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Pourquoi ne disposons-nous pas de cadastre ?
Publié dans Le Quotidien d'Oran le 16 - 11 - 2023

Nous ne disposons pas de cadastre parce que la construction par le haut de la société n'a pas « compris » la société, parce que le rapport de l'élite et de la société n'a pas été de « compréhension » mutuelle. Ce rapport d'incompréhension mutuelle devient manifeste à l'échelle de toute l'humanité.
La crise climatique oppose des scientifiques qui réclament l'abandon des énergies fossiles et une société dont la demande d'énergie fossile ne faiblit pas. L'humanité rebute à renoncer à ses nombreux esclaves mécaniques, les économistes à la croissance, le monde à ses compétitions. On incrimine le politique, l'offre, les entreprises, les pays pétroliers et les banques qui leur prêtent, mais pas les consommateurs d'énergie. Les humains se regardent toujours au travers de leurs politiques pour éviter de voir ce qu'ils ne veulent pas voir. Il ne faut pas incriminer les riches qui consomment plus que tous les autres, ce serait incriminé l'enrichissement, mais des politiques abstraites qu'il ne faut pas rapporter aux comportements collectifs des citoyens.
On oppose régimes démocratiques et régimes autoritaires pour ne pas voir que l'autoritarisme se justifie toujours par l'opposition entre une élite et une société, une élite qui prétend connaitre les intérêts de la société mieux que ne les connait la société elle-même. Ce contre quoi s'est élevé le libéralisme occidental. Ce sur quoi se fonde l'autoritarisme des sociétés postcoloniales et l'illibéralisme de certaines démocraties. Et pour ne pas voir aussi que certaines sociétés ont déjà intériorisé les contraintes d'un fonctionnement collectif et d'autres n'y parviennent pas encore.
Compréhensions mutuelles
Il faut voir le rapport de l'élite et de la société comme un rapport de compréhension interne et externe. L'élite doit être «comprise» dans/par la société et elle doit pouvoir «comprendre» la société. L'élite doit être dans la société, la société dans l'élite. Ce rapport de « compréhension » mutuelle permet à l'élite d'entrainer la société en la débordant, de la conduire d'un état à un autre. Mais lorsque l'élite se déporte trop loin de la société au point de lui devenir étrangère, elle s'expose à ne plus pouvoir «comprendre» la société, à être contrainte d'imposer « sa » compréhension à la société. Il y a alors comme un hiatus entre les croyances et désirs de la société et les «révélations» de l'élite. L'élite ne peut plus entraîner l'ensemble de la société, elle ne peut que la laisser aller et contenir ses débordements. La société confrontée alors à ce qu'elle ne veut pas subir accusera le politique et certaines élites de l'avoir mal conduit.
Je soutiens depuis un certain temps que c'est l'écart entre les élites postcoloniales et leur société, lui-même sous-tendu par l'écart entre le monde et les sociétés postcoloniales, qui est à la base de l'autoritarisme dans ces sociétés. Il est le fait d'élites qui n'arrivent pas à résorber l'écart entre leur société et le monde, à établir un rapport de compréhension mutuelle entre la société et le monde. La société est mal dans le monde, le monde est mal dans la société. Le problème politique n'est pas dans l'écart lui-même, il distingue l'élite de la société. Il est dans la manière dans laquelle l'écart est traité et se termine : résorption lente ou brutale. La persistance de l'autoritarisme est due à l'incapacité de l'élite à « se comprendre » à la fois dans la société et dans le monde. L'écart entre les personnes qui savent et celles qui ne savent pas ne disparaitra jamais, il se renouvèle constamment, il se creuse et se résorbe d'une expérience à une autre. Le problème est dans l'élite qui se comprend dans le monde, mais ne comprenant plus la société, ne fait plus se comprendre la société et le monde. La société n'a alors plus foi dans ceux qui prétendent savoir ce qu'elle ne sait pas. La confiance se gagne et se perd dans les rapports de compréhension et d'incompréhension qui existent entre le monde et l'élite, l'élite et la société et finalement entre le monde et la société.
Les sociétés occidentales qui se distinguent par leur confiance en la Science, tournent au populisme, à la démocratie illibérale, dès lors qu'une telle confiance s'érode. C'est que la Science ne fait pas partager à la Société une expérience commune, la pratique scientifique. La Science a séparé la Société de son expérience, la pratique scientifique n'est plus au cœur (des pratiques) de la société, elle s'est substituée au politique (B. Latour) et est devenue la servante de la finance.
