Par Hacene Sa�di En des temps aussi incertains que les n�tres, o� l�homme moyen, l�homme qui vit et qui souffre, est continuellement et totalement d�sempar�, �cras� par les effets des crises �conomiques � r�p�tition, en proie au stress ou aux in�vitables tensions g�n�r�es par les multiples facettes de la vie contemporaine, les guerres d�vastatrices, inutiles et insens�es, les terrorismes barbares et �cervel�s, les terribles cataclysmes et fl�aux naturels qui entra�nent destruction, mort, souffrance et mis�re � en plus de celle perp�tuelle, coupl�e au ch�mage end�mique � de millions d��tres humains de par le monde, il para�trait superflu, d�plac� ou m�me os� de parler de philosophie quand l�esprit de la majorit� des �tres humains est accapar� par les sempiternels probl�mes et difficult�s de la vie quotidienne. Pourtant c�est le moment ou jamais o� il faut parler de philosophie, loin de tout discours moralisant des bonnes consciences ; c�est en consid�rant et reconsid�rant la situation des temps pr�sents, en s�effor�ant de prendre une certaine distanciation, que la r�flexion philosophique s�imposera d�elle-m�me et nous fait r�aliser que c�est bien le moment o� il faut apprendre � �tre sto�que, non pas suivant l�image populaire, et abusive, de r�signation ou de fatalisme qui consiste � accepter toute adversit�, mais dans le sens socratique et platonicien (le sto�cisme(1) comme attitude existentielle et choix de vie n��tant pas l�apanage de l�Ecole de Z�non de Cytium, au d�but du IIIe si�cle avant J�sus- Christ, mais remonte dans la pratique � Socrate), qui signifie un bon usage de la connaissance et de l�action, lequel usage implique la culture du savoir et de la vertu comme biens supr�mes et leur emploi judicieux. Le sto�cisme, ainsi compris et sans �tre nomm� par le premier grand philosophe grec de l�amour de la sagesse, est une autre facette de la philosophie de Socrate qui enseigne un art de vivre. C�est une longue tradition qui traverse les �coles hell�nistiques, la p�riode romaine, jusqu�� Montaigne et au-del�, qui se r�clame de l�id�al philosophique de Socrate. Socrate menait une vie simple ; c�est en se promenant, en mangeant avec des amis qu�il discutait du sens de la vie et du monde, loin de cette image, devenue clich�, d�un enseignement du haut d�une chaire. Pierre Hadot(2), philosophe contemporain, rapportait judicieusement en parlant de l�admiration de Montaigne pour Socrate qu��il [Montaigne] aime la simplicit� de sa vie et de son langage, son sens des limites de la condition humaine, sa confiance dans les ressources de la simple nature, qui donne aux humbles et aux gens simples le courage de vivre et de mourir, sans avoir besoin de tous les discours des philosophes. Socrate vit pleinement et simplement une vie humaine� (p.196) C�est cette caract�ristique d��tre � la fois parmi les hommes et les choses et les transcendant (par son exigence morale, et donc sa vertu, et sa connaissance de l�homme) qui constitue l�essence de sa philosophie. L�une des meilleures et tr�s succinctes caract�risations de cette vie et de cette philosophie engag�es au quotidien nous est venue de Plutarque (fin du Ier si�cle et d�but du IIe si�cle apr�s J�sus-Christ) : �La plupart des gens s�imaginent que la philosophie consiste � discuter du haut d�une chaire et � faire des cours sur des textes. Mais ce qui �chappe totalement � ces gens-l�, c�est la philosophie ininterrompue que l�on voit s�exercer chaque jour d�une mani�re parfaitement �gale � elle-m�me [�] Socrate ne faisait pas disposer des gradins pour des auditeurs, il ne s�asseyait pas sur une chaire professorale, il n�avait pas d�horaire fixe pour discuter ou se promener avec ses disciples. Mais c�est en plaisantant parfois avec ceux-ci ou en buvant ou en allant � la guerre ou � l�Agora avec eux, et finalement en allant en prison et en buvant le poison, qu�il a philosoph�. Il fut le premier � montrer que, en tout temps et en tout endroit, dans tout ce qui nous arrive et dans tout ce que nous faisons, la vie quotidienne donne la possibilit� de philosopher�(3). Bien avant le XXe si�cle (et davantage de nos jours) on avait des enseignants de philosophie mais pas