« On a fait beaucoup de livres sur l'Histoire mais on accordé peu d'importance à ceux qui en portent la mémoire orale », relevait récemment, sur la chaine 3 de la radio nationale, l'historien Daho Djerbal, et son interpellation fait jonction quelque part avec cette quête sur le lever de rideau et l'entrée en scène du drapeau algérien, avec pour accompagnateur un témoin-acteur de cette aventure en la personne d'El Hadja Aouicha Baghli, enfant de la lignée des Guenanèche dont le frère ainé, Mohamed, a été l'un des responsables de l' « Etoile Nord Africaine » (ENA) puis du « Parti du Peuple Algérien » (PPA), avant de troquer l'arme politique pour le stylo d'historien après la libération du pays. Pour mieux saisir l'intérêt du témoignage-éclairage d'El Hadja Aouicha, 87 ans et des neurones qui n'ont pas battu en retraite, observons quelques haltes indispensables sur la charnière de l'entre-deux-guerres mondiales (1918-1939), période de haute effervescence politique et culturelle portée par de nouveaux leviers de résistance contre le colonialisme français qui, en voie de toucher au cap du centenaire de son oppression en Algérie(1930), passe à la phase supérieure de sa stratégie de « dépossession des âmes après celle des terres », suivant la formule imagée d'un sociologue. Confrontée au péril extrême la société autochtone va « secréter », comme autant de foyers anti-virus, une floraison de cercles et d'associations à cachets politique, musical, théâtral, littéraire, sportif, religieux, caritatif... à travers l'ensemble du territoire national, sorte de « muraille de Chine » identitaire dont l'épaisseur semble avoir suscité jusqu'ici peu d'intérêt à la captation et à l'évaluation parmi les chercheurs, hormis au plan politique. En 1925, soit une année avant l'entrée en action, à Paris, de l'ENA (mars 1926) « à l'ombre du Parti Communiste Français »(PCF)-dixit l'historien Charles-André Julien- l'idée de « créer un organisme (et) d'inventer un drapeau » national algérien est jetée « par un jeune homme » dans l'arène d'une réunion communiste à laquelle assistait le futur fondateur de l'ENA, Bachir Hadj Ali, rapporte , dans ses « Mémoires (1898-1938) », le leader politique Messali Hadj. Ce dernier, qui personnifiera l'âme de l'ENA et la lame de fond entrainante du mouvement national jusqu'à sa scission et sa refondation aux lueurs de novembre 54, mentionne pour la première fois, au second semestre 1933, la « visibilité » d'un emblème rappelant les références du drapeau de l'indépendance. C'est, signale-t-il, au 19 rue Daguerre à Paris, « dans une maison pauvre habitée par des artistes et marchands de 4 saisons, que fut planté notre drapeau blanc et vert frappé d'un croissant et d'une étoile rouge. Ce lieu devient le siège social de l'ENA et celui de son organe central « El Oumma ». Trois autres emblèmes liés à ce symbole indépendantiste sont signalés l'année suivante, et ce n'est pas un hasard puisque 1934 est considérée comme un palier important dans la stabilisation et la dynamisation de l'ENA confrontée à un triple défi existentiel et organisationnel : s'émanciper rapidement de la « tutelle » du Parti Communiste (français puis algérien), endiguer la pression et la répression des forces coloniales, et structurer solidement le Parti de la base au sommet. En février 1934, indique l'historien André Nouschy (dans « l'Algérie Amère, 1914-1994 »), des milliers de travailleurs européens et musulmans défilent ensemble à Alger « en chantant l'Internationale » et à leur tête « marche le porteur d'un étendard vert surmonté d'un croissant ». Six mois plus tard (5 août), à Paris, quelque huit cents membres de l'ENA assistent à leur assemblée générale dans une atmosphère extraordinaire et en même temps « d'une grande solennité car, pour la première fois, raconte Messali, on présentait le