des hypothèses et théories qui se situent hors des critères de vérification ou falsification propres aux sciences expérimentales, et qui fait que toute théorie scientifique est immanquablement, nécessairement réfutable - étant toujours une approximation de la vérité - pour justifier l'idée même de progrès scientifique) qui dit que le temps est inscrit dans nos gènes. La perception du temps a sa source dans nos gènes. Les limites de la perception de nous-mêmes et du monde extérieur sont inscrites dans le programme génétique (le génotype, sur lequel j'ai déjà donné un petit aperçu dans le texte du 24 octobre 2020). La perception du temps humain (le passage du temps, l'écoulement de la durée) est infinitésimale (c'est-à-dire, au risque de nous répéter, qu'à l'échelle de l'Univers c'est tellement dans l'infiniment petit que le temps devient littéralement inexistant eu égard à toute cette incommensurable immensité qu'est l'Univers qui peut être considéré comme intemporel : les milliards d'années-lumière rendent la perception du temps humain, en comparaison, dérisoirement insignifiante), donc autant dire inexistante... De même que dans l'infiniment petit (au niveau des particules élémentaires, protons et neutrons eux-mêmes composés de quarks, dans le noyau atomique) il est impossible de mesurer le temps (même avec l'appareil le plus sophistiqué de la physique des particules - à la 20éme décimale après la virgule ! - cette mesure si elle a un sens en physique, elle n'en a aucun au niveau de la perception humaine du temps). Voila, donc, reposé le problème des deux infinis qui a nargué les philosophes depuis des siècles. Le temps est une propriété émergente, affirmation qui suppose une compréhension et une approche évolutionnistes de la notion de temps tel qu'il est perçu par les humains. Le temps ainsi perçu et compris par les hommes est de l'ordre de la temporalité, c'est-à-dire tel qu'il est vécu, conçu comme une succession de moments , d'événements dans une vie donnée ,et diversement vécu. En ce sens qu'il résulte d'un passage d'un état x ( peut-être d'ordre anatomico-physiologique ou d'ordre psychologique : d'une douleur physique, une blessure, les traits d'un visage, etc., à l'émotion - tristesse, joie, exaltation, sourire, contrition , etc., et le passage de l'un à l'autre de ces états dans la temporalité) à un état y. D'une douleur à un moment x à 1'apaisement, une sensation de bien-être physique et moral ou psychologique à un temps y. Dans le long-terme, les traits d'un visage, le maintien physique, le corps tout entier changent avec l'âge chronologique. Le temps qui passe ( toujours dans la compréhension humaine du temps) dévoile, à travers les nombreuses années dans la vie d'une personne, le dépérissement physique de cette personne. C'est une donnée fondamentale ( un déterminisme axiomatique) de notre réalisation de ce phénomène que représente le temps, ou plutôt la temporalité, le passage du temps, de la durée qui s'étire d'un temps t1 à un temps t2. D'où la connexion étroite avec l'hypothèse émise dans le texte précédent, qui dit que le temps s'inscrit dans nos gènes. Le temps humain est un temps vertical, on serait même tenté d'utiliser l'image d'un graphe représentant des points ou des valeurs ( ordonnées ) variables en fonction de points, de nombres, de variables situés sur la ligne des abscisses, qui régulent les valeurs sur la courbe évolutive des ordonnées, lesquelles changent, se transforment, et représentent ainsi l'historicité ou l'évolution d'individus d'une société donnée à une ou à des époques données. L'historicité des individus est inscrite en porte-à-faux à l'intérieur d'un support qui est le temps cosmique, lequel est continu, immuable, infini, éternel. II - Temps vécu et manière de vivre Les Epicuriens (2) , dans l'histoire de la philosophie grecque, ont pensé avoir réglé tous les problèmes ayant trait à l'angoisse en général, et l'angoisse de la mort en particulier ( ce qui n'est en réalité qu'un « wishful thinking », expression anglaise judicieuse qui voudrait dire qu'on a tendance à interpréter les faits, les actions, les mots comme on aimerait qu'ils soient plutôt que comme ils sont dans la réalité ; ou en étant simplement optimiste, car les questions de l'angoisse et de la mort, essentiellement, sont encore loin d'être résolues par une attitude d'esprit indifférente, ce qui tient aussi du Stoïcisme, à la mort et à l'égard de l'angoisse de la mort, et être résolument braqué sur l'instant présent, avec toute sa jouissance, ignorant royalement l'avenir), la peur du lendemain, la peur des dieux, l'avenir de l'âme, l'angoisse de ne pas être à la hauteur de l'intention avant d'agir... Cette philosophie est totalement à l'opposé des discours théologiques qui ont sérieusement encombré de scrupules et tourments l'esprit de l'Homme , et l'ont détourné de ce besoin de vivre selon sa nature, c'est-à-dire