Nous voulons que l'Algérie devienne un protectorat français Le « peuple musulman » et la « patrie algérienne » ont naturellement une forte charge religieuse et émotionnelle et renvoient non pas à la nation et à la nationalité au sens moderne de souveraineté politique, mais à l'umma, à la nation musulmane aux frontières physiques à la fois « fixes » et élastiques dans l'espace. Le danger n'étant pas que l'umma soit dominée « temporairement » par l'infidèle ou l'étranger, le danger serait qu'elle perde à son contact son « âme ». Or, le souci essentiel des oulémas était que cette âme l'identité religieuse et culturelle fut préservée de toutes les formes de corruption que pourraient y induire la culture et la religion de la puissance dominante. L'indépendance qu'ils réclamaient n'était pas l'indépendance politique qui impliquait la souveraineté plénière, mais l'indépendance religieuse et culturelle. De là s'explique leur refus d'emboîter le pas aux partisans d'une indépendance « sanglante et incendiaire » que prêchaient leurs « adversaires criminels » qui n'étaient autres que les éléments populistes issus du PPA- MTLD. Mais par rapport à Ferhat Abbas et aux amis de l'UDMA, qui n'avaient pas découvert la moindre trace de la nation algérienne, les oulémas avaient au moins ce mérite de la découvrir dans l'Islam, indépendamment de ses limites géographiques et de son cadre juridique. Ce qui faisait pour eux « la différence » ou constituait l'altérité radicale, l'Autre, c'était l'Islam, et c'était grâce à lui qu'ils avaient acquis ce prestige et ce magistère spirituel sur certaines franges du peuple algérien. Dès lors que la France n'attente pas au caractère sacré de l'Islam et qu'elle autorise librement son culte, l'indépendance politique pouvait être renvoyée aux calendes grecques, et c'est ce que pensait et disait d'ailleurs Ben Badis lorsqu'il écrit : « Nous ne sommes pas allés en France pour demander l'indépendance de l'Algérie, car il nous faudrait au préalable libérer nos esprits et les affranchir du maraboutisme. » (cf Echo de la presse musulmane du 5 septembre 1936), comme si le maraboutisme était plus pernicieux, plus dangereux et plus mortel que le colonialisme et son code de l'indigénat ! Si les oulémas répugnaient à l'assimilation, ils ne voyaient cependant guère d'inconvénients à ce que l'Algérie fut maintenue sous la coupe réglée de la France « protectrice ». Et à la promesse faite par Albert Sarraut, ministre de l'Intérieur et des Colonies, de transformer l'Algérie en un « Etat algérien » sous tutelle française, Ben Badis s'était empressé de répondre, en 1937, en ces termes où se lisent défaitisme et résignation : « C'est précisément ce que nous voulons, nous les Algériens du parti de la liberté. Nous voulons que l'Algérie devienne un protectorat (...), c'est-à-dire une nation démocratique sous la protection de la France (...). Nous ne voulons pas de l'assimilation parce qu'elle est impossible et qu'elle nous fait perdre notre personnalité. Nous ne voulons pas non plus de l'indépendance absolue parce que nous ne sommes pas assez forts pour la défendre (...) Ce nationalisme musulman algérien n'est nullement un séisme destructeur, ni un dynamisme agressif et perturbateur. Non, c'est le sursaut d'une nation qui entend rester vivante, garder le souvenir de ses ancêtres, sauvegarder ses caractéristiques nationales, conserver l'héritage de son passé. Cette nation tendra la main du loyalisme, de l'amitié, de la sympathie, de l'attachement à la République française, à la condition que celle-ci de son côté lui tende une main loyale et amie. » Le rappel de ces faits n'a pour but que de démontrer l'inanité des tentatives de cette coterie d'arabophones, qui ne représente pas tous les arabophones cultivés, non organiques et non inféodés à des partis politiques, qui vise à accréditer une version fausse de l'histoire et à utiliser l'identité algérienne comme un fonds de commerce ou un faire-valoir. Ce que cherche cette coterie composée d'éléments aigris en quête de compensation, de reconnaissance, d'ascension sociale ou politique, c'est d'exploiter à fond les sentiments religieux et nationalistes des petites gens afin de se poser en championne exclusive de la défense de l'identité nationale. Or, les « francophones », mais aussi tous ceux qui récusent leur vision réductrice de la nation, ou qui font preuve d'autonomie et d'indépendance d'esprit, leur fournissent les éléments à moudre et l'occasion de se composer un profil de nationalistes « purs, honnêtes », mais durs et intransigeants envers les principes identitaires. Les « francophones », qu'ils soient à l'intérieur du pouvoir auquel sont associés leurs partis ou leurs protecteurs arabophones notoires (Belkhadem et consorts), ou qu'ils soient dans la société civile, sont tous assignés par eux dans la rubrique des négateurs de l'identité nationale et donc de laquais du colonialisme français, comme l'a soutenu brutalement Belkhadem en parlant d'allégeance culturelle et politique. En critiquant avec mesure et sens de responsabilité éthique, civique et citoyenne, les propos de ce dernier, je n'ai pas provoqué seulement un tollé d'indignation vertueuse de la part de ces propagandistes de « service », mais je leur ai fourni aussi l'occasion d'or pour réactiver ce qu'ils ont de refoulé et pour donner libre cours à leur défoulement reflété dans les attaques hystériques contre tous les francophones qui, depuis le Gouvernement provisoire, jusqu'à la