La science économique est une science sociale, elle doit être désormais autant sociale que biophysique. Elle ne pourra plus mépriser les flux physiques de matière et d'énergie. La masse monétaire, le produit marchand auront beau continuer de croître (dans une mesure moindre), les flux matériels ont commencé à décroître. Le fossé ne pourra pas s'élargir longtemps, la décroissance du produit marchand suivra inévitablement. Mais cela n'est pas tout, elle ne sera pas répartie également sur toute la planète. Certaines nations défendront leur niveau de vie, d'autres se battront pour l'améliorer. Avec la croissance de la production matérielle, nous étions comme dans un jeu à somme non nulle, les nations industrielles pouvaient profiter de la croissance des économies émergentes, la division internationale du travail se complexifiait. Avec la décroissance de la production matérielle, on entre comme dans un jeu à somme nulle qui se resserre, un gagnant fait un perdant. Les économies émergentes gagnent des positions dans l'économie marchande et les nations industrielles en perdent, les chaînes de production se simplifient. L'économie marchande sur laquelle se focalise la science économique standard ne s'émancipera pas, ne décollera pas de l'économie non marchande biophysique. Leur rapport va tendre à s'inverser, la compétition et le marché ne peuvent plus être aveugles, ils subiront les lois d'une économie biophysique. Il y a là comme une revanche de l'économie planifiée sur l'économie libérale. D'un statut dominant la vie matérielle, l'économie marchande devra passer à celui d'une économie commandée par la vie matérielle. La revanche de l'économie non marchande L'économie de marché ne pouvant plus faire vivre, donner à la société sa cohérence - la grande espérance de société organique du fondateur de la sociologie française Emile Durkheim -, c'est à l'économie de subsistance la subsistance humaine tenant désormais de la subsistance de la biosphère - qu'il revient de l'entretenir, d'assurer sa cohésion. L'économie de marché assurait de deux manières l'intégration de la société : en se l'incorporant totalement ou partiellement. Tout le monde vit d'elle, ou une partie seulement. Dans le premier cas, toute la société est marchande. Dans le deuxième cas, une partie est seulement marchande, une autre est intégrée par un système de redistribution public. Dans les deux cas, la société est comprise ou territorialisée par l'économie de marché. C'est le surplus de l'économie marchande qui entretient la société qui ne vit pas du marché. Une distribution primaire des revenus par le marché est corrigée par une seconde distribution publique. On parlera ici de société non marchande dépendante, de second cercle de l'économie marchande. Une troisième partie de la société peut vivre sans les ressources du marché et de la redistribution. L'économie de subsistance est alors détachée de l'économie de marché, mais pas l'inverse. Car l'économie de marché est forcée d'emprunter plus que le travail, par lequel elle distribue ses revenus, à l'économie de subsistance : elle prend à la nature qu'elle ne paye pas, terres, matières et énergie. Une quatrième partie enfin peut vivre sans les ressources du marché, mais sait transformer des ressources marchandes en ressources non marchandes. Alors que la troisième partie aura tendance à se vider de ses ressources, la quatrième aura tendance à accroitre ses ressources et à stabiliser ses échanges avec la société marchande. On parlera alors de société non marchande autonome. Car elle peut s'autonomiser du marché[1]. Or tel est le problème pour les économies dont l'industrialisation a été un échec. Le drame de la social-démocratie c'est d'avoir compté sur une croissance constante de l'économie de marché, toujours en mesure d'intégrer la société, toujours capable de corriger une répartition marchande des revenus inégale par une redistribution publique équitable. Et donc d'avoir supposé un Etat toujours en mesure de suppléer aux défaillances du marché, par la guerre si nécessaire. Nous sommes dans un cas de figure où l'économie de marché domine et entretient l'économie de subsistance qui n'apparait plus comme sa base, sa