être en harmonie avec cette même nature, dans toute sa complexité, qui est à l'origine de son existence. Le présent est notre seul bonheur disent, à l'unisson, les Epicuriens, il faut le vivre intensément, pleinement sans aucun regret de notre vie passée et sans crainte de l'avenir. Il faut étudier sérieusement ces grandes philosophies que sont l'Epicurisme et le Stoïcisme ( dont on dira quelques mots, un peu plus bas) et adapter ce qu'il y a de meilleur en elles aux temps présents. Ce sont d'authentiques philosophies qui ont tenté de libérer l'Homme, avec quelques succès si l'on pense à Sénèque à Epictète et à Marc Aurèle, pour le Stoïcisme ; Lucrèce, Philodème de Gadara, et bien d'autres, plus tard dans l'Antiquité tardive, pour l'Epicurisme. Pour les Stoïciens (3) , le présent est, comme chez les Epicuriens, notre seul bonheur, avec cette différence essentielle que pour cette philosophie contemporaine de l'Epicurisme ( fin du 4ème siècle et début 3ème avant Jésus-Christ), le bonheur est dans l'action morale, dans la vertu, dans cette résistance et cette fermeté devant les vicissitudes de la vie, et c'est ainsi que cette action, dans toutes ses nuances et sa diversité, est la seule valeur qu'il faut aimer, protéger, développer. Pour les Epicuriens aussi bien que pour les Stoïciens « un instant de bonheur équivaut... à une éternité : « Si on a la sagesse pendant un instant » dit Chrisippe (stoïcien, 3ème siècle avant Jésus-Christ), « on ne le cedera pas en bonheur à celui qui la possède pendant une éternité » ( Pierre Hadot, « N'oublie pas de vivre : Goethe et la tradition des exercices spirituels », Albin Michel, 2008, p. 55). Il y a chez les Epicuriens une éthique des plaisirs de la vie ( très loin de l'image caricaturale, terriblement fausse et superficielle, de l'épicurien qui se repaît à l'excès de plaisirs, que ce soit de nourriture ou de chair, et ceci sans égards pour lui-même et pour autrui) qui est une norme ou un principe moral de conduite, en société, à ne pas transgresser dans ce qu'ils appellent (grosso modo) les plaisirs naturels et nécessaires qu'il faut satisfaire, les plaisirs naturels mais non nécessaires qu'on peut satisfaire modérément (de l'ordre de la nourriture ou de la chair ; au mieux, il est préférable de les éviter, disent-ils), et les plaisirs non naturels et non nécessaires ( on est ici, pour prendre un exemple, en plein dans l'artificiel qui est présent à tous les niveaux de consommation, quels qu'ils soient, artificiel' subrepticement masqué, omniprésent et tonitruant qui est une excroissance caractéristique des sociétés contemporaines, et qu'il faut éviter à tout prix nous diraient les Epicuriens). Dans la «Lettre à Ménécée» (4) , Epicure montre à tous ceux et celles qui ne maîtrisent pas le temps ( le temps de vivre de quelque manière que ce soit, implique donc la durée ou la temporalité à l'échelle humaine, et le corollaire de cette maîtrise du temps est la maîtrise de soi), le chemin de l'apprentissage du bonheur qui va bien au delà du seul apprentissage des plaisirs du corps ( donc au delà de la suffisance à soi ou ataraxie', ou plaisir stable), pour viser un plaisir suprême, qui est celui de l'âme. Globalement, la philosophie épicurienne se présente comme une espèce d'économie des plaisirs d'une part, et d'autre part une suppression de la douleur réalisée à travers même le plaisir bien réfléchi « dans l'équilibre des parties corporelles et psychiques du composé vivant, et cela suppose un exercice renouvelé, réitéré de soi sur soi. Pour l'esprit, supprimer la douleur, c'est chasser les motifs intellectuels de trouble ( concernant les dieux, la mort, le bien et le mal) aussi bien que surmonter les causes corporelles de douleur » ( Jean-François Balaudé , « Epicure : Lettres, maximes, sentences », Le Livre de Poche , 1994, pp. 122-123). C'est une véritable philosophie pratique de l'autonomie de l'individu, qui consiste à prendre seul les décisions afin de construire son propre bonheur. Donc, pour nous résumer un peu, cette philosophie, contrairement aux idées reçues qui ont la vie dure, est une éthique ou conduite morale qui est le fondement essentiel d'une manière de vivre une vie très simple, basée sur les plaisirs naturels et nécessaires ( ce qui implique des repas très sobres mais assez suffisants pour satisfaire ces plaisirs), et qui n'exclut pas la simple joie d'exister et de jouir de l'instant présent. Combinée (cette philosophie) avec une attitude existentielle et une rigueur morale des Stoïciens (rigueur' qui contrairement, encore une fois, aux idées reçues, ne signifie pas austérité' - au sens rigide et caricatural du terme - encore et toujours, mais une droiture, une appréciation juste et sereine des actes et des valeurs humains), laquelle attitude en société n'exclut pas, elle aussi, une manière de vivre et de jouir des instants présents (point sur lequel ils se