Bouziane Ben Achour, notre collègue, dramaturge, critique et auteur publie un nouveau roman intitulé Mejnoun paru aux éditions Dar El Gharb d'Oran. Voici quelques bonnes feuilles inédites ! Chérif a avalé sa langue !…Subitement, sans crier gare, le présentateur vedette de la chaîne nationale a fait le choix de ne plus jamais articuler le moindre son. Motus et bouche cousue sur les motivations de cette idée saugrenue. « Solder ses comptes à la parole quoi qu'il lui en coûte », explique Dakia Yasser , un homme d'expérience qui connaît son fidèle et ancien ami autant que lui-même. Celui qui détient la vedette dans l'art d'informer, depuis ces quinze dernières années, a provoqué plus qu'un malaise déroutant au sein de sa corporation. Tiendra-t-il le coup jusqu'à la fin de ses jours ? A la radio, on se pose cette question et bien d'autres encore comme celle-ci, par exemple : « Sera-t-il réintégré une fois la parole retrouvée ? Une fois réconcilié avec sa voix ... » Certains de ses collègues étaient persuadés que leur énigmatique confrère ne tarderait pas à abandonner cette option pour le moins étrange mais rien n'est venu conforter cet ardent souhait. Dakia n'était pas de leur avis : « La langue ne dit plus rien, ne dit pas tout, exister ce n'est pas seulement parler, exister c'est aussi savoir taire sa langue ! », soutenait-il en tambourinant du bout de ses deux doigts le cadran de sa montre. « Ne soyez pas désemparé de l'attitude, la parole est silence comme le silence est parole ». Sentences standards, déroutantes ! Qu'est devenue cette voix d'où la contagion débordait, cette voix qui dévorait ses admirateurs, éblouissait sa femme et subjuguait sa mère de son vivant ? « J'ai atteint le point de non-retour, ils ont eu ma voix mais n'auront pas ma peau », a-t-il averti avant l'ultime moment de sa décision de s'enfermer dans un mutisme délibéré. A croire qu'une voix secrète lui aurait subitement intimé l'ordre de ne plus parler. Il va de soi que la nouvelle s'est vite répandue auprès des auditeurs de la radio publique nationale et a créé des remous chez le personnel de service. Tourbillon en eau ronronnante. S'alarmer en chœur est la grande occupation chez nous. Tout le monde discutait de cette décision pour le moins inattendue. Pourquoi Chérif a-t-il agi ainsi ? Que cherche-t-il à prouver ? Pour se faire oublier ? Pour faire parler de lui ? Par lassitude du communiqué ? Pour marquer sa désapprobation à la nomination du nouveau directeur ? Qui comprendrait ce choix surprenant ? A chaque fois, il coupait court à toute objection et restait sourd à tous les rappels à la raison, de sa femme un peu plus. Indéchiffrable mystère ! « C'est trop soudain », estimaient les sceptiques. Lors de son dernier passage à l'antenne, Chérif a annoncé textuellement ceci : « Finie la comédie ! » L'information a été donnée par une journée de mois de Ramadhan, tout de suite après la sortie de sa femme F'dila du bloc opératoire : elle venait de subir l'ablation du sein gauche. « Il n'est plus possible de le garder. S'en débarrasser est un mal nécessaire », lui avait conseillé son médecin traitant. Terrible révélation et terrible coïncidence entre la perte de la voix de son mari et la perte de son sein. Depuis ce jour, le couple est à l'arrêt. Chérif, père de deux enfants universitaires, Samar et Boutros, est devenu aphone pour de bon. Il s'astreint à un silence quasi-religieux en refusant d'émettre le moindre mot. On a bien tenté, mais vainement, de le faire revenir à de meilleurs sentiments. La direction de la radio lui a même adressé une lettre pour lui demander aimablement de reprendre l'antenne à l'heure qui l'arrangerait, mais la tentative s'est soldée par un échec. Fin de non-recevoir. Partir. Il s'en est allé, parole d'un homme, sans paroles et sans autre raison que celle de ne plus adresser la parole à quiconque. « Il arrive un moment où il faut savoir s'arrêter, ça ne m'intéresse plus de faire la voix des autres, je n'en vois plus la nécessité, j'en ai eu ma claque ! » , avait-il martelé quelque temps plus tôt, selon quelques indiscrétions avouées sur le tard. Les sollicitations diverses n'ont pu le dissuader pour le faire revenir sur sa décision. Le speaker ne semble avoir laissé planer aucun doute à ce sujet. Et pourtant, la voix ne portait aucune altération. Nulle fatigue dans le ton, nul accrochage avec la hiérarchie, nulle altercation avec les collègues. Chérif est orateur brillant comme pas un. Il a toujours donné satisfaction. Insondable ! Dorénavant, ce sera avec ses mains qu'il s'exprimera. Oui, les mains et pas la voix. Le salut est dans la résiliation du mot. L'expression change de registre, de motifs. Tout le monde est intrigué, tout est inversé. Il parle par signes et signaux. Disons les choses autrement : Chérif s'est converti en ouvreur de bouteilles, en travailleur manuel si vous voulez, la voix dans les mains, les mains dans la bouteille, la bouteille dans sa nouvelle vie. Sa langue, outil de renommée, est définitivement mise au placard, volontairement destituée. Rien n'ébranle sa volonté d'être ouvreur de bouteilles, et uniquement ouvreur de bouteilles. Rien d'autre ne semble compter, influer. Pour régler des problèmes courants, il arrive à Chérif de siffloter. Il était arbitre dans son jeune âge. Devenu corps sans voix, l'énigmatique bonhomme pose problème à sa famille et à ses employeurs mais pas au propriétaire du bar. Ce dernier est aux anges : pour une fois qu'il a affaire à un non bavard, un employé adaptable, un employé adapté, quelle aubaine ! Mais quelle mouche a piqué Chérif, le dompteur de mots, de ne plus adresser la parole à ses semblables, d'anticiper la mort d'une langue, sa langue, son outil de subsistance ? D'où lui est venu ce ras-le-bol irrémédiable ? Et qui l'a poussé aussi à aller d'un extrême à l'autre : décapsuler des récipients ? Mystère ! L'homme qui défiait le micro s'est barricadé dans son silence comme si tout ce qui se rapportait à son ancienne vie était rayé de son nouveau mode de comportement. Comme s'il avait trouvé un autre temps à gérer, une autre voix à sublimer, une doublure intime à sacraliser. A priori, le pacte est clair. Au lieu de jouir des privilèges liés à son statut, il a choisi la voie du renoncement absolu. Plusieurs versions ont couru sur les causes réelles qui l'ont poussé à agir ainsi mais nul n'est en mesure d'élucider cette option, en avançant le mobile exact d'une telle décision. On reste dans le flou total. Sa femme F'dila un peu plus. Elle est au premier rang de ceux qu'intrigue le comportement insolite de Chérif. Son mari a-t-il agi ainsi pour marquer sa rupture avec elle, femme désormais réduite d'une moitié de poitrine ? Des doutes envahissent son esprit, c'est épuisant, insupportable d'être accablé de doutes... In Mejnoun, nouveau roman de Bouziane Ben Achour paru aux éditions Dar El Gharb(Sortie Septembre 2008)