condition et le moyen de son actualisation, mais sa création ou son armée de réserve comme dirait K. Marx. Cette doctrine en oublie que si elle peut donner et ne pas prendre à la société non marchande, elle ne peut plus prendre sans compter à la nature qui lui fournit la matière et l'énergie de sa croissance sans laquelle elle ne peut redistribuer à la société non marchande. Il y a désormais un rappel à l'ordre : les crises climatique et énergétique rétablissent l'économie non marchande comme condition et moyen de réalisation de l'économie marchande : les énergies fossiles et les matières premières qui ont fabriqué et animé le moteur de la croissance, de la révolution matérielle, sont maintenant la cause de l'irruption d'évènements naturels et sociaux perturbateurs dans la production marchande et non marchande. On ne peut plus prendre sans compter à la nature, le marché et la compétition ne peuvent plus s'étendre indéfiniment. Il faut désormais investir dans l'économie de subsistance plutôt que de la vider de ses substances (le travail et ses matières) pour garantir l'existence d'une économie pérenne. Une certaine réciprocité doit s'établir entre les deux étages de l'économie. Il faut développer toute l'économie et non plus seulement l'économie marchande. Les progrès techniques doivent aussi profiter à l'économie non marchande. Plutôt que d'entretenir une société non marchande dépendante (du marché), il faut songer à développer une économie non marchande autonome, afin de garantir la résilience de la vie sociale et matérielle. L'économie monétaire s'est développée dans l'ignorance de l'économie biophysique, n'obéissant qu'à sa propre dynamique de croissance. L'importance des externalités négatives et la raréfaction des matières premières et de l'énergie interpellent aujourd'hui la science économique standard. Le marché mondial n'arrive plus internaliser les coûts extérieurs qu'il fabrique, son extension ne peut plus être soutenue par le bon marché des ressources naturelles. Se manifestent des crises sociales (polarisation du marché du travail, accroissement des inégalités sociales, difficultés des régimes de redistribution) énergétiques ou climatiques. La gratuité des services de la nature a des limites, l'intervention humaine dans la nature ne laisse plus celle-ci indifférente. Cette dernière a aussi ses équilibres à défendre. La dépendance resserrée de l'industrie à l'égard des énergies fossiles et des matières premières se tend. Elle rétablit la hiérarchie éclipsée de la production non marchande sur celle marchande. Réapparaissent à l'occasion les guerres qui rétablissent la prééminence de l'Etat sur le marché, de la violence sur le commerce. . La distribution du parc mondial de machines est en jeu. Sans pétrole abondant et bon marché, le parc de machines ne peut plus croître et assurer la croissance de la production matérielle. La technologie comme moteur de la croissance ne tourne pas sans énergie fossile. L'industrie pourra-t-elle s'émanciper du système Terre et des énergies fossiles ou explosera-t-elle en vol après avoir décollé ? Il faut vraiment songer à atterrir avant que n'intervienne l'écrasement au sol. Il faut vraiment songer à une autre production et distribution du parc mondial de machines à l'origine de notre bien-être. Pour garantir la croissance, plutôt une certaine décroissance, peut-être faudra-t-il développer l'énergie atomique et créer avec elle un monde plus dangereux. Il reste que l'usage d'une telle énergie du fait de sa dangerosité, mais pas seulement, ne pourra pas avoir les usages étendus de l'énergie fossile à laquelle elle ne pourra pas se substituer, mais seulement s'ajouter (J.M. Jancovici). Une inversion et un rééquilibrage du rapport entre économie marchande et non marchande seront donc inévitables. Après que l'industrie ait dicté sa loi à la nature, c'est au tour de la nature de prescrire la sienne. La pratique de l'économie une science sociale et biophysique La Science économique (dite standard), science sociale normative et performative, se préoccupe de compétition sociale et en a oublié ses conditions extérieures, stables jusque-là. Elle a mis au cœur de sa doctrine la compétition