La rue Champollion, au cœur du centre-ville du Caire, est célèbre pour ses galeries d'art avant-gardistes, ses nombreuses échoppes de mécaniciens de voitures, le meilleur vendeur de « kouchari » de la ville Abou Tarek et le numéro 35 : l'immeuble où se trouvent les bureaux de la société de production de Youssef Chahine, Misr International Films. En ce dimanche matin, la télévision nationale a annoncé le décès du plus connu des réalisateurs égyptiens et quelques journalistes sont déjà aux portes de l'immeuble, interviewant et photographiant les portiers, les concierges, les voisins. Les voix se mêlent et les mots sont un peu les mêmes partout, tout le monde retient la gentillesse et la chaleur de celui qui ne viendra plus dans cette société, fondée en 1972 et devenue une quasi-institution. C'est ici que plusieurs vagues de cinéastes égyptiens, parmi les plus talentueux et les plus exigeants trouvent le moyen de financer des films que les autres grandes firmes de production égyptiennes ne prendraient jamais pour cause de frilosité politique ou commerciale. C'est ici que les réalisateurs les plus brillants d'Egypte, tel Youssri Nasrallah, l'auteur du magnifique Bab el Shams, reçoivent les journalistes et accordent des entretiens. Mais au troisième étage, ce matin, les portes en verre s'ouvrent sur des visages rougis par les larmes, la cafétéria habituellement animée et crépitante de voix et de rires est sombre et silencieuse. Des jeunes femmes mal à l'aise avec la nouvelle informent du lieu des obsèques. Le décès de Youssef Chahine n'est pas une surprise, tout le monde s'attendait à ce qu'il soit annoncé un jour ou l'autre, après que le réalisateur ait été ramené de France il y a près de 3 semaines et hospitalisé, dans le coma, à l'hôpital militaire de Maadi au Caire. Mais la nouvelle a beau ne pas être surprenante, elle n'en est pas moins ressentie comme un véritable choc. « On s'y attendait, c'est vrai, mais quand j'ai appris la nouvelle j'ai eu très mal, le fait de savoir que je ne le verrai plus jamais, qu'on ne rigolera plus ensemble, que je ne le rencontrerai plus à Misr International Films me rend très triste, il va me manquer comme grand metteur en scène mais aussi comme ami », dit Asma El Bakry, réalisatrice égyptienne connue pour l'adaptation de Mendiants et orgueilleux au cinéma, film qui a d'ailleurs été produit par la société de Youssef Chahine avec qui elle a travaillé sur plusieurs films. Asma El Bakry a assisté Chahine dans le tournage du Retour du fils prodigue, dont elle rappelle qu'il a été cofinancé par l'Algérie, mais aussi dans Adieu Bonaparte, dont elle garde un souvenir émouvant : « J'y ai fait des tas de choses, je n'avais pas quitté Chahine du tout, j'y ai travaillé côté production mais j'y ai aussi joué. » Chahine est jusqu'au bout resté « fidèle à ses idées d'avant-garde, d'homme de gauche », ajoute-t-elle en rappelant le nombre important de films qu'il a aidé à réaliser, que sa société a produits tout en sachant le succès commercial non garanti. Youssef Chahine est également le propriétaire d'un complexe de salles de cinéma très prisé par la jeunesse dorée du Caire, et où l'on peut voir à la fois les plus grandes productions de Hollywood et assister à des festivals de films d'auteurs méconnus du grand public égyptien. Son dernier film Heya Fawda sorti en 2007 n'a pas remporté le succès escompté en dépit d'un effet d'attente créé dès qu'a couru la nouvelle de la préparation d'un film sur la dictature par Youssef Chahine. Il faut dire qu'au Caire, il n'est un secret pour personne que Chahine était physiquement très éprouvé pendant le tournage de ce film qu'il a coréalisé avec Khaled Youssef, un cinéaste devenu très vite une superstar en Egypte, mais dont le talent reste encore à prouver. Et même si les insuffisances cinématographiques de Heya Fawda peuvent choquer tous ceux qui ont aimé les beaux films de Chahine, comme Bab el Hadid ou Alexandrie pourquoi, il n'en demeure pas moins que le choix du sujet du film, torture et corruption à grande échelle, restera comme le testament de Chahine. Il aura été le premier réalisateur égyptien à s'attaquer frontalement, au cinéma, à la maladie de la torture qui ronge l'Egypte. Et « que l'on aime ou pas les films de Chahine », dit très franchement Hala Galal, parmi les meilleures réalisatrices de documentaires égyptiens, « il n'en demeure pas moins un personnage qui inspirait les cinéastes, il démontrait par sa manière de travailler et de se battre qu'il y a toujours des solutions, dans un contexte où beaucoup de cinéastes égyptiens se noient dans les complaintes sur la censure, sur les difficultés, etc., Chahine lui, bougeait, élargissait les horizons, il est allé chercher des financements en Algérie, en France, en Amérique, partout, l'important pour lui c'était que son film se fasse et il a été le premier à le faire et c'est pour ça que pour moi, il restera le plus grand cinéaste que l'Egypte ait connu ». Amir Ramsis, qui n'a pas encore trente ans mais a déjà trois grandes productions à son actif, dont un blockbuster encore dans les salles du Caire, Waraqet Chafra, a été l'assistant de Chahine pendant cinq ans. La voix enrouée, il dit qu'« il est difficile de s'exprimer après le décès de quelqu'un, mais pour être honnête, le souvenir que je garderai, moi, de Chahine c'est de celui qui m'a donné envie de faire du cinéma, lorsque je n'avais pas encore dix ans ». Amir Ramsis rappelle lui aussi ce que beaucoup parmi ses admirateurs non égyptiens ignorent : Chahine était un réalisateur célèbre mais aussi un producteur crucial en Egypte, les noms de ceux qu'il a produits ou qui ont travaillé à ses côtés – Youssri Nasrallah, Atef Hetata, Redouane El Kashef, Ali Badrakhan, Nadia Kamel, Salah Abou Seif, etc. – suffisent ; ils sont ceux qui réalisent ce qui se fait le mieux et rare dans le cinéma égyptien aujourd'hui.