Quels choix effectueront les sociétés face à la crise climatique : sobriété, solidarité et démocratie sociale ou inégalités sociales, pauvreté et autoritarisme ? Cela va dépendre pour les sociétés riches de la confiance des sociétés dans leurs élites. Pour l'heure, dans les régimes démocratiques, c'est le hiatus entre les élites et la société qui se creuse. Les promesses d'enrichissement ne tiennent plus et les élites ne peuvent pas être des oiseaux de mauvais augure. Dans les régimes autoritaires, où le hiatus entre les élites et la société est à l'origine de leur autoritarisme, cela va dépendre de la nouvelle confiance des individus dans leurs communautés et leur expérimentation. C'est ce dernier point qui nous intéresse ici.
Différenciations de la société et des formes de propriété
Pour arriver aux constructions auxquelles elles sont parvenues aujourd'hui, les sociétés ont commencé par se différencier en sociétés civiles et sociétés politico-militaires. Qu'une telle différenciation ait opéré sur une base de classes ou pas. Pour les sociétés postcoloniales, la construction stato-nationale a été l'œuvre d'une élite politico-militaire qui n'a pas eu le bénéfice du soutien d'une élite économique et scientifique. La confiance acquise par cette élite dans le combat anticolonial a été érodée par son incapacité à susciter une élite économique et scientifique en mesure d'assurer la sécurité matérielle de la société. Autrement dit, par son incapacité, son refus et sa peur d'une différenciation sociale suscitant une élite scientifique et économique. Il n'y a pas eu de dynamique de différenciation sociale efficiente, la société n'a donc pu produire les élites dont elle avait besoin pour sa sécurité. J'en ai déjà parlé dans des textes précédents, la différenciation fondamentale du civil et du militaire n'a pas pu se développer en de nouvelles différenciations dans le savoir et l'avoir. Pas d'élite scientifique et d'élite économique pour médier le rapport de la société au monde et par conséquent pas de bonne insertion de la société dans le monde. L'absence de différenciation du politico-militaire en politico-économico-scientifico-militaire, ou autrement dit, de la société en sphères politique, économique, scientifique et militaire concurrentes et complémentaires, est le résultat d'une expropriation de la société de son expérience, d'une Science qui s'est substituée à la politique et a privé la société de l'expérience du monde en vidant la pratique sociale de l'expérimentation. Cette indifférenciation a conduit à la résorption du politique dans le militaire. L'absence de différenciation du politico-militaire repose en bonne partie sur l'indifférenciation des droits de propriété qui affecte et limite le développement et la circulation des droits de propriété, le développement des échanges. Nous avons connu une forme de propriété : la propriété collective, celle précoloniale des collectivités locales et celle postcoloniale de la communauté nationale. Avec le trait distinctif que la propriété de la communauté nationale qui ne procédait pas de la propriété des communautés locales, mais de la propriété coloniale, subissait une politique qui ne rétablissait pas son rapport avec la propriété des collectivités locales. La propriété privée exclusive a maintenant du mal à trouver sa place devant procéder de la privatisation de la propriété d'Etat. En vérité, la propriété privée exclusive ne peut être obtenue qu'à partir de la propriété privée non exclusive, comme s'effectua la différenciation de la propriété en propriété arch et propriété melk. C'est dans le processus d'abstraction du travail que se définit la forme d'appropriation[1]. Avec l'économie de marché, la propriété privée non exclusive se convertit en propriété privée exclusive qui permet d'aliéner le droit de propriété. Notons pour le moment que la terre ne peut pas être considérée comme une pure marchandise, elle est le produit d'un milieu social et naturel dont elle ne peut être complètement abstraite. Elle est plus que le facteur de production d'une fonction de production homogène. Au plan social, comme nous allons le soutenir, plutôt que promise à la propriété privée exclusive, on la dira promise à un faisceau de droits : droit de la communauté nationale, droit d'une collectivité locale et droit d'un exploitant.
Ce problème de différenciation et d'articulation des formes de propriété explique pourquoi nous ne disposons pas de cadastre. L'absence de frontières nettes entre les différentes formes de propriété tient dans deux raisons. Premièrement, le refus d'effectuer un historique de la propriété, de faire sa généalogie afin de ne pas adosser la propriété aux collectivités locales. Deuxièmement, dans une politique de privatisation qui attend ses propriétaires. Au marché de la terre, il faut donner ses acheteurs. Pourquoi nous ne disposons pas de cadastre ? La réponse peut tenir dans une phrase : la volonté de construire la société, la propriété par le haut, avec une élite qui n'en a pas le pouvoir[2].