qu'elle a établie comme le meilleur moyen d'assurer une répartition optimale des ressources. Elle a jusqu'ici réussi à pacifier la guerre. On ne peut pas extraire la compétition de l'économie. La science économique standard en a fait une valeur première, comme le libéralisme a fait de la liberté individuelle. Il s'agit pour elle de donner des prix aux choses afin qu'elles puissent être produites, réparties et consommées. Les conditions externes de l'économie, le dehors de la compétition, sont du ressort de la guerre, elles sont confiées au politique, au monopole de la violence, afin qu'il puisse assurer un fonctionnement acceptable de la compétition sociale, de la production et de la consommation. Le rapport à la nature est un rapport d'extraction, de prédation, d'abstraction violent. Le coût de la matière et de l'énergie est le coût de son extraction. On ne paye pas à la nature les services qu'elle rend, les déséquilibres que provoque l'extraction laissent la production marchande indifférente. On paye la société qui nous offre les services de la nature en ignorant ce que coûte à la nature les services qu'elle nous rend. Ses services coûtent pour elle les déséquilibres qu'elle devra rééquilibrer. Ne coûte pour nous que ce que la compétition et la guerre nous coûtent. Nous avons séparé la nature et la société, ce que cela coûte pour la nature ne coûte pas pour nous tant qu'elle ne nous demande pas de payer. Et nous avons longtemps utilisé ses services sans rien payer de ce qu'ils lui coûtent. Mais voilà que ses coûts (ses déséquilibres) commencent à nous coûter, qu'il faut donner des prix à ce qui n'en avait pas. De nouveaux coûts que nous avons du mal à supporter et qui rendent la compétition plus rude. Jusqu'où l'économie de marché pourra-telle internaliser les couts extérieurs qu'elle provoque ? Jusqu'où pourra-t-elle faire face aux dérèglements qu'elle provoque ? La guerre en Ukraine a quelque chose qui ressemble à une guerre entre des producteurs de matières premières et des producteurs industriels. Une guerre en cache souvent une autre. Face à l'accroissement des coûts de production, à l'essoufflement de la croissance, à l'endettement des économies et aux difficultés de leur politique de redistribution, les compétitions sociales et internationales deviennent plus difficiles, plus tendues. Tout se passe comme si l'économie occidentale devait se relocaliser pour éviter une déterritorialisation de l'économie mondiale autour de nouveaux pôles émergents. L'énergie est au cœur de la guerre, elle est la condition et le moyen de réalisation de la puissance industrielle. Le resserrement des contraintes non marchandes, soit le rendement décroissant de l'extraction des matières et l'accroissement des besoins de ces matières, conduit à un resserrement des liens sociaux, politiques et économiques. La compétitivité occidentale doit se protéger de la compétition de la Chine et des puissances émergentes. Il faut resserrer les marchés afin d'empêcher les décentrements du centre de gravité de l'activité mondiale. Il faut en particulier déconnecter la Chine des ressources technologiques de l'Occident, les ressources naturelles de la Russie de l'Europe, sans quoi serait menacé le niveau de vie américain, en autorisant l'émergence d'un pôle oriental et d'un deuxième pôle occidental. L'hégémonie américaine ne peut se maintenir sans une division de l'Asie et de l'Europe. Tout se passe comme si, pour éviter un destin irakien, syrien ou libyen, ce qui est arrivé à des pays où une agression extérieure a abouti à une guerre civile, ou tout simplement pour éviter une régression catastrophique suite à une forte décroissance, il faille pour les sociétés au revenu intermédiaire, rétablir l'unité de l'économie marchande et non marchande, pouvoir établir l'économie non marchande comme zone de repli de l'économie marchande. Ce n'est pas un hasard si le thème des circuits courts prend de l'ampleur dans les économies globalisées. Lesdits pays sont tombés dans une régression catastrophique parce que leur économie marchande a été détruite après que l'économie étatique ait détruit leur économie non marchande. Une fois leur économie marchande étranglée, agressée