restauration de l'Etat algérien en 1962, n'auraient pas cessé de refouler et de cantonner l'identité algérienne dans les marges par l'usage « sauvage » du français aussi bien dans l'administration et dans l'université que dans les espaces publics, comme les kiosques à tabacs, les souks, les cafés populaires, les boutiques de Djezzy et de Mobilis... Mais cette coterie, qui s'apparente à une sorte de mercenariat de la plume au service de desseins occultes, joue plus les boutefeux qu'elle ne joue le jeu d'un débat sérieux, honnête et dépourvu d'arrière-pensées idéologiques. Les articles publiés dans Sawt Alhrar et dans Echourouk, notamment, en témoignent. Ils sont composés de manière à attiser le feu de la passion et de la haine entre « francophones » et « arabophones » en général et, par ricochet, ils jettent le trouble dans l'esprit de l'opinion publique qui, elle, n'a pas besoin qu'on lui administre des leçons morales ou politiques sur ce qui fait son identité. Cette coterie de gens à la plume au style terne et plat s'efforce, parallèlement à l'invective, à l'exclusion et à la stigmatisation de l'autre dont elle s'est fait une spécialité, de réduire l'identité algérienne à deux dimensions : l'arabisme et l'islam. L'amazighité en est exclue et ce qui fait la richesse de l'arabe dialectal, occulté ou réduit à une langue de sabir. Le français, qui fait partie d'un pan entier de notre histoire, est appelé paradoxalement à disparaître non pas seulement au profit exclusif de l'arabe savant, mais aussi de l'anglais ! Substituer au français l'anglais n'équivaut-il pas à substituer Charybde à Scylla ? Quelle imagination fertile chez ces arabophones autoproclamés représentants de tous les arabophones et tous les arabisants du pays ! En fait, derrière leur défense de Ben Badis contre mes présumées insultes envers sa personne, se dissimule aussi leur volonté de défendre Abdelaziz BelKhadem et sa thèse d'allégeance des francophones à la France. Et l'on se demande pourquoi Belkhadem accepte de collaborer et de participer aux activités d'un gouvernement censé être phagocyté en majorité par des francophones et pourquoi n'avait-il rien fait pour assainir ou nettoyer ce gouvernement de ces éléments exogènes quand il était à sa tête ? Ne peut-on pas aimer le français sans se renier ? En quoi l'usage du français constitue-t-il un attentant contre l'identité nationale lorsque l'on plaide en même temps en faveur de son remplacement par l'anglais ? Les Anglais seraient-ils moins colonialistes que leurs cousins français ? On reste dubitatif devant de telles absurdités. Je sais que la plupart des arabophones et des arabisants de notre pays n'entrent pas dans le jeu de ces querelles stériles. ` Querelles et intrigues que les petits cercles d'arabophones d'Alger en particulier, qui se trouvent « branchés » et connectés à certains réseaux de pouvoir ont en fait une spécialité, comme ils ont fait de la défense de l'identité nationale, étroite et bornée, un fonds de commerce. Et comme on sait souvent que ce n'est pas la compétence avérée dans tel ou tel domaine qui donne la chance de la réussite ou de l'ascension sociale, on recourt alors à la surenchère, à la flatterie de Sa Majesté (faqhamati) le prince, ministre ou un chef d'un clan puissant pour se propulser au devant de l'arène. Idéologiquement parlant, la défense de l'identité algérienne de cette manière réductrice pourrait constituer pour beaucoup d'éléments assoiffés de reconnaissance, de prestige un meilleur placement, c'est-à-dire une rampe de lancement vers le sommet du pouvoir. Si illégitime qu'elle puisse être, cette stratégie de réussite n'en est pas moins la chose la plus prisée parmi ces cercles de parvenus. L'on comprend pourquoi le débat sur l'identité ne peut être que faussé lorsqu'il est laissé à la discrétion de gens pour qui la culture, le savoir et les connaissances désintéressées constituent le cadet de leur souci. Mais la dangerosité de ces gens n'est pas à sous-estimer. Par leur propagande insidieuse, leur incitation à la haine culturelle, leur discours d'exclusion, leur tentative sans cesse renaissante de réactiver de manière obsédée et obsédante les souvenirs de la colonisation, par la récurrence de leur thématique chaude et passionnée (arabophones/francophones), ils peuvent réveiller les démons de l'extrémisme de tous bords. De telles thématiques sont en effet de nature à faire le lit de l'ignorance, mère de toutes les bêtises et de toutes les dérives extrêmes. La meilleure façon de barrer la route à cette idéologie de la haine, de l'exploitation et de la manipulation des imaginaires sociaux et des symboles les plus sensibles de l'identité nationale, serait d'instituer une commission indépendante constituée d'historiens professionnels, de métier, pour établir un grand manuel d'histoire officiel de la révolution qui reprendrait de manière objective et impartiale les discours, les prises de position et les contributions respectives de chacune des figures marquantes du nationalisme algérien dans l'émergence du concept de la nation, du nationalisme et de l'Etat-nation. Un tel manuel mettrait une sourdine à l'enseignement informel de l'histoire, et à sa diffusion désordonnée par des groupes ou des cercles d'intérêts particuliers, souvent intéressés ou ignorants. Telle devrait être l'une des tâches prioritaires si l'on voulait tarir à la source la falsification ou l'occultation de notre histoire à des fins inavouées ... L'auteur est Universitaire