drapeau algérien vert et blanc frappé d'un croissant rouge...tenu et entouré d'une garde d'honneur ». Entre ces deux dates l'historien Mahfoud Kaddache (dans « Histoire du Nationalisme Algérien ») rapporte, sur la base du témoignage d'une des figures centrales de l'ENA en la personne de Belkacem Radjef, qu'une réunion s'est tenue « chez un militant du 20e arrondissement (à Paris), Benachenhou Hocine, pour choisir trois couleurs : vert, blanc et rouge, représentant les trois pays du Maghreb, et symbolisant l'Union Nord-Africaine ». Comme le montrent ces exemples, des « spécimens » ou « variantes » d'un drapeau aux caractéristiques culturelles et couleurs nationales familières (croissant, étoile, rouge, vert et blanc) ont accompagné l'avancée du mouvement algérien indépendantiste (ENA, PPA, MTLD), mais aucune mention écrite ou orale ne fait référence aux artisans de leur réalisation. Et le premier drapeau algérien, avec son concepteur, à émerger historiquement de l'anonymat est celui brandi le 14 juillet 1937 à Alger, entre le quartier de Belcourt et la Place du Gouvernement (actuelle Place des Martyrs), accompagné par des milliers de partisans et sympathisants du PPA en tête desquels figurent des responsables comme Mohamed Mestoul, Hocine Lahouel, Khalifa Zakaria, Brahim Gharafa et, bien sûr, Messali Hadj. Ce dernier, devenu la « bête noire » des membres du Congrès Musulman (réformistes, « assimilationnistes », communistes...) depuis qu'il avait dénoncé frontalement un certain 2 août 1936, au stade municipal d'Alger, leur choix politique de « francisation de l'Algérie » en lui substituant pour sa part le mot d'ordre d' « indépendance », avait imposé le 14 juillet 1937 la présence du PPA au cœur d'un rassemblement organisé par le Parti Communiste Algérien au nom du Front Populaire. « Nous étions, relate Messali, décidés à participer à cette manifestation avec notre propre cortège, sous la bannière du PPA, avec nos drapeaux, nos chants patriotiques, nos pancartes...Nous avions deux drapeaux. Le premier, complètement vert, était le drapeau de l'Islam. Le second, le drapeau algérien, vert et blanc et frappé du croissant et de l'étoile rouges, était porté par un nommé Abderrahmane...chauffeur de taxi de son état ». Cet emblème indépendantiste a son histoire, rapportée ainsi par deux sources : Messali Hadj, dans ses « Mémoires » bien sûr, et El Hadja Aouicha que l'APS a retrouvée récemment, après une première rencontre il y a trois ans réalisée en collaboration avec le quotidien « Liberté ». Suivant le leader du PPA, la manifestation d'Alger ayant été préparée « dans une grande précipitation (parce que) décidée à la dernière heure », il manquait l'essentiel qui était le drapeau algérien. « Mon épouse nous avait fait savoir qu'elle avait elle-même confectionné un drapeau durant son séjour à Tlemcen et qu'il était caché chez ma sœur Kheira. Le problème était de le faire venir à temps à Alger. Nous avons donc téléphoné à Tlemcen le 12 janvier, et demandé à nos amis de nous le faire parvenir. Après un long suspense, ajoute Messali, il nous est parvenu finalement le 13 juillet dans l'après-midi ». El Hadja Aouicha dit se rappeler avec d'autant plus d'acuité de ce drapeau qu'il a bénéficié de son savoir-faire naissant de jeune brodeuse, déployé sur une machine à coudre (de marque singer, toujours en sa possession) acquise dans l'atelier où elle a fait son apprentissage et qui présentait cette particularité de servir à la fois comme lieu de réparation- vente et de centre de formation dans ce type d'équipement. « C'est Mme Messali Hadj, à ce que j'ai entendu et retenu à l'époque, qui a conçu et dessiné ce premier drapeau national, avec l'aide de mon frère Mohamed, tailleur de son métier d'origine, pour ce qui concerne la découpe dans le tissu vert et blanc. Pour ma part, j'ai brodé, au