Pour assurer la stabilité sociale, nous avons besoin d'un autre rapport à la terre qui ne soit pas celle du capital financier. La terre n'est pas un facteur de production comme les autres, il n'est pas substituable, il ne peut pas être remplacé par un autre facteur de production, le travail et le capital, comme dans la fonction de production des économistes néoclassiques. La privatisation de la propriété publique ne peut pas livrer la terre au travail, mais au capital financier. Elle déracine la société de la terre, de la nature. De nous être émancipés de la propriété privée non exclusive, nous avons coupé nos liens avec la nature, nous n'en sommes plus responsables. Nous l'avons livrée à la production. Nous vivons désormais comme dans une société hors-sol. L'Etat postcolonial a jusqu'ici poursuivi le processus colonial de séparation de la société et de la terre qui le pousse actuellement à livrer la terre au capital financier.
La société algérienne a été expropriée de sa propriété par le colonialisme. Cette expropriation a transformé la société, de petits producteurs de subsistance en travailleurs déracinés, en khammès, salariés et marchands. À l'indépendance, l'adoption du socialisme comme doctrine par une société déstructurée a adopté la « forme supérieure de production », la grande exploitation avec les domaines autogérés. En simplifiant beaucoup, avec l'abandon de la doctrine socialiste, nous passons à la grande exploitation privée. Toujours le même modèle de la grande exploitation avec un changement dans la gestion, d'une gestion étatique à une gestion privée plus performante du point de vue financier.
Les deux gestions reposent sur le même rapport du travail à la terre, le rapport de deux facteurs de production. Ne compte que leur participation à la production marchande. Nous ne sommes plus dans un rapport de dépendance collective à la terre, non plus dans un rapport interne à la nature, mais dans un rapport externe de domination, d'artificialisation. Notre terre n'est plus notre terre nourricière, elle est un capital comme un autre auquel on n'attache plus qu'une valeur marchande.
Nous hésitons seulement à disjoindre propriété publique et propriété privée pour établir la suprématie de la propriété privée. Nous hésitons à livrer la terre au marché, nous imaginons la guerre civile à laquelle cela pourrait conduire. Sous la pression des besoins sociaux, nous laissons faire une appropriation privée informelle de la propriété collective nationale, l'Etat concède à des investisseurs l'exploitation de grandes surfaces.
La colonisation a rompu l'attachement du paysan, de la collectivité à sa terre. La société postcoloniale a poursuivi son ouvrage, le mouvement d'abstraction de la terre et du travail est supposé facteur de progrès. Il fallait encourager la grande exploitation afin d'industrialiser l'agriculture. Il fallait introduire le traitement chimique et mécanique dans le travail de la terre. Il fallait aussi transformer la société, faire d'une société rurale une société industrielle, faire d'une société de fellahs, une société d'entreprises et de salariés. Mais on ne redistribuera pas la terre coloniale et on ne choisira pas d'industrialiser le travail du fellah, d'y introduire le traitement mécanique et chimique. On ne le laissera pas juge, on n'investira pas dans le savoir paysan ou fermier, le capital humain, on poursuivra l'ouvrage colonial en continuant de séparer le travail de son objet de travail. Et on n'investira pas dans l'expérimentation agronomique. Par qui, pourquoi demandera-t-on ? L'accumulation primitive du capital se poursuit et ne s'achève pas, comme dirait le professeur Abdellatif Benachenhou. Tout se passe comme si, seul importait la séparation du travailleur de son objet du travail. On n'observait pas alors que la rupture de l'unité du travail, par une telle séparation du travail humain et du travail naturel et la soumission du second au premier, n'allait pas aboutir à une intensification du travail, une accumulation du capital.
« Les faits sont têtus », le processus d'accumulation primitive ne veut pas s'achever, le capital n'arrive pas à s'accumuler, va-t-on persister sur cette voie ? Il est temps de basculer dans un autre régime d'accumulation. On ne peut pas continuer de faire comme avant. C'est l'intensification du travail de la nature que le travail humain doit viser et non la substitution du capital industriel au capital naturel. Et le produit d'une telle intensification ne peut être approprié de manière privative exclusive. Les bénéfices étant collectifs, les citoyens doivent être responsables de leur environnement, de l'usage qui est fait de leur terre. La terre ne les servira pas si elle n'est pas servie. La collectivité nationale, la collectivité locale et l'individu, chacun doit être responsable à son échelle. Avec la crise climatique, les épreuves, collectives, vont être et douloureuses, d'autant plus douloureuses que les responsabilités seront diluées.
