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Le devoir de désobéissance civique
Contre l'impasse structurelle du régime
Publié dans El Watan le 25 - 10 - 2008

« Fuyez le pays où un seul homme exerce tous les pouvoirs, c'est un pays d'esclaves ! »
Simon Bolivar
Vingt ans après la tragédie d'octobre 1988 qui a avorté d'une démocratie en trompe-l'œil, le pays s'enfonce dans une inéluctable régression vers l'inconnu. Au mépris des lois de la République et des pactes internationaux ratifiés par l'Algérie qui garantissent la liberté de conscience, des magistrats dopés à l'intolérance des « tawabit » fascisantes continuent de sévir au gré de leurs fantasmes.
En toute impunité. Après la persécution des chrétiens de Tiaret, c'est un juge de Biskra qui vient de se distinguer en prononçant de lourdes peines de prison contre des citoyens arrêtés « en possession de denrées alimentaires qu'ils consommaient en plein jour » durant le ramadhan. Pour stopper le tollé médiatique dénonçant le scandale, une cour d'appel expresse a été chargée, dans une inhabituelle précipitation, d'acquitter les « mécréants ». Ces nouvelles agressions contre les libertés qui surviennent dans un climat politique et social délétère ne sont pas fortuites. Alors que de larges couches populaires continuent de tirer le diable par la queue, les initiés sont obsédés par les jeux du sérail et l'avenir professionnel du chef de l'Etat. Malgré les pathétiques plaidoyers d'opposants minoritaires pour relever les bas salaires qui stagnent dans la précarité, les parlementaires de la « sainte alliance » ont opposé un infranchissable barrage au nom de la rigueur dans la gestion des deniers publics. Avant d'aller à la soupe et voter, dans un synchrone mouvement d'ensemble, l'ordonnance portant leurs indemnités à 30 fois le salaire minimum garanti. Après avoir abdiqué ses prérogatives constitutionnelles, le parlement a accepté l'humiliation de sa mise à plat ventre par un exécutif arrogant qui tient la laisse et la mangeoire. Il est bien loin le temps de la dignité lorsque, pour se démarquer de la dictature en marche, Ferhat Abbas démissionnait du perchoir de l'Assemblée avant d'être assigné à résidence. Aujourd'hui, la scène est occupée par des concubines de harem se déhanchant dans de sordides danses du ventre pour accéder au rang de favorite dans la couche du sultan. Pitoyable descente aux enfers d'un pays, dont le combat héroïque a sombré dans un grotesque processus de perversion qui, selon le constat d'un historien, a transformé « un mouvement libérateur et même pour une part libertaire, en une autocratie totalitaire et répressive, dopée au culte de la personnalité ».
Connivences inattendues
La vie publique étant réduite à des allégeances claniques et à des complicités tribales, la loi du milieu a fini par se substituer à celles de la République. La rapine généralisée érigée en jurisprudence est révélée par cette monstruosité juridique et morale perpétrée par le premier magistrat du pays qui, au lieu d'opposer le code pénal à ceux qui ont attenté aux biens publics, supplie les chefs de la maffia de « faire preuve de patriotisme en réinvestissant le produit de leur larcin dans l'économie nationale » ! Pour restaurer une hypothétique paix civile, cette mansuétude à l'égard des délinquants de la cour et de l'arrière-cour a été étendue aux terroristes intégristes qui, au nom de Dieu, avaient tenté d'éradiquer tous ceux qui refusaient de se soumettre aux commandements d'une idéologie totalitaire, répressive et régressive. Dès son retour aux affaires en avril 1999, le président Bouteflika résumait son programme par un pittoresque défilé de mode : « réconcilier le qamis de Abassi avec la minijupe de Khalida ! » Une perfide posture de casque bleu entre « les extrêmes islamistes » et les « extrêmes laïques » pour rétablir l'équilibre du régime, comme si des hordes de majorettes hystériques avaient, elles aussi, organisé des « tournantes » sur d'innocents salafistes. Une décennie plus tard, il faut se rendre à l'évidence. Avec l'impunité accordée aux criminels de tous bords qui n'ont pas émis le moindre signe de repentance, la « réconciliation nationale » n'est, en fin de compte, qu'une reddition de l'Etat de droit, un pied-de-nez à la justice et une prime à la violence qui continue de susciter des vocations morbides. Pour conjurer les opérations sanguinaires de Abdelmalek Droukdel, on oppose désormais les fatwas de son prédécesseur, Hassan Hattab, comme une nouvelle stratégie antiterroriste. On adopte ainsi la logique d'une idéologie liberticide en feignant de combattre les moins présentables de ses manifestations. Cette redistribution des cartes a révélé des connivences inattendues. Même ceux qui, le 11 janvier 1992, avaient juré de « protéger la démocratie » en freinant les effets pervers du suffrage universel, n'ont réussi en fin de compte qu'à sauvegarder leurs privilèges et fructifier leur fortune. Seize ans après leur « redressement républicain », l'on assiste à ce misérable spectacle d'un ancien ministre de la Défense, ce « sauveur de la République » qui justifiait jadis les pires dérapages par les impératifs de la lutte contre le fascisme vert et qui est réduit, aujourd'hui, à exhiber des certificats médicaux pour convaincre un ex-émir du GIA qu'il a bien quitté le pouvoir !
