Trois opposants acharnés, au pouvoir à Tunis. Un opposant authentique, qui a fait de la prison sous l'ancien régime, Moncef Marzouki, élu président de la république. Un islamiste condamné à mort emprisonné, Hamadi Jebali , désigné chef du gouvernement. Un opposant farouche, , élu président de l'Assemblée constituante. Pour la première fois de son histoire, le nouvel exécutif tunisien est issu des urnes, après les premières élections libres du 23 octobre. Et c'est en tant qu'élus que cette troïka a fait d'abord son entrée à l'assemblée du Bardo, pour la première réunion de la Constituante, mardi 22 novembre, qui devra, par vote, les adouber. Tout a été bouclé avant, au terme d'un accord négocié en coulisses pour répartir les fonctions et mettre sur pied un programme commun minimum de gouvernement. Les trois hommes dirigent des partis longtemps interdits et légalisés après la chute de l'ancien régime de Zine El-Abidine Ben Ali : le Congrès pour la République (CPR) créé en 2001 par M. Marzouki, le parti islamiste né en 1981, rebaptisé Ennahda en 1989 pour M. Jebali. Seul, Ettakatol, fondé en 1994 par M. Ben Jafaar, avait reçu un agrément de façade en 2002. "Ça fait drôle, après toutes ces années passées dans la posture de combattant qui reçoit et donne des coups", concède le nouveau président de la République, 66 ans, lorsqu'on lui demande ses sentiments. Originaire de la région de Douze, dans le sud tunisien, issu d'un milieu très modeste, M. Marzouki, enfant, rejoint son père en exil au Maroc pour s'être opposé au premier président tunisien, Habib Bourguiba. Moncef Marzouki fait ensuite ses études d'internat en médecine à Strasbourg, en France, à la fin des années 1970, après un bref passage en Chine. Rentré en Tunisie en 1979, avec un diplôme de neurologue pour enfants, il est chargé de développer la santé publique dans le Sahel, mais est rapidement suspecté d'être un "médecin communiste plus que communautaire". Elu président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme en 1989, il est jeté en prison, d'où il sort quatre mois plus tard sur intervention de Nelson Mandela, puis placé en résidence surveillée. Les socialistes français parviennent à lui obtenir sa sortie du territoire et un poste à la santé publique, à Bobigny, pendant quatre ans. La suite est plus difficile : M. Marzouki vit de remplacements en médecine générale. En dix ans d'exil en France où il publie cinq livres, dont Dictateurs en sursis (Editions de l'Atelier, 2009) il n'a «jamais été reçu", observe-t-il, par des politiques français... Rentré le 18 janvier au pays, trois jours après la chute de l'ancien régime, il affiche d'emblée ses ambitions au risque d'être mal accueilli comme cela fut le cas sur place de Kasbah de Tunis en février. Mais son parti, le CPR, qui possède un bon réseau de militants sur le terrain, se hisse, avec 29 sièges, à la Constituante, à la deuxième place derrière Ennahda. L'alliance avec le parti islamiste, "équivalent", selon lui, "à la CSU en Bavière", ne lui pose aucun problème. "Est-ce qu'on s'est mis d'accord sur un califat ? Non, on s'est mis d'accord sur un Etat civil", s'agace M. Marzouki, dont les détracteurs soulignent le caractère "cassant et incontrôlable" et qui, en retour, ne manque pas, lui, une occasion de dénoncer les "discours intégristes laïques imbéciles". Ses pouvoirs seront cependant limités : chef des armées, il aura un droit de regard sur la politique étrangère. Le cœur du nouveau pouvoir tunisien sera surtout incarné par Hamadi Jebali, 62 ans. Né à Sousse d'un père ébéniste, le secrétaire général d'Ennahda (89 sièges à la Constituante) a fait ses études d'ingénieur en France, au Conservatoire national des Arts et Métiers. C'est là, s'amuse-t-il, "dans la belle cité universitaire d'Antony" en banlieue parisienne, qu'il fait sa "première rencontre avec la mouvance islamiste". Dès son retour en Tunisie, en 1978, il s'implique dans le Mouvement de la tendance islamique (MTI), l'ancêtre d'Ennahda, dont il prend la direction en 1981, lors de la première vague d'arrestations. "Je n'étais pas alors connu des services de police, explique-t-il, puisque je revenais de l'étranger." Six ans plus tard, condamné à mort, M. Jebali s'enfuit en France, puis en Espagne où il demande l'asile politique, avant que l'ancien président Ben Ali, ne le convie à revenir au pays, un an après son élection au pouvoir en 1988. Un piège qui se referme vite : arrêté en 1990, au prétexte d'un article paru dans le journal El Fajr qu'il dirige, M. Jebali est condamné à un an ferme, puis à une peine de seize années supplémentaires lors de la grande vague d'interpellations dans le milieu islamiste (30 000 militants arrêtés). Père de trois filles, dont la dernière n'avait pas trois mois au moment de son incarcération, M. Jebali, qui porte au front une trace de la tabaâ, la marque des croyants qui se prosternent, passera en tout seize années et demie derrière les barreaux, dont dix ans à l'isolement. Libéré en 2006, il ne renonce à aucune de ses convictions. Il révèle aujourd'hui au Monde qu'avant le soulèvement tunisien, Ennahda avait l'intention de sortir de la clandestinité et d'organiser un congrès "quel qu'en soit le prix". "En juin 2010, j'avais contacté Nejib Chebbi (chef du Parti démocrate progressiste), raconte M. Jebali. Je suis allé le voir avec Ali Laryedh (membre du bureau politique d'Ennahda) dans sa résidence de Gammarth, pour lui proposer de constituer un front commun d'opposition dont il prendrait la direction. Nous étions sûrs, alors, que Ben Ali était en déperdition et qu'il fallait le pousser." Pris de court par les événements, le projet tombe à l'eau. "Ben Ali avait construit le pays comme une caserne", soupire Mustapaha Ben Jafaâr, 74 ans, futur président de l'Assemblée constituante. Médecin radiologue formé à Paris, le troisième homme fort de la Tunisie, orphelin de père à l'âge de cinq ans, est militant politique tunisois dès les années 1960. Un obstiné. Candidat à la présidence de la République en 2009 - "la première fois que je suis passé dans les médias tunisiens", s'amuse-t-il -, il est écarté de la course par la Cour constitutionnelle au premier prétexte. Ce dissident de l'intérieur, privé de passeport, justifie aujourd'hui l'alliance de son parti Ettakatol (20 sièges) avec les islamistes : "Vous connaissez une démocratie sans risque ? Notre stratégie est adaptée à la gravité des faits, assure-t-il. Le processus démocratique est encore menacé en Tunisie, les élections ne sont que la première pierre".