Aube du 14 juillet 2009, Salah Mekki, l'infatigable et dynamique cheikh de la zaouia vient de terminer sa prière de l'aurore. Il aurait bien voulu après la lecture de quelques versets du saint Coran, vaquer à quelques menues occupations de routine, mais le temps, ce mercredi, ne le permet pas. La journée sera chargée et demande beaucoup d'énergie. Et c'est ainsi que le cheikh plongea dans d'infinies implorations. Le cheikh n'a jamais été déçu. Il a toujours été en bons termes avec le Créateur. Depuis l'enfance même. Bon sang ne saurait mentir. Le fils de feu Cheikh Hadj Abdelkader Mekki se projette dans ce qui le préoccupe aujourd'hui et se voit terminer la journée ou plutôt la nuit, car c'est de veillée religieuse qu'il s'agit, comblé par les sourires radieux des maîtres, comme l'a toujours été le sien. Oui, il s'agit bien de maîtres, les chouyoukh comme on dit chez nous. Hadj Salah Mekki est un adepte de la tarika Rahmania, mais pour ceux qui le connaissent, il a toujours été l'élève attentif de tous ceux qui prêchent la parole d'Allah. N'a-t-il pas organisé chez lui, enfin dans sa zaouia, en ce printemps 2009, un séminaire de la tariqa alaouia à l'occasion de son centenaire ? Qu'en est-il pour cette journée chargée de juillet ? Impossible de le savoir. Mais une chose est sure, le cheikh usera moins de son téléphone mobile. C'est hier qu'il en a usé le plus pour rappeler ceux qui l'aiment bien et ceux aussi qui commencent à l'aimer. A tous, ils répètent le mot d'ordre : N'oublie pas, demain ! Sacré cheikh ! Comment va-t-il nourrir tout ce monde ? Allah les nourrira, qu'il vous répond. En la baraka d'Allah, il croit dur comme fer. D'ailleurs, les cousins, voisins et intimes de sa grand-mère maternelle Hadja Aïcha, cette figure rayonnante de spiritualité qui soutenait à fond veuves et orphelins durant la révolution et bien après et dont certains sont peut-être médecins, pilotes et ingénieurs et ne sauront jamais ce qu'a déposé la main droite d'El Hadja Aïcha, dans les mains que ces mamans ne pouvaient tendre, dignité oblige. Et là seuls les proches, les intimes et les voisins du cheikh Salah, enfant, savent d'où il tient ce beau brun. Brun, beau, élancé et énergique comme cette grand-mère versée jeune dans la dévotion et le soufisme comme ses ancêtres, et fort, aux épaules larges, souriant et fonceur comme son père qui, le visage rayonnant respirait le bonheur du devoir accompli sur terre. Au grand étonnement des profanes, la zaouia de feu Cheikh Abdelkader Mekki, située à environ quatre kilomètres au sud de Relizane, trône avec son minaret rouge brique selon la tradition idrisside bien en vogue, un certain temps au Maghreb où il ne plaisait pas avoir à faire à Baghdad. Plus de cent élèves étudient par temps de vache maigre et bien plus quand les moyens le permettent. La zaouia est bien à vocation nationale. De presque toutes les wilayas du pays affluent des jeunes et des moins jeunes pour s'initier à l'apprentissage du saint Coran, car la méthode de Hadj Salah Mekki est unique dans le monde islamique et je pèse mes mots. Chez lui, neuf mois suffisent pour faire d'un taleb un cheikh. Oui, seulement neuf mois et voilà notre jeunot parti avec les soixante chapitres, ou hizbs en arabe, du saint Coran bien dans le cœur. Pour la prise en charge, qui est totale, le cheikh la laisse à la grâce d'Allah et il ne peut refouler personne pour manque de moyens matériels ou de place, et justement du monde matériel, il a horreur. Versé dans le spirituel, dès l'enfance, à moins de lui forcer la main quand on a acquis sa confiance, pour accepter cette aide « ancestrale » qui par les temps qui courent tarde à venir, nos compatriotes ayant changé de mode de vie. Nos aïeux faisaient de cette aide un devoir. Le taleb de la zaouia passait avant la famille et les proches. C'est de Coran qu'il s'agit. On sacrifie tout pour participer à la formation d'un taleb. A la zaouia, le saint Coran s'apprend par cœur et gare à la communauté qui ne prend pas en charge ces jeunes et c'est adolescents. C'était la pire des infamies que de voir