Un autre régime d'accumulation signifie une autre dynamique d'accumulation, une dynamique soumise à la croissance du capital de la société dans son ensemble et non du seul capital financier. La sécurité alimentaire exige un autre rapport entre les formes de capitaux que celui dominé par le capital financier qui tend à substituer toujours davantage de capital au travail, elle demande une intensification du travail de la nature par le travail et moins par le capital. Le capital financier doit être au service du développement du capital de la société, autrement dit, des rapports entre le capital naturel, le capital humain et le capital social. Le capital de la société est un tout, il mêle ses différentes formes, l'un ne se développe pas sans l'autre. Le capital financier est la forme nomade du capital, il s'attache à convertir et faire circuler les autres formes de capital. Le capital naturel et le capital social sont les formes sédentaires. Dans les sociétés postcoloniales qui ne disposent pas de centres d'accumulation, le capital financier détruit le capital naturel et le capital social et investit peu dans le capital humain.
On peut comprendre aujourd'hui que l'attachement à la terre ne doit pas être vu du seul point de vue de l'économie marchande. On ne peut plus croire qu'il sera possible de substituer continuellement du capital au travail vivant de l'homme et de la nature, que l'on pourra multiplier indéfiniment les machines, substituer continuellement des produits industriels aux produits naturels. Au contraire, avec la crise climatique, il va falloir inverser le processus de substitution des « facteurs de production ». Il va falloir utiliser plus de terres et plus de travail humain. Au lieu de s'extraire de la nature, de se détacher de la terre, il faudra apprendre à être en meilleure prise avec ses éléments.
La confiance dans la communauté, ‘inek hiya mîzânek
La confiance dans le droit passe par la confiance dans la communauté. Croire que les individus respecteront les règles que la communauté s'est données. Comment faire confiance à des inconnus, à des agents dont on ne connait pas le fonctionnement. Il faut admettre que dans notre société on continue de n'accorder sa confiance qu'à ce que l'on voit. On n'accordera la confiance qu'à une personne dont on connait le fonctionnement. On ne croira pas à un fonctionnement général supposé des individus, mais à un fonctionnement général qui tend à s'imposer et que l'on aura vérifié. On n'obéira pas à des règles de conduite auxquelles dérogent beaucoup d'acteurs, on obéira à celles auxquelles ils obéissent. Nous ne respecterons des règles que parce que nous savons qu'elles seront respectées, que nous n'en serons pas les victimes, qu'elles ne profiteront pas aux « passagers clandestins » et que les contrevenants subiront la sanction collective.
Comment une communauté d'individus qui ne se connaissent pas pourraient-ils se faire confiance, à quelles règles pourraient-ils se fier pour coopérer et régler leur conduite ? Comment cela peut-il être possible ? Il est erroné de supposer que les citoyens obéiront de plein gré aux règles légales d'une communauté composée d'individus dont la conduite est soumise à la règle ‘inek hya mîzânek. Ils obéiront malgré eux quand ils le devront. Disons-le crument, les règles d'une communauté nationale ne peuvent pas s'imposer aux individus autrement que par la contrainte lorsque les règles de cette communauté contreviennent aux habitudes des individus. Cette dichotomie entre les habitudes des individus et les règles de la communauté nationale qui fait que ces dernières ne procèdent pas des habitudes des individus et de leur transformation progressive est à l'origine de l'autoritarisme des élites. Les individus et les collectifs doivent participer, s'impliquer dans la transformation de leurs habitudes. Ils doivent intérioriser les contraintes d'un fonctionnement collectif. Autrement la société fonctionnera sur deux plans, celui qu'impose la communauté et celui que suivent les individus. On ira de l'un à l'autre selon l'intérêt en jeu.