et détruite, la société n'a pas trouvé de repli dans son économie non marchande dévastée. La vie sociale et matérielle n'a pas pu retrouver de cohérence. La raréfaction dramatique des ressources, la destruction des infrastructures matérielles ont transformé la compétition sociale en guerre civile. La modernisation n'avait pas établi de structures profondes en mesure régénérer les superstructures de l'Etat-nation en même temps qu'elle avait fait perdre leur cohésion aux anciennes structures profondes, toujours latentes et malmenées. Il faut passer du modèle étatique européen de guerre contre la société, à celui du modèle d'Etat de la société, d'auto-organisation rationnelle de la vie sociale et matérielle. L'unité de la vie sociale et matérielle est à ce prix. L'économie et la société marchandes ont voulu se construire contre l'économie (nature et société) non marchande, elles ne le peuvent plus, sauf à vouloir exploser en vol, s'écraser au sol. Au contraire des sociétés industrielles, la compétition se dégrade en guerre à l'intérieur de leurs frontières, l'économie de marché ne peut pas se replier derrière des frontières politiques et l'économie publique ne peut pas prendre le relai de l'économie de marché. La science économique est-elle donc sociale ou biophysique ? Elle était seulement sociale avant que ne fassent irruption les coûts de la nature dans les coûts sociaux. On comptait les coûts de la nature dans les coûts d'appropriation non économiques des services de la nature, mais dès lors que ceux-ci commencent à varier à la hausse, ils affolent la compétition marchande, sa dimension biophysique s'impose alors à nouveau et contraint à une intervention étatique. La notion d'énergie renouvelable fait alors son apparition. Les « lois de la nature » n'offrent plus la stabilité et la même profitabilité. Les « lois de l'économie » sont alors subordonnées, ses hypothèses irréalistes et les « cygnes noirs » (Nassim NicholasTaleb 2007) se multiplient. La dichotomie nature/société et ses suites La problématique théorique cependant reste toujours enfermée dans l'opposition nature société, la science économique n'est pas sociale ou biophysique, elle est sociale et biophysique. Il n'y a plus un monde biophysique stable d'un côté et un monde socio-économique variable, mais maîtrisable de l'autre. Ils se mettent à varier tous les deux ainsi que la régularité de leurs variations. On peut de moins en moins s'en tenir à des régularités définitives, d'autant plus que la compétition sort de ses gonds, refuse de se stabiliser, de rester pacifique. L'approche systémique définira le système économique comme un sous-système du système écologique. Mais là encore la division théorique société nature est sous-jacente. Or, il y a pratiquement continuité, interpénétration et coopération des éléments humains et non humains : ils forment des collectifs mixtes. La nature est dans la société et la société est dans la nature. L'homme, la machine, l'énergie et la matière interagissent l'un sur l'autre, échangent leurs positions dans de multiples processus. Pratiquement, on ne partage pas nature et société, comme on le fait théoriquement, globalement pour un usage politique. Celui de séparer société et nature, la première dominant la seconde, ce à quoi se sont attachées une Science et une Politique surplombantes dans le cadre de la division sociale de classes. L'opposition de la société à la nature est une guerre de la société à la nature. Selon Boaventura de Sousa Santos[2], les scientifiques, j'ajouterai les financiers, doivent passer de l'avant-garde à l'arrière-garde de la société. Derrière la société et la nature qui expérimentent leur coopération afin que les points de vue de la pratique scientifique et de la pratique sociale se prolongent. Afin que croyance et savoir, nature et société, Etat et société retrouvent leur unité non antagoniste. Il faut rétablir l'homme dans la nature, les collectifs dans leur écosystème. L'homme est une partie de la nature, comme les autres « choses » qui en font partie. Il n'est pas le sujet et la nature ses objets, il est un agent qui peuple une biosphère avec d'autres agents avec lesquels il coopère, auxquels