un taleb quitter la zaouia par faute de moyens. Et ça n'est jamais arrivé de mémoire de citoyen de l'Algérie profonde. Impossible de déceler le moindre souci sur le visage du cheikh. Quand il vous enlace, vous ressentez le bonheur, la joie et la gaieté d'un enfant et si vous êtes un adepte de ces ascètes, soufis et austères humains, vous aurez compris que l'âme qui vous voile est une âme pure. Une âme qui n'a nul besoin de ce qui l'entoure, exceptée une âme sœur à étreindre au nom de Celui qui créa les cieux et la terre. Quand le muezzin de la zaouia appela à la prière du crépuscule, Cheikh Salah n'avait pas encore connu un seul moment de répit. De ses presque deux mètres, il domine et veille à ce que tout se passe « comme prévu ». Il me confie que tout va par la grâce d'Allah, donc vous aurez compris son « comme prévu ». La prière du maghreb terminée, Cheikh Barbara, venu spécialement d'Aïn Defla ne manqua pas son prêche en ces lieux dont il a l'habitude et un honneur particulier lui est fait vu son âge et son amitié avec les aïeux et proches dont certains ne sont plus de ce monde. Le prêche terminé, c'est autour ces voix envoutantes qui ont fait du samaâ, ces chants sacrés, un rituel qui tire les larmes du plus profond des croyants et de temps à autre la transe fait tirer des soupirs qui ne vont qu'avec la vocation d'Allah en pareille circonstance. Et l'on entend partout, comme si les gens se remettaient d'une léthargie, la supplication d'Allah. Allaaaaaah !! et fusent les larmes en torrents du fond des cœurs de ceux-là qui ne ratent jamais de telles occasions. Après les hymnes sacrés du samaâ dédiés au prophète et que la lumière électrique eut fait des siennes, comme partout dans l'Algérie profonde, c'est au clair de lune que les voix angéliques des tolba de la zaouia en particulier et les invités en général entonnèrent les versets du saint Coran pour adoucir les âmes. Différentes psalmodies sont initiées et pour les profanes, qu'ils sachent que l'art ancestral de la psalmodie en groupe est bien loin du tadjouid, cette récitation individuelle. Et les tolba s'y mettent pour vous montrer ce dont ils sont capables. Plaisir des cœurs, des âmes, des oreilles et de tous les sens au clair de lune. Jusqu'à la prière du soir, la âicha, on susurre tout ce que le monde sacré de la spiritualité recèle comme « art ». Et puis, c'est le dîner après la prière. Cheikh Salah s'en soucie peu. C'est Celui qui a ramené ce millier d'hommes en blanc qui s'en chargera. Des mets de rois. Hors-d'œuvre, chorba, tajine de viande aux olives et haricots verts, soda et comme dessert des prunes bien mures fondant sous nos lèvres et sucrées comme si cheikh Salah les aurait cueillies au paradis et c'est peu dire. Pour les habitués, la fête n'a pas encore commencé. C'est tard dans la nuit que ces gens pieux aux paroles imprégnées de sagesse commencent à se réveiller pour le dhikr et le douäa. Un tour aux cuisines, et ce sont des centaines de verres prêts à réchauffer les doigts des maîtres et des tolba sont alignés. Justement, ce n'est pas pour très tôt que l'on goutera au thé. Il faut patienter. Il faut veiller. Il faut savoir que les prières et invocations tardives sont des sources bienfaitrices. Cheikh Abdelhafid Soufi de la zaouia boutchichia, venu spécialement du fin fond de la wilaya de Tlemcen, en sait quelque chose. Et le de la zaouia de Sebaâ Chioukh, Halimi Abdelkrim entonna le meilleur de son répertoire et l'assistance reprenait en chœur le refrain « la ilaha illa Allah, la ilaha illa Allah, la ilaha illa Allah Mohamed rassoul Allah » sans une seule fausse note. Et pourtant toutes ces voix déchaînées dans la louange d'Allah sont de contrées et de confréries différentes. Outre la tariqa Rahmania, cette confrérie dont est adepte Cheikh Salah, on y trouve en cette nuit bénie, des adeptes des tariqas alaouia, hebria, tidjania, chadilia et surement ai-je omis de citer d'autres. D'ailleurs, avant la fin de la cérémonie, quelqu'un annonça les prochaines veillées religieuses dans les zaouïas du pays. Habillés de blanc et enturbannés, les