La question du canon Baba Merzoug, objet d'une demande sociale, exprimée par quelques parties de la société civile se pose sous trois angles de vue différents mais complémentaires : juridique, politique et stratégique. POINT DE VUE JURIDIQUE le canon Baba Merzoug n'est pas un objet archéologique découvert fortuitement et dont la propriété n'est pas connue; il avait nécessairement un titre de propriété, de celui qui l'a fabriqué ou commandé : - il s'agit précisément d'une pièce d'artillerie qui a été déplacée depuis son lieu d'origine, Alger, vers Toulon, le 6 août 1830, à bord d'un bateau, «La Marie Louise», puis transférée, le 27 juillet 1833, à Brest où elle est établie depuis, dans l'enceinte du complexe naval de l'arsenal. Nous insistons ici sur le mot «déplacée» pour fixer les moments, les points de départ et d'arrivée et l'itinéraire emprunté ; - Alger - et donc l'Algérie- est le lieu d'origine de cet objet et Toulon - donc la France- son lieu d'accueil et d'adoption. Le canon Baba Merzoug est une arme de guerre qui fait partie d'un contexte historique passé, marqué par un conflit de guerre entre la France de Louis-Philipe d'Orléans et la Régence d'Alger du Dey Hussein. Dans cette configuration politique, il est considéré, du côté français, comme butin et trophée de guerre, comme prise du fait de guerre en situation d'occupation. Dans une lettre adressée au ministre de la Guerre, l'amiral Duperré avait écrit à propos du «canon Baba Merzoug» : «C'est la part de prise à laquelle l'armée attache le plus grand prix». Il faut se rappeler que dans le contexte médiéval, la notion de butin de guerre, consacrée par le droit romain, avait son équivalent dans le droit musulman, celle de la «ghanima». Là aussi, il faut bien circonscrire le sens des mots et les ramener à leur juste acception juridique. Si nous considérons que le canon Baba Merzoug n'a pas fait l'objet d'une dépossession, il n'en reste pas moins qu'il a été «physiquement» exporté et transféré en violation du droit régissant la circulation des biens vers l'étranger. Il a fait l'objet d'une exportation illicite, c'est-à-dire d'un transfert de propriété forcé résultant de l'occupation d'un pays par une puissance étrangère. Le caractère d'illicéité est incontestable. Dans un entendement juridique, le canon Baba Merzoug ne rentre pas dans la catégorie des biens culturels relevant du patrimoine national, puisqu'il n'est enregistré ni dans l'inventaire général des biens mobiliers domaniaux, celui qui permet de l'identifier, de retracer ses mouvements et d'évaluer ses éléments constitutifs (art.8 de la loi domaniale n°90-30), ni dans l'inventaire général des biens culturels mobiliers classés, au titre de la loi 98-04 portant protection du patrimoine culturel, qui permet de le reconnaître en tant que patrimoine culturel de la nation. Sans l'enregistrement dans l'inventaire général des biens culturels, l'Etat ne saurait, pour l'instant, s'engager dans une procédure légale de demande de restitution ou de transfert de propriété de ce bien. Les éléments de droit en faveur d'une restitution font défaut, d'une part par le fait du temps et d'autre part par des considérants historiques non encore clairement élucidés. POINT DE VUE POLITIQUE Dans un entendement plutôt politique et à défaut d'éléments de droit de propriété, il reste à rechercher les autres solutions alternatives, en s'inspirant des cas de figure similaires ou proches, traités dans le cadre de conventions internationales, notamment la convention de l'Unesco de 1970 concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l'importation, l'exportation et le transfert de propriété illicites des biens culturels, et la convention Unidroit de 1995 sur les biens culturels volés ou illicitement exportés. Il y a également d'autres organisations qui interviennent dans les affaires de retour ou de restitution, tels l'International Council of Muséums (ICOM), organisation internationale non gouvernementale rassemblant musées et professionnels de musées autour de la protection du patrimoine et des collections, l'International Law Association (ILA), chargée des questions liées à la protection du patrimoine culturel et l'Institut de droit international (IDI). Mais il ne faut pas oublier que le «canon Baba Merzoug» n'est pas un bien culturel reconnu au sens des conventions internationales et que la mise en œuvre de ces procédures dépend du statut de l'objet (la qualité du détenteur originel et sa légitimité sur le territoire algérien). Par ailleurs, il y a le principe de la non-rétroactivité des conventions, la convention n'est applicable que pour le futur à compter de la date de ratification ou d'adhésion par l'Etat concerné. POINT DE VUE STRATEGIQUE Nous vivons aujourd'hui un moment d'importance où les vieilles nations colonisatrices, par obligation morale de réparation et de compensation du passé, aspirent de plus en plus à rendre les biens culturels emblématiques, sacrés ou caractéristiques des identités culturelles, à leur pays d'origine, au nom de l'éthique et surtout de considérations politiques contemporaines liées aux