il dispute la place, mais sans lesquels la biosphère ne pourrait être entretenue, sans lesquels il ne pourrait survivre. Sa tendance utopique à l'abstraction, à tout marchandiser, à tout artificialiser devient toxique pour la biosphère. Sur sa lancée, il est conduit à s'en séparer, à s'exterritorialiser. Autrement, pour ne pas en souffrir, être intoxiqué à son tour, il lui faut redescendre parmi les agents de la biosphère, l'entretenir avec eux, pour pouvoir continuer à y vivre. Il lui faut pour cela, accepter de vivre avec eux, sans l'attitude esclavagiste et le confort que lui accordait le statut de maître. Peut-on compter pour ce faire sur un Occident qui a atomisé la société, soumit la compétition sociale au capital financier, répand la guerre dans le monde et a sexualisé l'amour ? Peut-on compter sur lui pour penser à l'avenir de la planète, lui qui préfère prendre les enfants des autres, les soumettre à la corvée, plutôt que d'élever ses propres enfants ? Ne court-il pas à sa ruine et celle de la planète ? Il faut rétablir l'humain dans ses relations non humaines. La machine se substitue à l'homme, l'énergie fossile à l'énergie humaine, comment continuer à séparer ces éléments ? Il faut cesser de faire la guerre aux producteurs de la biosphère. Nous nous sommes enrichis en dévastant nos milieux, sans nous soucier de leur reproduction, de leur puissance d'agir. Nous ne pensons même pas qu'il nous faudra faire marche arrière, substituer l'homme à la machine, l'énergie humaine à l'énergie fossile, nous peinons à en accepter l'idée même si le processus doit et peut être réversible de nouvelles manières. Pour notre confort matériel, nous aurions souhaité que le processus de substitution soit irréversible, la flèche du temps unidirectionnelle. Le concept d'énergie renouvelable ne semble pas devoir porter atteinte à notre mode de vie, à notre préférence pour une relation esclavagiste aux êtres. Il faut rétablir l'humain dans des relations non esclavagistes aux diverses entités vivantes. Les sociétés d'hommes « libres », modernes et antiques, se sont édifiées sur le dos de sociétés d'esclaves. Le drame pour les sociétés postcoloniales c'est que l'inversion d'un tel processus de substitution de la machine à l'homme a quelque chose d'invraisemblable. Elles ne peuvent pas faire marche arrière, leurs machines n'ont pas été fabriquées par leurs sociétés : elles n'en ont pas la genèse et la généalogie. Elles ne savent pas déconstruire les machines qu'elles utilisent, elles ne sauront pas les reconstruire de nouvelles manières. Leur état aurait été bien différent si cela n'avait pas été le cas. Maintenant que nous devons repeupler nos milieux avec d'autres agents, les viabiliser pour ne pas périr, il nous faut comme faire remonter la mémoire de nos terres, de nos industries, redonner une généalogie à nos machines afin que le processus de substitution des éléments du processus de production puisse être efficient. Il n'y a plus de nature et de société, de sujets et d'objets, mais des agents et des collectifs humains et non humains qui entretiennent, font vivre ce de quoi ils dépendent. L'Homme n'est pas Dieu, les humains et les non-humains ne sont pas des esclaves, son monde n'a pas été, ne sera pas sa création. Sont corrélatives de cette dichotomie théorique entre nature et société la dichotomie théorique entre société et Etat, entre expérience et théorie. Il y a dichotomie, lorsque l'Etat n'est pas dans la société et la société n'est pas dans l'Etat et que c'est l'Etat qui croit faire la société, d'abord par la guerre, ensuite par la loi. Il y a dichotomie, lorsque la théorie n'est pas dans l'expérience et l'expérience dans la théorie, lorsque la Théorie veut façonner le monde à son image ; lorsque le savoir n'est pas dans la croyance, que la croyance est ignorance et que la croyance n'est pas dans le savoir, ses hypothèses et son épistémologie. Bref, lorsque la société n'est pas dans la nature, l'Etat n'est pas dans la société et le savoir n'est pas dans la croyance. Lorsque la société fait la guerre à la nature pour la dominer, l'Etat fait la guerre à la société, le savoir fait la guerre à la croyance populaire. Les sociétés