Je m'appelle Mohamed Ghafir, dit Mohamed Clichy. Au moment des faits, en 1958, j'étais âgé de 24 ans. Je suis un ancien militant et responsable au sein de la fédération de France du FLN, chargé de la banlieue nord de Paris, y compris le 17e arrondissement. Arrêté le mercredi 8 janvier 1958 par la DST, mon nom a figuré dans toute la presse de l'époque, dont Le Figaro. En octobre, je devais comparaître devant le tribunal pour « atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat » (Asee). Lors de la création du GPRA, le 19 septembre 1958, je me trouvais à la prison de Fresnes (écrou 26216 - cellule 182) la plus grande prison de France où se trouvaient la majorité des cadres de l'organisation FLN… Membre du comité de détention chargé de la commission socioculturelle, parmi d'autres membres, les frères Bachir Boumaâza, Kebaïli Moussa dit Derradji, Hadj Ali Ahmed, Benaïssa Mohamed, Mustapha Francis et Belhadj Abdelkader, chacun responsable d'une commission.Ces droits politiques ont été obtenus après plusieurs grèves de la faim. Les cinq ministres du GPRA, les frères Aït Ahmed, Ben Bella, Bitat, Boudiaf et Khider, qui se trouvaient à l'infirmerie de l'hôpital central de Fresnes, ont donné des instructions au comité de détention par l'intermédiaire des avocats du collectif du FLN, Mourad Oussedik et Abdesmad Benabdallah. La consigne était de charger les responsables qui devaient comparaître devant la juridiction française de faire une déclaration politique déniant à la justice colonialiste de nous juger. Vu que « le peuple algérien a son gouvernement depuis le 19 septembre, lui seul est apte à lui administrer sa justice ». Le hasard a voulu que je comparaisse le 8 octobre 1958 devant la 10e chambre d'appel, car ayant été condamné à trois ans de prison ferme le 30 juillet 1958 par la 16e chambre correctionnelle de la Seine. Un texte avait été rédigé communément par les cinq ministres du GPRA, le comité de détention et le collectif des avocats. Je l'avais donc appris par cœur du fait qu'il était interdit aux détenus d'avoir un papier sur soi lors de la comparution. Le frère Oussedik m'avait fait répéter le texte dans le parloir de la prison, tout en me donnant des consignes sur l'attitude à prendre face au tribunal. Le jour J, sur le banc des accusés en compagnie d'autres détenus, le président du tribunal m'a appelé en me disant : « Inculpé levez-vous ! » Vint ensuite la lecture d'usage des chefs d'inculpation, la qualification des délits pour lesquels j'étais poursuivi (« atteinte à la sûreté extérieur de l'Etat »). Le président de la cour m'a posé la question : « Avez-vous quelque chose à répondre ? » Je me suis levé, en me mettant dans une position digne d'un djoundi, et en fixant le président, j'ai récité mon texte calmement et posément, en martelant chaque mot, suivant les consignes reçues : « Monsieur le président, « Nous sommes des Algériens. A ce titre, nous n'avons fait que notre devoir au service de la Révolution de notre peuple. Nous nous considérons comme des soldats qui se battent et savent mourir pour leur idéal. Ainsi, nous faisons partie intégrante de l'Armée de libération nationale. Nous avons des chefs à qui nous devons obéissance. Nous avons un fouvernement, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), que nous reconnaissons seul capable de nous administrer sa justice. » De temps en temps je jetais un coup d'œil sur l'avocat Oussedik, qui ne me quittait pas du regard à travers ses grosses lunettes, me faisant des signes d'encouragement avec ses sourcils et les ridules de son front. Je poursuivais la récitation du texte appris comme une table de multiplication : « Nous déclinons ainsi la compétence des tribunaux français. Quel que soit votre verdict, nous demeurons convaincus que notre cause triomphera, parce qu'elle est juste et parce qu'elle répond aux impératifs de l'histoire. Face à ce tribunal, à la mémoire des Martyrs algériens morts pour la libération de leur patrie,nous observons une minute de recueillement. » Sans me démonter je conclus à haute et intelligible voix : « Garde-à-vous ! Vive l'Algérie libre et indépendante ! Vive le Front de libération nationale et son Armée de libération nationale ! Vive la République algérienne ! Vive la Révolution algérienne ! » Le président a, bien évidemment ordonné de procéder sur le champ à mon expulsion du box. Me Oussedik s'est levé pour demander au président de « laisser mon client terminer ce qu'il doit dire et répondre ainsi à votre question ». J'ai continué ma déclaration jusqu'à la fin, malgré les policiers qui me bousculaient pour me faire sortir. J'ai appris plus tard que devant d'autres tribunaux de France, d'autres protestations de ce genre avaient été faites. Je n'en connais pas hélas les auteurs ni le contenu. Cette manifestation devant le tribunal à l'âge de 24 ans, que j'évoque à l'occasion du 50e anniversaire de la création du GPRA, je la dédie à notre jeunesse pour qu'elle prenne conscience des sacrifices consentis par tout le peuple algérien pour que vive l'Algérie libre et indépendante. Pour la petite histoire, le procès a confirmé la sentence du premier jugement, à savoir trois ans ferme. Déclaration faite devant le tribunal de la Seine (Paris) le 8 octobre 1958, 20 jours après la constitution du GPRA le 19 septembre 1958 par Ghafir Mohamed dit Mohamed Clichy, responsable de la super- zone (2 zones) Wilaya 1, Paris Rive-Gauche. Fédération de France du FLN.