Très attendue par le public, la conférence de Ali El Kenz, organisée lundi au soir par la Bibliothèque nationale, a frustré plus d'un. L'éminent sociologue, professeur à l'université de Nantes et chercheur au sein de nombreuses structures de recherche, a éludé en effet les questions qui fâchent. Les questions d'actualité nationale. Le public – des ex-ministres, des ambassadeurs, des intellectuels, des journalistes de tous bords et des étudiants – venu nombreux écouter l'un des sociologues les plus en vue du monde arabo-musulman, a dû se contenter d'un docte exposé traitant de la « modernité » et de la « modernisation ». Il est primordial selon M. El Kenz, de « dépassionner » les débats autour de la problématique de la modernité. Laquelle problématique se pose aussi bien pour le monde arabe et musulman que pour l'occident. L'Europe, dit-il, est dans sa phase post-moderne. La modernité a été mise en veilleuse en réaction aux problèmes d'éthique, aux destructions massives générées par les techno-sciences. Contrairement au pays du Nord, le Sud, affirme l'universitaire, demeure prisonnier de la « période post-coloniale ». « Notre relation avec l'occident se résume la plupart du temps à des réflexes de mimétisme. » « Nous imitons tout, y compris la critique que fait l'occident de lui-même et de sa modernité. » Ali El Kenz en veut pour exemple la critique islamique de la laïcité qui est, selon le professeur, d'essence « occidentale ». Facyl Al Makal, ouvrage d'Averroès (Ibn Rochd), a été pourtant l'un des premiers à codifier le principe de la séparation du religieux du politique. L'ouvrage en question a inspiré l'une des premières constitutions dans le monde, la constitution hollandaise. La modernité dans sa définition occidentale, rappelle-t-il dans une longue rétrospective, remonte au XVe siècle, à Florence. La Renaissance, dit-il, n'avait de rapport au départ ni avec la religion ni avec la politique, mais portait essentiellement sur une somme d'efforts et expériences purement scientifiques. Les grandes découvertes ont ainsi fait l'effet d'une véritable révolution scientifique. Les prémices de cette renaissance scientifique ont buté sur le pouvoir du clergé. Ali El Kenz expliquera longuement comment la réforme de l'Eglise au XVIIIe siècle (siècle des Lumières) a sapé l'autorité du Vatican sur l'Europe occidentale et a conduit à la création des premiers « Etat-nation », séparés de l'idéologie et de la religion, et comment la philosophie politique a grandement aidé à constituer ces Etats. Le conférencier abordera également le tournant décisif qu'a constitué l'application de la « science au travail » et ses conséquences sur les pays du sud. « La révolution industrielle a créé le colonialisme. » La modernisation a créé dans le monde arabo-islamique une sorte de « complexe ». Le voyage de l'imam Rifaat Raffaa at-Tahtaoui (1801-1873) à Paris, qui consigna ses observations parisiennes dans son œuvre Tarikh el ajaïbi wal Athar fil tarajimi wal akhbar, illustre ce complexe vis-à-vis des techno-sciences. L'ouvrage de l'envoyé de Mohamed Ali, qui parle avec admiration du régime libéral rejoint, selon Ali El Kenz, un article, celui de Frédéric II au XIIe siècle, écrit après son voyage effectué dans le monde arabo-musulman. La vision que se faisait à cette époque l'Europe catholique de la civilisation arabo-islamique est empreinte de fascination et d'émerveillement. Le monde arabo-musulman pensait régler la question de la modernité par l'équation de l'authenticité alliée à la techno-science. « Un grand échec », selon Ali El Kenz.