de philosophes, au sens o� la philosophie, telle qu�elle est enseign�e dans les institutions scolaires et universitaires par des fonctionnaires, est artificiellement compartiment�e, inutilement compliqu�e et formant des syst�mes aux �difices conceptuels imp�n�trables pour tout lecteur int�ress� par le discours philosophique. En �pousant cette forme au fil des ans, la philosophie a fini par d�finitivement s��loigner des nombreuses questions qui assaillent la vie concr�te de l�homme moderne. La philosophie telle qu�elle �tait pratiqu�e dans l�antiquit� grecque, dans sa forme dialogu�e, �tait un mode ou choix de vie, accessible, utile � tout homme qui formerait le souhait d�apprendre � vivre, et donc d�apprendre � philosopher. La philosophie pour Socrate et ses disciples, le plus illustre d�entre eux �tant Platon (voir les dialogues : le Banquet, l�Apologie de Socrate, le Criton, le Ph�don, le Th��t�te�), est amour ou d�sir de sagesse. Ainsi le philosophe �tend vers la sagesse, mais de mani�re asymptote, sans jamais pouvoir l�atteindre�(4). Cette consid�ration du philosophe qui tend vers la sagesse (le sage chez les Grecs est l��quivalent d�un dieu) sans jamais l�atteindre, renvoie pour nous � une image comparative tir�e d�une repr�sentation de la fameuse courbe de Gauss (la distribution normale en termes de probabilit�s math�matiques) o� les chutes de la courbe ne touchent jamais la ligne horizontale, ce qui les rend asymptotiques. Le philosophe est � mi-chemin entre l�homme ordinaire et la figure du sage qui, pour les Grecs, a une connaissance absolue. Il est donc seulement amoureux de la sagesse (c-f, le Banquet de Platon). En d�finitive, la philosophie, selon le Banquet de Platon, �n�est pas la sagesse, mais un mode de vie et un discours d�termin�s par l�id�e de sagesse�(5) Pour r�sumer notre propos, on pourrait dire que la philosophie pour les �coles philosophiques qui suivirent la p�riode socratique (�picurisme, sto�cisme, scepticisme, jusqu�� la philosophie moderne, avec Kant notamment, en passant par Plotin, au IIIe si�cle apr�s J�sus- Christ) sera ainsi consid�r�e comme un exercice qui tend vers la sagesse, et de ce fait comme la pratique d�un choix de vie. La philosophie, encore et toujours, est un art de vivre, et dans la pratique, une th�rapie de l��me. La pens�e philosophique, en �tudiant les fondements du savoir humain, le contenu et l�avenir de ce savoir, se donne les moyens de se construire un mod�le de vie qui, de toute �vidence, se d�tache des appartenances partisanes, patriotiques, nationalistes ou religieuses, lesquelles sont �troites et contraignantes par d�finition, et par cons�quent ne cadrant pas avec les horizons libres (parce que bien au-del� de ces visions circonscrites et circonstanci�es, asservissantes, pr�construites et prescrivantes, et finalement tournant le dos � cette m�me nature humaine qu�elles proclament) de cette r�flexion, peut �tre le plus grand id�al que s�est construit l�homme. En conclusion, et pour reprendre en d�autres termes ce que nous disions un peu plus haut, la philosophie est entr�e depuis un peu plus de deux si�cles dans une phase d�apoptose, c'est-�-dire en termes biologiques � r�sonnance redoutable, dans la phase d�une mort programm�e. Elle a fini par rev�tir la tunique de Nessus, ce qui signifie dans notre contexte de r�flexion, et en poussant plus avant la m�taphore, un v�tement �troitement acad�mique et contraignant qui, � d�faut de causer une mort imm�diate, va annoncer sa mort prochaine. Il faut donc retourner � la philosophie antique, il faut retourner � Socrate. Et le dernier grand philosophe dans le sillage des Grecs est bien Montaigne (nous y reviendrons). Beaucoup de textes philosophiques, en particulier ceux des anciens Grecs, sont �transtemporels�, pour employer un terme de Paul Ric�ur, �minent philosophe contemporain, mort en 2004(6), c'est-�-dire qu�ils sont toujours actuels, passent all�grement les temps, les �poques, les �coles de pens�e, et sont les compagnons ind�tr�nables des philosophes de tous les temps ; ce sont les classiques �d�contextualis�s� et �recontextualis�s �, comme le remarquait, tr�s � propos, Paul Ric�ur : �Tous les