adeptes et profanes de ce lieu béni, sont des cheikhs de zaouïas qui enseignent la parole d'Allah, des maçons, des médecins, des chômeurs, des riches, des pauvres, des ingénieures, des médecins, des retraités, des jeunes, des vieux... et pour ce qui de leur présence c'est Hadj Yahia Sahraoui de Zemmora qui le dit si bien avec son « qui peut expliquer la chose ? ». En arabe dialectal, il appelle cette chose « hayya ». Nul ne peut expliquer cette chose et si c'était si simple, le cheikh Hadj Salah Mekki l'aurait expliquée. Lui-même, professeur de littérature anglaise, explique bien ce qui arriva à Shakespeare qui se sacrifia pour le théâtre, mais n'arrive jamais à expliquer ce qui le prit pour faire de l'apprentissage du saint Coran sa vie, son amour, son destin et son air qu'il respire. Quand le Coran vous prend, c'est pour la vie. En la parole d'Allah, cheikh Salah découvrit ce qu'est le bonheur et il n'est pas prêt de baisser les bras, malgré les embûches qu'il ne voit jamais d'ailleurs et c'est un autre bonheur divin celui-là. Poussant ma curiosité jusqu'à la limite, je revins le lendemain matin pour inspecter l'état des lieux sans cette lune, heureuse compagne de ces bienheureux qui hantèrent la veille cet endroit béni. Et je découvris un endroit magnifique où règne la paix et où il fait bon y vivre. Si la veille, je m'y suis rendu par Relizane, cette fois je m'y rends à partir de l'est, soit de Zemmora, la capitale des Flita. De Zemmora, je me suis retrouvé à Sidi Harrat -chez les Hararta, ça va de soi- puis Sidi Yahia où les préparatifs de la ouaâda -on dit taâm ici- vont bon train. En cours de route, je croisai des cavaliers dans leurs plus beaux habits venant des M'hal et des Medjaher, égayer la rencontre annuelle de ces braves guerriers que sont les Ouled Sidi Yahia, qui tinrent en compagnie des Hararta et les Ouled Sidi Lazreg la dragée haute aux Ottomans et aux envahisseurs français. Mon sang ne fit qu'un tour quand je découvris non loin de Sidi Yahia -l'ancêtre de cheikh Salah Mekki- Oued Bouslit. Le fameux Oued Bouslit où les Ouled Sidi Yahia, au dix-neuvième siècle, ne firent qu'une bouchée de vingt-cinq éléments d'un régiment français de génie de combat et dont les dépouilles furent à l'origine de l'inauguration du cimetière chrétien de Zemmora. Et je découvris ce qui poussa le gouvernement français, après la prise de Mascara, à débloquer un budget spécial pour la réalisation d'une route qui servira à mater les Ouled Sidi Yahia à partir de l'ancienne capitale de l'Emir. Le terrain est si accidenté que même durant la guerre de libération nationale, et avec tous les moyens mis à leur disposition, les généraux français s'y aventuraient peu. L'indécence poussa ces officiers formés dans les grandes écoles jusqu'à taire les pertes d'éminents chefs dans cette zone montagneuse où l'on est plus porté sur la liberté que sur la vie. La route n'eut jamais le jour, car route ou pas, les renforts venaient toujours d'Oran et de Mostaganem, toujours en retard et les Ouled Sidi Yahia étaient insaisissables. Après Sidi Yahia, la commune de Dar Benabdellah, chef-lieu des Ouled Sidi Yahia et Oued Bouslit, la zaouia de feu Cheikh Mekki Abdelkader que dirige son fils Cheikh Salah, apparut au bout du chemin. Un bijou. Une sorte d'oasis en plein tell. Une aubaine pour les voisins qui viennent s'approvisionner en eau. Le tronçon Relizane-Sidi M'hamed Benaouda et sur lequel se trouve la zaouia est bien desservi. Les transports ne manquent pas. L'autosuffisance de la zaouia en légumes est garantie par le lopin de terre entretenu par les étudiants de la zaouia. Et chose rare en ce lieu où domine le spirituel, même l'éducation physique et sportive tient une place de choix pour détendre ce corps en lequel les grands maîtres voient une simple carcasse vouée à l'anéantissement un jour ou l'autre. Et je revins sur terre, après un voyage qui ne dura qu'une nuit. Une nuit bénie. Leïla moubaraka, comme dit Cheikh Salah Mekki. Un voyage dans la mémoire, chez quelqu'un avec qui j'ai compris que mon beau pays va toujours bien.