modernes industrialisées n'ont cependant pas généralisé la pratique de ces dichotomies, dans leurs laboratoires contrôlés par le capital financier elles ont rétabli l'unité de la nature et de la société, de la théorie et de la pratique. Par contre, elles ont séparé la société du savoir et de la politique, elles ont fabriqué une société de croyants ignorants d'un côté et établi l'unité du savoir, du capital financier et de l'Etat d'un autre. Dans les sociétés postcoloniales, ces oppositions érigées en dichotomies au plan théorique n'ont pas retrouvé d'unité au plan pratique. Pas de société de classes au plan global, de direction cohérente des affaires d'un côté et pas de pratiques scientifiques de l'autre. Cela apparaît ainsi : nous pratiquons des théories (exogènes), mais ne théorisons pas nos pratiques. Nous n'avons pas la théorie, la pensée de nos pratiques, de nos échecs. Nous faisons ce que disent les théories, mais n'obtenons pas les résultats qu'elles prédisent. Nous essuyons des échecs continuels, car nous avons perdu au plan pratique l'unité de la théorie et de la pratique, la théorie ne se faisant pas pratique de la théorie et la pratique ne se faisant pas théorie de la pratique. Nous avons rompu le cercle qui convertit théorie et pratique. Nous ne pouvons/voulons pas évaluer nos pratiques, comparer la théorie et ses résultats pratiques, nous refusons de penser nos pratiques. Nous prenons trop au sérieux ou prétextons le Savoir occidental et peu au sérieux ses expériences, les plus mauvaises nous contaminent alors. Nous ne voulons pas voir que pratiquement la société est dans l'Etat, l'Etat dans la société, la théorie dans la pratique et la pratique dans la théorie. Nous empruntons des hypothèses dont nous ne voulons pas publiquement évaluer le résultat de leur mise en œuvre. Comme si l'on se disait : ces hypothèses ne sont pas les nôtres, leurs résultats publics ne nous intéressent pas, seuls leurs résultats privés importent. Ce qui importe ce n'est pas qu'elles soient valides, c'est qu'elles aboutissent à des résultats qui intéressent l'accumulation privée. Plus largement, nous ne prenons pas au sérieux, ne croyons pas ces théories. Elles ne revêtent nos actions que pour mieux nous mouvoir dans le monde d'aujourd'hui. Nous ne les éprouvons pas, ne les discutons pas, ni ne cherchons à établir les vraies théories de nos pratiques. Nous ne nous en sommes pas donné la mesure. Nous ne voulons pas voir que pratiquement la société est dans l'Etat, au Nord la société de classes dans l'Etat, l'Etat de classes dans la société, au Sud la tribu dans l'Etat et l'Etat dans la tribu. Nous pratiquons la théorie d'un Etat postcolonial, une théorie de l'Etat en général, qui nie que la tribu est dans l'Etat, qui veut vider l'Etat de la tribu comme l'a fait l'Occident, sans avoir pu ni voulu construire comme lui de société de classes. Nous avons vidé l'Etat de la société et la société de l'Etat, nous les avons vidés de leur substance. Ils s'exténuent, les frontières sociales se brouillent. Nous continuons à ne pas prendre au sérieux la maxime populaire selon laquelle « il n'y a pas d'Etat ». Faudra-t-il attendre qu'une telle maxime s'épanche sur tout l'écran de notre vision pour que nous ne puissions pas écarter le tableau du revers de la main ? Le tribalisme défera l'Etat, comme cela paraît déjà en Afrique, mais de quelles tribus s'agira-t-il ? Des tribus en armes, tribus de « vrais hommes », mais mauvais ingénieurs, incapables de se confédérer, d'établir un tissu social cohérent de liens nationaux et régionaux ? Nous ne voulons pas voir que pratiquement la société est dans la nature et la nature dans la société, que le nomade était dans le désert, ou entre le désert et les oasis, que le semi-nomade était dans les hautes plaines, ou entre plaine et montagne, que le montagnard était dans la montagne ou entre la montagne et la plaine. Nous pensons que ces unités de l'homme et du milieu ne sont plus celles d'aujourd'hui, que nous habitons aujourd'hui l'artificiel. En sommes-nous si certains ? Jusqu'où pourrons-nous pousser l'artificiel, dépendre que de ce que nous produisons ? Les villes européennes ne sont pas de nulle part, elles