Les élites n'arriveront pas à impliquer la société dans le respect d'un fonctionnement général si elles ne commencent pas par faire avec les habitudes qui s'imposent aux individus et qu'ils constatent de visu. Les élites ne seront pas « comprises » par la société, si ce qu'elles lui demandent contrevient avec ce qu'elle fait. Pour transformer la conduite des individus, aligner, emboiter les intérêts individuels et les intérêts collectifs dans un intérêt général, elles devront transformer ce qu'elle fait, montrer que ce qu'elle ne voit pas n'est pas sans rapport avec ce qu'elle voit. Le processus de régularisation du fonctionnement général (la stratégie) doit tenir les deux bouts des intérêts particuliers et de l'intérêt général. La stratégie des élites doit viser pour ce faire la construction d'intérêts collectifs qui emboiteront les intérêts individuels dans l'intérêt général. Ainsi la société aura-t-elle intérêt à intérioriser les contraintes d'un fonctionnement collectif, à croire à ce qu'elle ne voit pas, mais qu'elle sait agir sur ce qu'elle voit.
Attachement à la terre et sens commun
S'attacher à la terre, c'est accepter de faire collectif, c'est refuser de se faire déraciner. C'est accepter d'être copropriétaire avec une communauté locale et une communauté nationale. C'est partager la propriété. C'est dans le même temps refuser de faire du travail une marchandise, un simple facteur de production qui est promené au gré des vents du marché du travail. C'est accepter de faire du travail humain un travail pour le travail humain, du travail humain un travail pour la nature, comme le travail de la nature est un travail pour le travail humain ; de faire du travail un travail pour la nation, comme le travail de la nation est un travail pour l'individu ; un travail individuel pour le travail collectif, comme le travail collectif est un travail pour l'individu. Un travail humain marchand et non marchand, comme un travail de la nature, marchand et non marchand. Les forêts travaillent (stockent le gaz carbonique et libèrent de l'oxygène) pour les humains, les montagnes « travaillent » (stockent l'eau) aussi pour les humains et les biens qu'elles produisent ne sont pas tous marchands, privatisables. De même pour la monnaie, par laquelle on (la banque centrale et d'autres institutions) distribue un pouvoir d'achat. S'attacher à la terre, c'est donc s'attacher à un travail privé et un autre collectif, à un travail humain et un autre de la biosphère. C'est s'attacher à un groupe social qui fait corps dans un pays, une biosphère. C'est renoncer à l'anthropocentrisme, c'est accepter le biocentrisme.
Comment séparer la terre de la biosphère, la terre de l'eau et du feu ? Dans le capital naturel, il faut distinguer la terre et l'eau. Avec la crise climatique, c'est l'eau qui devient le facteur décisif. Dans le nouveau rapport à la terre, il faut une autre place aux Montagnes et aux forêts. Sans propriété collective, la propriété privée et la propriété publique seront incapables de protéger le capital naturel, la terre et l'eau.
Il faudrait un autre rapport entre la propriété de la nation (de tous), la propriété d'une collectivité et la propriété d'un individu. Ces propriétés sont distinctes, mais pas séparées. Elles sont mixtes. Il y aurait dans la propriété des collectivités de la propriété publique et de la propriété privée. Une collectivité ne peut pas disposer absolument de la terre qui lui appartenait au temps précolonial. La collectivité la possède en copropriété avec l'ensemble de la société. Qu'il en soit des ressources du sous-sol ou de la terre. L'intérêt de la société et celui de la collectivité doivent se comprendre. Ils ne peuvent être opposés. Ainsi des montagnes et des forêts qui comprennent l'intérêt des villes et des campagnes.
La propriété collective ou propriété privée non exclusive permettrait de stabiliser la structure sociale. Celle-ci a du mal à se définir au travers de la propriété publique et de la propriété privée exclusive dans les sociétés postcoloniales. La stabilité de la structure sociale a besoin d'une propriété privée non exclusive légitime d'où les autres formes de propriété pourraient tirer leur légitimité. Elle permettrait de fixer des populations et de créer des centres d'accumulation.
Unité de la différenciation sociale
Cela a été dit, l'autoritarisme résulte d'une peur de la différenciation sociale. La mission qui avait été dévolue au parti unique était celle de protéger l'unité de la nation. Le parti politique a failli dans sa mission. Le multipartisme de façade qui a suivi n'a pas non plus réalisé les conditions de félicité de la différenciation sociale. Pour reprendre une terminologie marxiste, nous subsistons dans une accumulation primitive du capital de laquelle n'arrive pas à émerger une accumulation élargie du capital.