livres sont ouverts sur ma table ; il n�y en a pas un qui soit plus vieux que l�autre. Un dialogue de Platon est maintenant l� pour moi. Tout en �tant inscrit dans le temps, il n�est pas atteint par le temps comme l��conomie des Grecs ; il peut �tre d�contextualis� et recontextualis�. Cette capacit� ind�finie de contextualisation et recontextualisation fait son classicisme. Les classiques de la pens�e ce sont les �uvres qui, pour moi et d�autres, r�sistent � l��preuve du changement. Ils sont toujours offerts � la lecture, � la relecture. Je crois � cette esp�ce d��trange contemporan�it�, de dialogue des morts en quelque sorte mais conduit par des vivants.�(7) Montaigne, comme nous le disions plus haut, est dans la continuit� des Grecs de l�Antiquit�. L�homme d�un seul livre, les Essais, l�inventeur du �Que sais-je ?� � en �cho aux paroles de Socrate qui disait : �Je sais que je ne sais rien� �, l�homme influenc� par le Plutarque des �uvres Morales, Lucr�ce (De rerum natura) et, entre autres, Diog�ne La�rce (Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres), et qui annon�ait les couleurs d�s l�entame des Essais : �C�est ici un livre de bonne foi lecteur�. Mais c�est surtout la figure de Socrate qui s�impose dans ses Essais. Et comme le fait ressortir, de mani�re assez pertinente, Jean Balsamo dans l�introduction aux Essais (dans la collection de la Biblioth�que de la Pl�iades, chez Gallimard(8)), Socrate rejaillit comme la figure embl�matique de toute la troisi�me partie du livre : �Qu�il s�agisse du rapport � soi, du rapport au monde, ou bien entendu du rapport aux savoirs constitu�s et � l�autorit�, l�homme, qui bien avant notre essayiste savait ne rien savoir, mais essayait dans la �conf�rence� avec ses contemporains de se conna�tre soi- m�me, constitue le paradigme superlatif : �Il a fait grand faveur � l�humaine nature, de montrer combien elle peut d�elle-m�me. (� 12)�, (2007, p. XXVI) Montaigne oscillait entre la joie, la bonne humeur et la m�lancolie ; il finira, en derni�re instance, par trouver dans l��criture un rem�de contre la m�lancolie : �C'est une humeur m�lancolique, et une humeur par cons�quent tr�s ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude en laquelle il y a quelques ann�es que je m'�tais jet�, qui m'a mis particuli�rement en t�te cette r�verie de me m�ler d'�crire.� (Livre �, ch. 8 D e l�Affection des p�res aux enfants. D�dicac� � Madame d�Estissac. p.404) Pour finir, je voudrais pouvoir dire un jour, comme Marcel Conche(9), philosophe contemporain, d�sabus� de toutes les philosophies qui ne consid�rent pas l�homme �in situ� (en situation), que �Montaigne me manque. Qui veut le remplacer ?� H. S. Notes bibliographiques (1) Benatouil Thomas (2006). Faire usage : la pratique du sto�cisme. Librairie philosophique J.Vrin, Paris Gourinat Jeau-Baptiste (2007). Le Sto�cisme. P.U.F (Que sais � je ?) (2) Hadot Pierre (2001). La philosophie comme mani�re de vivre. Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold Davidson. Albin Michel (le livre de Poche, Biblio essais, 2003) (3) Hadot Pierre (1995). Qu�est-ce que la philosophie antique ? Gallimard, Folio - essais, p69 (4) Hadot Pierre (1995). Qu�est-ce que la philosophie antique ?Ibid. p85 (5) Hadot Pierre (1995). Qu�est-ce que la philosophie antique ?Ibid. p81 (6) L��uvre de Paul Ric�ur est elle-m�me transtemporelle, parce que concernant les probl�mes majeurs de l�homme, l�homme total confront� � l�histoire, la m�moire, l�oubli (constituant l�un de ses ouvrages les plus importants, paru en 2000), la volont�, le mal, le texte dans tous ses �tats, la morale, la politique, et la philosophie englobant le tout. (7) Entretien avec Paul Ric�ur, r�alis� par Fran�ois Ewald, in l e Magazine litt�raire, n�390, ao�t 2000, p.26. Dossier Paul Ric�ur. Voir aussi le gros volume des Cahiers de l�Herne consacr� � l��uvre de Paul Ric�ur, Mars 2004. (8) Montaigne (Michel de). Les Essais. Edition �tablie par Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin. Notes de lectures �tablies par Alain Legros. Biblioth�que de la Pl�iade, Editions Gallimard, 2007. (9) Conche, Marcel (2007). Montaigne et la philosophie. P.U.F Hacene Sa�di