point lancé, tout l'intérieur et le pourtour du croissant et de l'étoile en rouge écarlate ». Et El Hadja de poursuivre en substance : lorsque mon frère m'a confié ce travail doublement valorisant (pour mon pays et pour moi), dont je tirai confusément une certaine fierté sans en mesurer la portée du fait de mon jeune âge (j'avais 11 ans), il m'a enjoint le secret total et impératif, y compris vis-à-vis des très proches, car tu tiens, me disait-il, une bombe entre tes mains qui risque de faire exploser toute la famille Guenanèche. Mohamed avait une totale confiance en moi et je le lui rendais bien, ce qui expliquait notre grande complicité malgré notre différence d'âge (11 ans). Je me suis isolée pendant toute une journée, dans une petite pièce cadenassée qui me servait d'atelier, et me suis acquittée de la tâche qui m'avait été confiée. Une ou deux journées après cette opération « top secret » visant à soigner la finition du premier drapeau algérien extirpé de l'anonymat, un homme s'est rendu au domicile de la famille Guenanèche, dans l'ex-rue de Paris, pour récupérer l'étendard et veiller dans l'urgence à son acheminement vers Alger. L'emblème était encore tout humide après son repassage dans l'atelier du tailleur-militant Mohamed, personnage (1915-2001) dont l'Histoire, malgré ses bégaiements, retiendra l'inaltérable fidélité aux idéaux de l'ENA-PPA et à la personnalité de Messali, l'amitié exemplaire qui le liait au père de l'hymne national « Qassamen » Moufdi Zakaria, et sa collaboration fructueuse avec l'historien Mahfoud Kaddache qui a élargi le champ des connaissances et éclairages sur le mouvement national. A lire Messali et à écouter la sœur de son compagnon de lutte, en dehors d'autres écrits et témoignages instructifs, on est frappé par l'esprit d'anticipation et l'intelligence politique de Mme Messali Hadj, Emilie Busquant dans sa première vie de jeune fille, qui a su précéder les évènements et subodorer leur cours (ici la manifestation du PPA à Alger) pour orienter et optimiser l'action indépendantiste grâce à la matérialisation d'un symbole fort de la dignité nationale. Les qualités qu'elle a développées dans la réflexion et l'organisation politiques seront un atout-et ce n'est que justice de le souligner- lorsque le courant indépendantiste sera soumis à forte adversité et quand son mari vivra un embastillement en surmultiplié. Ayant rempli son office (symbolique, emblématique, politique) dans les rues d'Alger, le drapeau est revenu à son point de départ, chez la sœur de Messali Hadj, Kheira Mamchaoui, dans une maison située dans le vieux Tlemcen à la jonction des quartiers R'hiba et Ars Eddidou. « De peur des services répressifs français qui venaient souvent perquisitionner chez elle, comme chez nous d'ailleurs, Kheira a enfoui le drapeau dans un mur de sa maison et, à ce jour, je crois qu'il y est encore », énonce en guise d'au-revoir El Hadja Aouicha. Il était tentant, à la lumière de ces propos, d'aller faire un tour du coté de la bâtisse natale des Mamchaoui, à la recherche d'un drapeau chargé d'Histoire emmuré ou peut-être simplement évanoui dans la mémoire du temps passé. La maison est en ruines, avec des murs qui semblent veiller en sentinelles sur la présence, insolite dans cette enceinte, d'un modeste atelier de fabrication de chaussures. Son responsable, Messali Abdelmadjid, petit-fils de Kheira, visiblement honoré par l'objet de la visite, dira en substance, simplement : bienvenue en ces lieux à tout sondeur ou chercheur, privé ou public, si ça doit faire avancer la connaissance historique. Jetons cette bouteille avec son message contre les murs, histoire de vérifier si ceux-ci, en sus de cacher hypothétiquement un trésor de la mémoire nationale, ont encore, selon l'adage, des oreilles ...à leur écoute. KAMEL BENDIMERED El Hadja Aouicha