Le multipartisme inspiré par les démocraties libérales a ajouté au désordre structurel des sociétés postcoloniales. Le parti unique s'est défait avec la fin de l'Union soviétique, mais il n'est plus attaché à la défaite d'un régime politique depuis les succès de la Chine, du Vietnam. Et ailleurs, il n'a pas disparu. Les coups d'Etat ou régimes militaires dans plusieurs sociétés postcoloniales établissent un « régime de parti unique sans parti unique », pour paraphraser l'expression de Ghassan Salamé « démocraties sans démocrates ». Certaines contraintes doivent être appliquées aux sociétés déstructurées pour établir un certain ordre. Mais si ces contraintes ne sont pas intériorisées par les populations, un relâchement de ces contraintes renverra les sociétés à leur désordre premier. Les coups d'Etat s'enchaînent alors pour retrouver l'emprise perdue de l'ordre sur le désordre.
De notre parti unique n'a pas émergé le multipartisme, ni retrouvé celui qui l'avait précédé. Au sein de la société de militants qu'il a regroupés n'ont pu être établies les règles de compétition et de coopération entre ce qui aurait pu être des courants de pensée constitutifs. N'ont émergé ni des courants de pensée ni un mode de génération d'un consensus social et politique. En vérité, nul besoin d'une transformation de la coopétition au sein du parti unique en multipartisme dans les sociétés postcoloniales. Mais le besoin d'un parti unique sensible à des clivages pertinents, qui tiennent tout autant du rapport au monde que des rapports au sein de la société, capable en même temps de produire du consensus social et politique. La diversité du monde doit se retrouver dans l'organisation politique de la société, cette diversité ne doit pas être tournée contre la société, mais servir la société, servir la domestication du monde par la société.
Quelle pertinence peut avoir le multipartisme formel à l'échelle des collectivités, des communes et même des wilayas ? Une division politique de l'échelle nationale qui s'imposerait à l'échelle d'une collectivité locale ? Ce dont nous avons besoin, c'est d'une coopétition ordonnée des intérêts passionnés, des objectifs individuels et collectifs au niveau des différentes échelles ; c'est d'objectifs individuels, collectifs et nationaux qui s'interpénètrent et se complètent en faveur desquels la compétition et la coopération joueraient. En son sein, coopération et compétition se renouvèleraient l'une par l'autre.
En vérité nous n'avons pas quitté le système du parti unique avec le multipartisme, et ce n'est pas ce qui est à déplorer. Nous n'aurions pas pu fonctionner sans. Il faut en prendre acte plutôt que faire dans le déni de réalité. Ce qui est à relever, c'est que le paradigme d'une construction par le haut de la société dont nous n'avions pas les moyens a fait que nous avons échoué à faire du parti unique une réussite. Cette construction par le haut a fait primer politiquement des idéologies importées, pratiquement les intérêts privés des élites. Elle a établi une discordance entre le sens commun et les devoirs collectifs. Les passagers clandestins ont abusé de la loi, nous avons ainsi échoué à faire du parti unique la colonne vertébrale de notre société, l'organe de sa structuration. Si le parti unique se donne pour objectif d'impliquer et de fédérer les différentes formes d'intérêts concurrents, les intérêts des individus, des collectivités locales et de la collectivité nationale, s'il arrive à faire jouer les différentes formes de propriété an faveur de la propriété de la société, l'élite et la société pourrait retrouver leurs rapports de compréhension mutuelle et l' « autoritarisme » ne serait plus alors qu'une façade extérieure qui déroberait le fonctionnement intérieur d'une société à des sociétés bien plus puissantes qu'elle en matière d'influence.
Notes
[1] Cette thèse non publiée fut celle de ma première recherche en post-graduation. Le procès de travail agricole dans les hautes plaines de l'Est algérien. Paris. IEDES. 1986. L'appropriation privée exclusive émerge de la propriété privée non exclusive (propriété arch et agropastoralisme) qu'avec la culture irriguée (avec les puits et les motompes). Apparaissent alors les « enclosures ».
[2] Il suffit de s'en remettre à la construction urbaine pour le constater. La construction par le haut de certaines sociétés européennes a eu besoin de plusieurs siècles de monarchie de droit divin et de République. Encore que les sociétés européennes les plus démocratiques ont su conjuguer construction par le haut et construction par le bas (Suisse et pays scandinaves). Mais l'élite d'une société aussi déstructurée que l'était l'Algérie, ne pouvait se référer à ces dernières. Elle avait besoin d'un modèle autoritaire.


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