ont d'abord été le fait d'échanges entre des milieux dans un cours des choses. Les marchés se sont établis entre des tribus, puis entre des villes, leur commerce proche d'abord et lointain ensuite. Le commerce lointain qui s'est développé a construit les mégapoles. Quelle ville algérienne peut aujourd'hui circonscrire l'espace dont elle dépend et le stabiliser ? Les routes coloniales qui ont surimposé des marchés à nos marchés continuent de dresser les cartes de nos échanges, de nos dépendances. L'Ouest algérien, agropastoral, est moins peuplé que l'Est montagneux, car moins pluvieux. Comme dans le Sud algérien, en Algérie, la vie c'est l'eau, ce n'est pas la terre (N. Marouf). La vie marchande viendra-t-elle démentir le fait qu'une telle réalité biophysique restera déterminante ? Ce n'est pas la crise climatique causée par l'effet massif de l'industrialisation sur la biosphère qui le fera. La biosphère a cessé d'être indifférente, les forces qu'elle manifeste menacent notre existence. L'occidentalisation du monde touche à sa fin. Ce qui cause nos aveuglements est l'ensorcèlement auquel la vie marchande nous soumet. Nous sommes possédés par la compétition marchande. Nous sommes aveuglés par la richesse matérielle et nous sommes tenaillés par une soif de consommation. Nous ne voyons plus le tort que nous causons à nos milieux sociaux et biophysiques. Les feux et les Lumières occidentales continuent de nous hypnotiser, de nous happer. Nous payons le prix en détruisant nos environnements sociaux et biophysiques. J'ai longtemps compté sur mon travail et délaissé ma famille pour devenir un homme, on dira aujourd'hui capital humain plutôt que travail ; j'ai alors buté sur le capital social des autres après avoir détruit le mien, je me suis rendu compte que sans lui mon capital humain ne pouvait pas être apprécié. Puis sur le capital naturel qui a certes financé mes études et celle de mes enfants, mais qui ne sera plus là pour mes petits-enfants. Nous en venons à exporter notre capital humain, à dissiper notre capital naturel et à détruire notre capital social. De savoir-faire à proprement parler, durable et résistant, il faut chercher à la loupe où il se niche. Je ne me flagellerai pas pour autant, car je ne pouvais pas échapper à un tel cours des choses. C'est le bout du tunnel qu'il faut regarder. L'exportation de notre capital n'est une catastrophe que s'il est définitif, devient une perte sèche. Car, il y a longtemps que l'on aurait dû adopter une politique d'appropriation du savoir-faire étranger qui ne dénaturerait pas nos façons de penser et de faire. Nous n'avons pas fait de l'émigration une force, bien qu'elle fût le fer-de-lance de la lutte d'indépendance. On a plutôt songé à s'en protéger de crainte qu'elle soit utilisée contre notre souveraineté. On n'a pas pensé vraiment à en faire une force, afin qu'elle ne devienne pas une faiblesse. L'occidentalisation du monde touche à sa fin. « L'Europe n'est plus au centre du monde, l'histoire européenne n'incarne plus « l'histoire universelle », mais ses catégories de pensée et ses concepts politiques continuent de régir les sciences sociales, la discipline historique et nos représentations politiques. Avoir pour projet de provincialiser l'Europe n'équivaut pas à rejeter la pensée européenne, il ne s'agit pas de prôner une « revanche postcoloniale ». Mais la pensée européenne, aussi indispensable soit-elle, est inadéquate pour appréhender l'expérience de la modernité politique dans les nations non occidentales. »[3] Inadéquate pour appréhender et conduire l'expérience des nations occidentales. Inadéquate pour appréhender, mais surtout adéquate pour invisibiliser leur expérience comme dit l'auteur de The end of the cognitive empire[4]. La Science moderne a jeté les savoirs non occidentaux dans les poubelles de l'histoire et leur expérience dans des malfaçons de l'expérience occidentale. Les sciences sociales ont exproprié les sociétés non occidentales de la théorie de leurs expériences. Elles ont construit une ligne abyssale[5] entre les savoirs occidentaux et non occidentaux : elles ont divisé le monde en sociétés de la Science, rationnelles, et celles qui leur résistaient