rapprochent des Epicuriens) ; tout cela représente une source, un véritable tremplin pour une ascèse ( ou discipline qui tend vers une perfection morale, essentiellement spirituelle) des désirs propres au monde contemporain. L'idée du partage avec le groupe, ou les amis (le culte de l'amitié, chez les Epicuriens, est en lui-même un plaisir pur) et, en allant plus loin, pas seulement avec ceux et celles qui s'associent à la philosophie d'Epicure, mais tous ceux et celles dont l'idéal humain fondamental, inlassablement recherché, est le partage et la solidarité avec l'Autre ( suivant une perspective philosophique, quelque peu fagotée culturellement parlant, de l'altérité, la reconnaissance qu'une partie de moi-même est dans l'Autre, et la réalisation qu'une partie de l'Autre est en moi), quelle que soit sa culture, sa langue, son appartenance religieuse ou spirituelle. En ces temps terriblement incertains et dangereusement covidiens', la mise en pratique de cette idée de partage et de solidarité, notoirement humaniste, très loin de l'humanisme des Lumières, abstrait pour l'essentiel, et de l'humanisme de façade des pseudo organisations internationales, non gouvernementales' pour la consommation du citoyen européen lambda, prêt à ingurgiter et à accepter, impuissant, toutes les couleuvres et actions sournoises menées avec grand tapage publicitaire pour ces mêmes organisations, avec la bénédiction des ténors du capitalisme pur et dur, qu'elles n'ont jamais inquiété, ce capitalisme tonitruant et inique qui règne sans partage (je souligne le mot) dans presque la totalité de ce pauvre monde - pauvre' parce que les gains du capitalisme teinté depuis toujours de libéralisme débridé, et le culte du profit, implacable, inébranlable destructeur de l'humanité, ne sont que l'apanage d'une minorité aux dépens de la très grande majorité qui souffre en silence - , cet humanisme de partage et de solidarité (dont je parle au début) donc et qui appartient en propre à tous les Hommes de bonne volonté de par le monde, part delà les frontières géographiques et politiques, est plus que jamais nécessaire. Pour illustrer cet élan humaniste bien compris, je pourrais utiliser un exemple, en apparence très banal, mais qui se place en réalité au cœur même d'une philosophie, avec un fond sociétal teinté d'humanisme (touchant donc les valeurs, les institutions, les modes de vie et leur projet résolument humaniste d'une société quelle qu'elle soit), qui sous-entend cette idée de partage et de solidarité avec l'Autre. La prospérité des pays qui entourent le mien ( et par extension tous les pays du monde) justifiera la prospérité que je rêve ou que je souhaite pour mon pays. C'est un égoïsme cruel , monstrueux, absurde que de vouloir la vie bonne, la richesse seulement pour son propre pays, et d'ignorer la misère des autres peuples . Dans ce cas, il est inéluctable que tôt ou tard, par la force des choses, par les imprévus des politiques inconstantes, les abus de pouvoir, les catastrophes ( naturelles ou provoquées par la folie des hommes) et toutes sortes d'inconséquences dans la conduite des affaires humaines ( sociales, économiques, politiques...), la misère des autres peuples m'atteindra un jour ; et je ne dirais plus «l'enfer c'est les autres», mais je ne pourrais que me lamenter, douloureusement, sur la misère de mon monde. C'est un constat amer et pour le moins lucide, éthiquement contraignant, qui met à nu toutes les «bonnes» pensées philosophiques, religieuses, historiques, économiques et j'en passe. Tel est notre lot (ou notre destin, c'est selon) de ne faire que des constats sur nos misères et nos malheurs passés, faute d'être capables de prévoir les catastrophes, quelles qu'elles soient, les tragédies, le mépris de l'humain et les souffrances à venir. *Universitaire et écrivain Notes et références : 1 - Karl Popper, dans sa « Biographie intellectuelle » parue dans le livre de Paul Arthur Schilpp (« The Library of Living Philosophers », en 2 volumes, contenant une autobiographie et une série d'études critiques sur le philosophe) parle du problème de la démarcation entre théories scientifiques et théories non - scientifiques. On ne peut trouver meilleure explication de sa philosophie des sciences que dans sa propre autobiographie intellectuelle. In , The Philosophy of Karl Popper, edited by Paul Arthur Schilpp, la Salle, Illinois, The Open Court, 1974. 2 - Jean- François Baladé : «Epicure: Lettres, maximes, sentences», Le Livre de Poche, 1994. - Pierre Hadot «Qu'est-ce que la philosophie antique ?» Gallimard, Folio essais, 1995 3 - Jean -Baptiste Gourinat : «Le Stoïcisme». Que sais-je, PUF, 2007. - Thomas Bénatouil : «Faire usage: La pratique du Stoïcisme» Vrin, 2006. 4 - Pierre- Marie Morel : «Epicure: Lettre à Ménéncée» G F Flammarion, 2009. - Pierre Hadot : «La philosophie comme manière de vivre» Albin Michel, 2001 ; Le livre de Poche, 2003.