Le soufisme vise ? une connaissance intuitive de Dieu, c?est ? dire ? une connaissance imm?diate, sans interm?diaire. Or, comme l??crit Titus Burckart, ?La pens?e n?est capable de synth?se qu?en se d?pouillant de l?aspect imm?diat des choses?. Pour raisonner sur une chose, il faut pouvoir disposer d?un minimum de recul par rapport ? elle, recul que l?exp?rience imm?diate ne permet pas. Cette antinomie naturelle entre la raison, dans l?acception occidentale moderne de ? mental?, et l?intuition spirituelle, peut d?ailleurs ?tre retourn?e pour devenir une cl? de la progression spirituelle. En effet, pour ? faire d?crocher le mental ?, il suffit de le d?tacher de la temporalit? sur laquelle il s?appuie. Non pas dans le sens d?une d?structuration psychique, o? tout rep?re temporel est souvent aboli, mais dans le sens d?une concentration de l?attention sur l?instant. Pour illustrer ceci, les soufis aiment ? raconter des histoires telles que celle du soufi et du grammairien. Un jour que ces deux personnages se trouvaient sur un bateau, le second demanda au premier: ?As-tu ?tudi? la grammaire??. A la r?ponse n?gative du soufi, le grammairien conclut: ?Dans ce cas tu as perdu la moiti? de ta vie?, montrant par l? toute l?importance qu?il accordait ? cette science. Alors le soufi lui demanda: ?As-tu appris ? nager??. Quand le savant lui eut r?pondit ?non?, il lui dit simplement: ?Dans ce cas tu as perdu toute ta vie. Le bateau coule?!?. Il ne s?agit donc pas ici d?une connaissance qui ressortirait de la raison. On peut ? cet ?gard mentionner la r?ponse que le grand soufi Ibn Arabi fit parvenir ? un ?minent th?ologien qui lui affirmait avoir d?couvert soixante-dix preuves irr?futables de l?existence de Dieu: ?Si tu l?avais connu, tu n?aurais pas ?prouv? le besoin de le prouver?. La r?alit? de l?exp?rience v?cue ne r?clame aucune preuve. Et Ibn Ata Allah d?ajouter: ?Quelle distance entre celui qui prouve par Lui, et celui qui cherche ? Le prouver! Le premier reconna?t la v?rit? l? o? elle est, et affirme tout par l?existence de son principe. Le second, en prouvant Dieu, montre combien il est loin de Lui. Sinon, quand a-t-Il ?t? absent, pour qu?il faille Le prouver? Ou quand a-t-Il ?t? lointain, pour que ce soient les cr?atures qui m?nent ? Lui??. Par sa nature m?me, l?intuition spirituelle s?oppose ? la d?duction rationnelle, et cette diff?rence de mode d?appr?hension explique la distinction que les soufis ?tablissent entre le simple savoir et la connaissance v?ritable. Contrairement aux savants, leur langage est celui de la vision et du d?voilement, non celui de l?analyse et de la synth?se. Ils distinguent ?la science de la certitude?, ?l??il de la certitude?, et ?la v?rit? de la certitude?. Ainsi, admettons que nous n?ayons jamais vu la mer, et que quelqu?un nous la d?crive: nous pourrons nous en faire une id?e. Si un jour nous pouvons la voir de nos propres yeux, alors nous pourrons en plus avoir une vision pr?cise de ce ? quoi elle ressemble, et donc ?tre ? m?me de la d?crire et de la reconna?tre. Pourtant, ce n?est que lorsque nous nous serons plong?s dedans nous-m?mes que nous conna?trons toute la r?alit? de ce qu?est la mer. De la m?me fa?on, la connaissance v?ritable est toujours li?e ? une exp?rience directe, et c?est en ce sens que le soufisme a souvent ?t? d?crit comme ?la science du go?t et des ?tats?. Une parole du Proph?te (hadith) c?l?bre est souvent utilis?e par les soufis pour d?crire le domaine qui est le leur; il s?agit de ce que l?on appelle le Hadith de Jibril (Hadith El Ihsan). Selon cette parabole, la science de l?Islam est du domaine de la jurisprudence (fiqh), et celle de l?Iman appartient ? la th?ologie (kalam). Seule la science de l?Ihsan ressort en propre du soufisme.