La décision prise par les autorités françaises, par le biais de leurs dispositifs médiatiques, de suspendre la diffusion en Europe de la chaîne libanaise El Manar, a mis en évidence l'extrême fragilité des opinions face à des discours non contrôlés. Après cette interdiction par le CSA, les premières explications fournies par certains observateurs modérés ont visé la culture laïque chère à la France, tout en soulignant que le pape reste l'une des personnalités les mieux couvertes par les médias libres français. La France, qui interdit le voile, reste néanmoins attachée à son statut de « grande » fille de l'église romaine. Mais comme se plaisait à le dire Georges Brassens : « Ce n'est pas parce que je suis laïc que je ne suis pas de culture chrétienne. » refuge Il est vrai qu'avec le temps et l'établissement par Napoléon d'un Etat fort, les Français ont fini par développer une culture ambivalente oscillant entre le profane et le sacré. Ces mêmes observateurs avisés ont vite opposé la réaction française à celle des Américains qui continuaient à tolérer la diffusion d'El Manar. Mais très rapidement, l'Amérique libérale, refuge des énergumènes (dont Larry Flint, le père de Play-Boy), et catéchumènes médiatiques s'est, elle aussi, soudainement souvenue que sa culture évangéliste était judéo-chrétienne, et a donc emboîté le pas à sa grande rivale du moment, la France. Il faut croire que pour donner crédit à la théorie du clash des civilisations et diaboliser les musulmans, mêmes les mésalliances sont bonnes à prendre. Depuis la chute de l'épouvantail communiste, il faut dire que le grand Oncle Sam ne sait vraiment plus où trouver des ennemis consistants. Curieux tout de même que les wahhabites soient si vite passés du statut d'alliés privilégiés dans l'Afghanistan d'avant-1989 à celui de pestiférés, après un certain jour de septembre qui aussi étrangement a mené les troupes américaines à envahir un Irak pourtant connu pour être le plus laïc et tout autant dictatorial (ou presque) que les autres régimes arabes. Laïc peut-être, mais sentant si fort le pétrole. Mais alors, me direz-vous, ce pétrole qui, après l'Irak, mène Bush sur la piste d'El Manar et des Chiites iraniens affichés « Wanted », serait-il devenu une des valeurs sûres de la culture américaine ? Si l'on considère que la notion de culture est liée au comportement ou à ce que les Américains appellent le behaviorisme, il faut bien reconnaître, que depuis un siècle, la technique puis la technologie ont profondément remodelé la façon d'être de l'individu dans la société. Pour les Américains, le pétrole est à la base de ce qui fait leur mode de vie. nouveaux riches Ce que dans leur majorité les nouveaux riches des pays arabes (que certains qualifient de parvenus) retiennent de l'Amérique, c'est la grosse 4x4 et la casquette de criquet, plus une certaine tendance à confondre entre sphère publique et sphère privée, lorsque vos intérêts sont en jeu. On dit un peu partout et de manière un peu expéditive que les Arabes haïssent l'Amérique, mais à observer le mimétisme des nouveaux riches pour les signes extérieurs du faste américain, il me semble que le modèle américain fascine davantage qu'il ne crée la déception chez celui qui en espère beaucoup. Preuve en est, depuis la première défaite des armées arabes, la diplomatie arabe des USA a rarement connu des crises majeures. Depuis qu'ils ont rompu avec les ultra-wahhabites, les Américains ont compris que le danger pouvait venir de la propagation des idées par les médias. Depuis la première guerre du Golfe et l'effet boomerang provoqué par le monopole de CNN, les stratèges US ont développé avec la rue arabe, à travers l'avènement programmé des sky-channels, une autre forme de dialogue dont l'envers de la médaille serait la confrontation cultuelle : la médiadiplomatie les a conduits à accompagner l'essor de chaînes hors de la sphère wahhabite, au Qatar (où l'état-major des forces américaines est basé), puis à Dubaï. Ce qui leur a permis de voir s'exprimer, au grand jour, une démarche à la fois libérale proche du modèle américain et fondamentaliste dans le contenu des programmes. De cette manière, la rue s'exprime et justifie en quelque sorte l'attitude offensive des Etats-Unis, devenus le dernier rempart contre ce qu'ils qualifient de terrorisme international. Cette frilosité des Occidentaux face à une vision du monde différente de la leur tranche avec le changement d'attitude perçu depuis quelques années au sein des opinions arabes. La multiplicité des chaînes arabes privées, mais strictement contrôlées par des régimes pro-américains ou par des partis politiques liés à des régimes autoritaires, comme c'est le cas d'El Manar, semble avoir favorisé et boosté chez l'individu arabe une culture médiatique qui lui a permis de prendre un certain recul par rapport aux discours dominants. Les Algériens connaissent bien El Manar sur laquelle ils surfent comme ils le font avec les autres canaux arabes ou européens. Ce n'est pas pour autant qu'ils sont devenus chiites. Les spectateurs du monde arabe savent bien que regarder n'est pas approuver, encore moins croire. Ils ont commencé, il y a vingt ans, à prendre leur distance vis-à-vis de la culture politique dominante en regardant les insipides chaînes gouvernementales. Si la culture médiatique libérale occidentale est prise à défaut de la trahison du discours, les Arabes semblent sur le chemin d'une culture médiatique basée sur le « watch and see ».