N'ayons pas peur des mots. Mohamed Afane, en restaurant la maison d'Yves Saint Laurent, a plus que recréé «le créateur» et ressuscité sa mémoire d'Oran. Par son acte vertueux, il a réconcilié l'artiste avec sa ville. YSL peut enfin retourner chez-lui, à la maison qui l'a vu naître et grandir. Son âme peut enfin y sentir la lumière, la chaleur et le décor du temps où elle fut délicatement enveloppée dans un corps d'enfant rêveur et timide. Tout était là comme il y a soixante à soixante-dix ans. Les mêmes meubles, le même déco. La maison 11, rue Stora, Plateau Saint-Michel, respirait enfin l'ambiance d'antan. Tout était à sa place, salons luxueux Louis Philippe, fauteuils et divans d'époques Louis XV et Louis XVI, tables de commode, guéridons, encoignures, tables bouillote, buffets, consoles à la grecque-néoclassique, bustes en bronze patine, sculptures, tableaux, portraits et gravures, vaisselles et autres objets de cuisine de la période Art-déco, horloges anciennes, téléphones, machines à écrire comme si ses habitants devaient rentrer d'un moment à l'autre. La restauration à l'identique, l'aménagement selon l'original, la décoration conforme à l'authentique, tout cela était si bien travaillé tant et si bien qu'on ait cru un moment qu'on allait peut-être finir par tomber nez à nez avec Yves dans un coin de l'appart. Ou, plus probablement, le surprendre dans sa petite chambre-atelier, son lieu d'inspiration et de refuge à la fois. C'est dire qu'Afane sait faire les choses lorsqu'il s'agit d'art. Et plus particulièrement lorsqu'il s'agit d'illustres hommes d'art, à l'image d'YSL. ACTE TRÈS VALEUREUX ET NON MOINS COURAGEUX En plus de son courage -car, oui, même quand on est un fou amoureux de la chose, encore faut-il avoir un peu de raison et une sacrée dose de courage pour s'investir, matériellement au premier degré, dans une telle expérience de mécénat dans le contexte culturel, social et économique que l'on sait tous-, on lui reconnaîtra aussi son humilité et l'effacement de soi dans l'évènement. Sans faire de rhétorique sur le sujet -bien qu'il ait été en droit de le faire d'une certaine façon- il n'a à aucun moment essayé d'orienter ses invités vers un objectif préconçu ni de les embarquer dans un transport collectif autour du thème «la maison d'YSL d'Oran». Surtout, aucune mise en relation entre la maison originale d'Yves et son devenir-musée n'a été faite par lui. A juste titre, la maison d'YSL a été inaugurée en tant que maison d'YSL. C'est-à-dire juste par un retour dans le temps, une translation vers le passé, loin de cette typologie de «la maison-musée», souvent chargée de messages biaisés et de valeurs symboliques qui risquent de transformer, même involontairement, le lieu en sanctuaire, figé dans sa dimension exclusivement commémorative. Cependant, la maison d'YSL n'est pas seulement un mémorial, mais aussi une mise en scène historiquement connotée, et en tant que telle susceptible d'être fréquemment revisitée, voire entièrement réorientée pour s'adapter à des nouveaux contextes d'utilisation. Les méthodes de valorisation et les modernisations successives d'un tel type d'aménagement sont autant d'aspects qui méritent d'être étudiés et questionnés. UN CONDENSE DE MATERIEL ET D'IMMATERIEL Le lieu ne manque pas de souvenirs, et on goûte à l'émotion qu'il contient en s'y baladant, entre les sculptures, les bustes de bronze, les tableaux et les meubles d'époque. Incarnation du passé dans la matière, ce lieu de mémoire est un tout syncrétique, un condensé de matériel et d'immatériel, indissociable du processus du souvenir. Il est habité par les traces du passé celles des Saint-Laurent qui l'ont occupé. Il recouvre des réalités diverses tant le mémoriel est multiple : mémoires nostalgiques, mémoires apaisées, mémoires meurtries, mémoires revendicatrices, mémoires spontanées, mémoires individuelles et/ou collectives La quantité d'œuvres d'YSL durant ses premières 18 années vécues à Oran, entre croquis, dessins et gravures, entre autres, étant trop faramineuse pour être portées toutes par les murs de sa petite maison de Plateau, il fallait donc en «délocaliser» la présentation à l'Hôtel Liberté du même homme d'arts et d'affaires, M. Afane. Et c'était donc dans un sympathique espace, qui porte bien son nom «Espace Evasion», que l'acte II de la cérémonie inaugurale s'est joué. Avec comme scène cette fois-ci une galerie de collection d'ouvrages artistiques signés YSL. Et en guise d'entracte, un défilé de modes dont le bal a été ouvert par des modèles de robes du designer et haut couturier français natif d'Algérie, Nabil Hayari, dont créations sont souvent sur les tapis rouges des plus grands événements glamour de la planète : Festival de Cannes, cérémonie des Golden Globes «J'ai toujours admiré Yves Saint Laurent. D'ailleurs, lors de la vente aux enchères de ses objets personnels, j'ai fait l'acquisition d'une boule de sulfure qu'il gardait sur son bureau. Aujourd'hui, elle trône sur le mien et c'est un peu devenu mon porte-bonheur, raconte Nabil, les yeux plein d'étoiles. J'aime aussi le côté fou de Jean-Paul Gaultier. Avec lui, tout est possible», témoigna un jour Nabil Hayari. Yves Saint Laurent est né le 1er août 1936 à Oran en Algérie, où il passe toute sa jeunesse, il est âgé de dix-neuf ans lorsqu'il est engagé, en 1955, par Christian Dior pour être son assistant. Deux ans plus tard, à la mort de ce dernier, il est nommé à la tête de la maison Dior dont il assure la direction artistique jusqu'en 1960. UN SI LONG ET RICHE PARCOURS Depuis la fin des années 1950, et tout au long de sa carrière, YSL dessine également des costumes pour le théâtre, le ballet et le cinéma. Il collabore avec Roland Petit, Claude Régy, Jean-Louis Barrault, Luis Buñuel, François Truffaut... Il habille Jean Marais, Zizi Jeanmaire, Arletty, Jeanne Moreau, Isabelle Adjani ou encore Catherine Deneuve, avec qui il tisse une amitié fidèle. Dans ses collections de haute couture, YSL aime rendre hommage aux artistes. Dès 1965, il crée les célèbres robes Mondrian, puis, l'année suivante, les robes pop art. En 1967, c'est au tour de l'Afrique d'inspirer une de ses collections. En 1974, YSL et Pierre Bergé installent la maison de couture au 5 avenue Marceau à Paris où le couturier présente des collections inspirées de Picasso et Diaghilev, et des hommages à Matisse, Cocteau, Braque, Van Gogh et Apollinaire, dans les années 1980. Le Metropolitan Muséum of Art de New York lui consacre une rétrospective en 1983 : c'est la première fois qu'un créateur de mode vivant expose dans ce musée. A l'occasion de la Coupe du monde de football de 1998, YSL met en scène trois cents mannequins sur la pelouse du Stade de France. Le 7 janvier 2002, il annonce qu'il met fin à sa carrière. Le 1er juin 2008, YSL décède à son domicile parisien dans sa soixante-douzième année.