particulièrement en sociétés croyantes, irrationnelles. Elles ont voulu donner une tête occidentale (bien faite) à des corps non occidentaux (mal fait), espérant que cette tête puisse refaire le corps, un nouveau corps avec les matériaux de l'ancien. On connaît le résultat. Les sociétés dont le corps n'a pas voulu penser la tête, lui faire place, ont vu leur corps dépérir. Celles qui se sont préoccupées de la santé de leur corps ont pu se donner une bonne tête. Rappelons que la guerre ou le colonialisme s'efforce de décapiter les sociétés qu'il soumet, pour leur donner les têtes qui lui conviennent. Le tout étant de savoir ensuite quelles guerres se livreront les deux corps étrangers que sont devenus la tête et le corps étêté. En se rappelant que le corps est le tout et la tête la partie. La métaphore biologique ne dit pas ce qui est, mais suggère ce qui se passe. Mais les temps ont changé, pour rester dans la métaphore biologique, la greffe occidentale n'a pas eu les mêmes résultats partout. En Extrême-Orient, ils ont donné rapidement ou lentement des plants, des sociétés et des groupes vigoureux, mais différents de ce que la greffe aurait pu laisser supposer. C'est que le corps a su y remettre la tête à sa place. C'est que ces sociétés ont pu penser leur propre expérience, produire et éprouver leur propre savoir. Cette région était déjà familière avec une certaine compétition, une compétition non libérale. Elle a pu entrer et ne pas craindre la compétition internationale, elle a fait autant puis mieux que l'Occident et à moindre prix. Aujourd'hui ce ne sont plus seulement les sociétés d'Afrique et d'Amérique latine qui ont peur de la compétition, mais aussi, et surtout l'Occident. La peur aujourd'hui, comme disait une de nos célébrités, a changé de camp. Aussi abandonne-t-il la compétition pour la guerre. En guise de conclusion. Il est urgent de rétablir l'unité de l'homme et de son milieu physique, technique et social. Il n'y a pas de nature sans médiation technique. Notre rapport à la nature n'est pas nu, direct, il passe par de nombreux médiateurs non humains, entités et dispositifs. La société ne peut pas être fantasmée, construite par le haut, asservie par la technique. La vie matérielle dépend de productions non marchandes. Cette dépendance se resserre. La production marchande a ses « racines » non marchandes dont il faut prendre soin. L'extractivisme marchand épuise la production non marchande et la décroissance en est la conséquence. Nous ne pouvons pas vivre indéfiniment hors-sol, déracinés. Les turbulences futures menacent de nous semer aux quatre vents. La société ne peut pas se construire non plus sur la ligne abyssale qui divise la société en élite savante et en société croyante et ignorante. Cette voie peut être suivie par la force, la société peut s'y faire quand elle y trouve son avantage - le savoir ayant un coût, en être épargné n'est pas sans avantage, mais le coût de l'ignorance devra être payé un jour. Face à la décroissance, nous paraîtrons alors bien démunis. La force pourra changer de camp ou plus exactement la violence se disséminer, dès lors que la société souffrira de son ignorance et en fera les frais. Il est impératif de resserrer nos liens, et pas simplement nos liens sociaux et politiques, comme la tendance est partout forte. Si cela se fait sans un resserrement de nos liens non sociaux (le milieu technique et biophysique), il faudra subir la décroissance qui devra être imposée au grand nombre qui ne voudra pas y consentir. On aura alors choisi la pauvreté au lieu de la sobriété (J. M. Jancovici). *Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif. ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia. Notes : [1] Cela fait penser à la théorie chinoise de la double circulation de l'économie marchande, cette fois appliquée à toute la vie matérielle. [2] Boaventura de Sousa Santos, The End of the Cognitive Empire: the Coming of Age of Epistemologies of the South, Duke University Press, 2018. [3] Dipesh Chakrabarty. Provincialiser l'Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique. Paris, Ed. Amsterdam, [2000] 2009, ... [4] Boaventura de Sousa Santos, The End ... [5] Ibid.