transformations et changements survenus dans les nouvelles représentations et perceptions du monde et de l'humanité. Certains biens culturels sont parfois même très encombrants, relevant de formes indignes d'appropriations fortement imprégnées de l'idéologie raciale fondatrice de l'ordre colonial. Au vu des nouvelles législations et conventions fondées sur des principes de plus en plus éthiques, nombres de situations, jugées déshonorantes relèvent discrètement de l'ordre de la repentance. Lorsque la mairie de Rouen décida de rendre la tête Maori pour exprimer le respect des croyances et des traditions du peuple Maori, il ne faut pas voir dans ce geste un simple acte de générosité et de mansuétude envers le peuple Maori mais plutôt un souci de réparation d'un préjudice. Idem pour la restitution à l'Afrique du Sud de la Vénus hottentote. Même si ces opérations ont été entourées de toute une scénographie juridique, c'est finalement toute la France qui est délivrée et affranchie d'un poids multiséculaire fait de haine et de rancœur. Ce qu'il faut savoir c'est qu'aujourd'hui nous ne sommes plus dans un débat sur des objets à protéger ou à récupérer, nous parlons de plus en plus de droits de personnes, de communautés et de peuples et de leur relation à leur culture et leur patrimoine. Vous trouverez ces aspects du patrimoine intangible, notamment dans la convention sur la sauvegarde du patrimoine immatériel de 2003, et dans celle relative à la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de 2005. LES PROTAGONISTES DANS LA QUESTION DU CANON BABA MERZOUG Il y a nécessairement les deux Etats, l'Algérie en tant que lieu d'origine du bien et la France comme lieu de domiciliation du bien. Ceci d'un point de vue des grands principes relationnels d'Etat à Etat, mais dans la réalité, les Etats ne sont pas, le plus souvent, les seuls impliqués dans le processus de négociation. De nombreux pays ont adopté des stratégies d'élargissement de compétences en matière de demande de restitution ou de retour des biens culturels, à divers acteurs qui, à côté de l'Etat, s'impliquent dans le processus de négociation (organismes et personnes publics et privés, ONG, collectivités territoriales, institutions muséales) de façon à s'offrir les meilleurs conditions de négociation et conférer à l'Etat des conditions confortables pour la prise de décision. Dans certains cas, la multiplicité des acteurs crée, au contraire, autant de paliers et de garde-fous dans le processus de négociation, dans le but de ralentir, de freiner et de dissuader les demandes de restitution ou de retour des biens. La marine française actuelle semble assumer «avec fierté» la patrimonialité du «canon Baba Merzoug» renommé subtilement «La Consulaire», et acquis comme butin et trophée, dans un contexte et une conjoncture de guerre. Ce qui est significatif et qui attire plus l'attention aujourd'hui, est la représentation symbolique dans laquelle ce canon est toujours maintenu dans un contexte de paix et une conjoncture de conciliation : érigé dans une symbolique de phallus, en une colonne de 7 mètres et surmonté d'un coq retenant d'une patte un boulet représentant le globe, le «canon Baba Merzoug» fait en réalité faussement office d'une obélisque car tout naturellement, comme canon il est conçu à l'horizontale. Ainsi et selon nos représentations contemporaines, la place du «canon Baba Merzoug» , qui n'est plus une arme de guerre et encore moins un symbole d'hostilité, de haine et de rancœur, est dans un musée, disposé à l'horizontale, en vue de participer à la reconstitution de la mémoire maritime de la Méditerranée et son appropriation par les populations des deux rives de la Méditerranée. Les autorités françaises pourraient faire valoir la règle d'inaliénabilité du bien, mais cette règle suit nécessairement celle de l'utilité publique. Or, quelle est l'utilité publique du canon «La Consulaire» en dehors d'un musée qui garantirait sa conservation et sa mise en circulation au titre de l'intérêt général ? et quel est cet intérêt général ? Est-ce le butin et trophée de guerre ou est-ce le patrimoine culturel de la nation française ? LA QUESTION DU «RETOUR DE BABA MERZOUG A L'OCCASION DU 50e ANNIVERSAIRE DE L'INDEPENDANCE». Je dirais que l'idée est généreuse, de bonne foi et de bonne intention mais qu'elle n'a pas circonscrit le sujet dans ses contours multiples pour en faire ressortir les tenants et aboutissants, notamment dans le contexte du 50e anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. Il s'agit du 50e anniversaire de la victoire d'une nation et d'un peuple sur l'une des plus grandes puissances du 20e siècle, la France. Il s'agit aussi d'une des plus grandes révolutions du siècle contre le colonialisme le plus ignoble et le plus infâme. Fêter le 50e anniversaire de cette épopée, c'est souscrire à la symbolique de la victoire, du triomphe et des hauts faits de la Révolution algérienne et non point à la symbolique de la capitulation et de la défaite. La «restitution» du Baba Merzoug ne saurait se négocier dans la symbolique de Novembre, celle de la victoire.