La police que Chahine ne portait pas particulièrement dans son cœur est dans tous ses états ce matin, non pas pour des raisons de sécurité mais parce que quelqu'un a décidé de « toiletter » le pourtour de l'église moins d'une heure avant l'arrivée des foules. Le Caire : De notre correspondante Camions à eau pour laver la chaussée, peintres pressés pour rafraîchir les trottoirs, énormes pots de fleurs choisis en toute hâte et éboueurs chassant avec leurs balais, sans trop y croire, les saletés, sous les cris de semonce des officiers excédés par tant de nonchalance. Aux portes et à l'intérieur de la cathédrale, une armée de photographes et de caméramans se presse autour des stars du show-biz égyptien qui sont arrivées les premières. Mahmoud Yassine, notamment, mais aussi Hocine Fahmy et Hassan Kamy. Au fur et à mesure de l'arrivée des « people », les photographes ne savent plus vers quelle allée courir. Mais avec l'approche de l'arrivée de la famille et l'apparition des prêtres, l'excitation se tasse peu à peu et des amis de Youssef Chahine, réalisateurs comme Youssri Nasrallah ou Amir Ramsis, acteurs dans ses films comme Hani Salama ou Youssef El Cherif surgissent, la mine sombre, fuyant les caméramans et cherchant discrètement une place où s'asseoir, introuvable, dans une église pourtant immense. Le décès de Chahine, survenu au cœur de l'été, au moment où toute la jet-set cairote est sur les plages d'autres pays ou d'Alexandrie, a été annoncé la veille par la télévision nationale qui a immédiatement entamé la diffusion d'extraits de films du réalisateur. Dans la presse indépendante, l'annonce de son décès a été reléguée derrière un événement qui a bouleversé les Egyptiens : le verdict innocentant les propriétaires de la compagnie de transport maritime dont un ferry a coulé il y a deux ans en pleine mer Rouge, emportant avec lui plus de 1000 personnes. Les familles des victimes avaient attaqué en justice le propriétaire du ferry pour négligences criminelles et elles ont dû assister, comme toute l'Egypte en colère, à son acquittement par le tribunal de Hurghada avant-hier. Mais certains journaux ont tenu à consacrer, après la couverture de l'affaire du ferry, plusieurs pages pour rendre hommage à leur réalisateur préféré. Dans la cathédrale, la foule est de plus en plus dense et les hommes de culte sont contraints de supplier dans les micros les présents pour qu'ils ouvrent le passage au cercueil de Youssef Chahine qui finit par arriver, telle une barque enveloppée dans le drapeau égyptien au-dessus d'une marée humaine d'où s'échappent sanglots et cris étouffés. Aux premiers rangs, les membres de la famille de Youssef Chahine, les représentants du gouvernement égyptien et un nombre incalculable de vedettes et d'ambassadeurs sont noyés dans une mer de photographes que le réalisateur en vogue Khaled Youssef, costume bleu pâle et lunettes de soleil, s'escrime à faire reculer dans de grands gestes d'agacement ostentatoire. Après la prière, un hommage aussi bref que solennel est rendu par le patriarche. Et alors que la famille et les proches sortent en larmes sous les chants des prières, des centaines d'admirateurs s'approchent pour voir repartir Youssef Chahine, à jamais. Dehors, derrière des barricades, d'autres centaines d'Egyptiens regardent silencieusement passer la voiture qui l'emporte. Il retourne à Alexandrie, où il est né il y a 82 ans, et où il sera inhumé.