Bilan « globalement négatif »
Alors que le pays pleurait ses enfants et enterrait ses morts, ce national-islamisme rampant a gangrené, par glissements successifs, les plus hautes sphères de l'Etat. La victoire militaire sur la barbarie intégriste s'est paradoxalement soldée par la double défaite – idéologique et morale – de la société, livrée à l'arbitraire des rédempteurs en uniforme et autres sous-traitants de « l'ordre nouveau ». Et l'on est arrivé au résultat hallucinant de deux institutions républicaines, la Gendarmerie et la Sûreté nationales, transformées en une police islamique du salut, bras armé de l'inquisition chargé de « promouvoir la vertu et de pourchasser le vice » : mécréants briseurs de ramadhan, jeunes couples coupables de tendresse subversive et chrétiens qui « ébranlent la foi des musulmans » par une pratique spirituelle non homologuée par les gardiens du temple. Et c'est en toute bonne conscience que des juges prononceront, le doigt sur la couture du pantalon, de lourdes peines de prison contre tous les « déviants marginaux », au mépris des principes fondamentaux du droit. Si le destin du pays est de finir sous la burqa de cette charia de fait accompli et au risque de choquer les chantres d'une modernité au pas cadencé, autant remettre tout de suite les clés de l'Etat à celui qui en a les compétences, qui a payé le prix fort pour le triomphe de son « idéal » et qui n'a pas fait fortune dans la politique : Ali Benhadj. Dans ce bilan « globalement négatif », il faut reconnaître au président Bouteflika un incontestable mérite. A son corps défendant, il a poussé jusqu'à la caricature les travers du système imposé en 1962 par l'Armée des frontières, révélant ainsi la servilité d'une classe politique gastrique, sans vision, sans projet, sans honneur. Un système qui a remplacé le mérite, l'éthique et le courage par la flexibilité de l'échine et cette disponibilité pathologique des esprits à aller au devant des désirs de l'autorité. Le résultat est tragique. Un Parlement fantôme, soumis aux injonctions de l'Exécutif. Des ministres réduits au rang de dociles secrétaires dactylos. Une justice sous influence qui se couche au gré des fantasmes du sérail. Une « société civile » faite de bric et de broc. Fonctionnaires de la contestation avec frais de mission. Intermittents de l'opposition occupés à ruminer des miettes en rêvant d'être parachutés sur le palais d'El Mouradia. Retraités de la Sécurité militaire ayant changé d'« instruments de travail », pour expliquer au bon peuple les spécificités d'une « démocratie pour les nuls ». Comme si, à l'âge de la ménopause, Mme Claude se recyclait en professeur de vertu dans un pensionnat de jeunes filles ! Malgré les apparences, cet abus de pouvoir n'est, en fin de compte, que l'expression servile d'un abus d'obéissance. Un viol des consciences par consentement mutuel. Pour ces enfants gâtés d'un système qu'ils feignent parfois de dénoncer, toute idée de rébellion qui impliquerait nécessairement un dépassement de leurs propres intérêts et un renoncement aux indus privilèges relève de l'hérésie. Question d'éducation entre gens de bonne compagnie, « on ne parle pas la bouche pleine, on se contente de roter ! ».
Stopper la « régression stérile »
Aux illusions trompeuses, il est temps d'opposer l'éthique de la vérité, fut-elle cruelle. La preuve est faite par 200 000 morts et une inquisition au pas de charge, que le régime, sous ses divers oripeaux, n'est pas un rempart contre la barbarie intégriste. Mais une halte d'étape, un sas de décompression avant la chute finale. En nivelant les différences et en niant les convictions et les identités – politiques, culturelles et religieuses – des Algériens et leur libre expression pacifique dans une société plurielle, l'interminable cascade de concessions à l'islamisme au nom d'une réconciliation frelatée risque d'hypothéquer lourdement l'avènement d'une paix civile durable. Pour stopper cette « régression stérile » et établir un rapport des forces favorable à la promotion des libertés et des droits de l'homme, les partisans de la démocratie doivent répudier ce rôle indécent « d'idiots utiles », de supplétifs des casernes et de chaouchs des mosquées. Finira-t-on, enfin, par comprendre que ni les prétendus « segments modernistes » du sérail obnubilés par un instinct hypertrophié de survie ni les puissances occidentales mues par de sordides intérêts n'ont vocation à se substituer au citoyen pour défendre ses libertés et imposer un Etat de droit ? Avant de relever le défi de l'inévitable confrontation idéologique imposée par les adeptes du « croissant gammé » qui, des maquis du GSPC/AI Qaïda aux palais officiels, mènent le même combat liberticide, les démocrates ont besoin de crédibilité. Qui passe par une autonomie irréprochable, balisée par d'infranchissables garde-fous éthiques. N'en déplaise aux stratèges de bistrot, il ne sert à rien de scruter une improbable fissure dans le sérail pour s'y engouffrer. En dépit de conjoncturelles frictions de préséance, la volonté de perpétuer ce système de l'autoritarisme et de la rente reste, pour tous les dignitaires du régime, une constante consensuelle. Avec Abdelaziz Bouteflika auquel ils auraient, dit-on, consenti une prolongation du bail, ou avec un successeur tiré une nouvelle fois du chapeau des prestidigitateurs militaires, il n'y a aucun miracle à attendre du prochain scrutin présidentiel.
Une seule alternative : l'insurrection éthique
Dans un climat lourd des désillusions du passé, de l'incertitude du présent et de l'angoisse de l'avenir, le renoncement n'est pourtant pas une fatalité. Malgré la corruption généralisée et la course à l'argent facile, de dignes héritiers de Abane Ramdane, Larbi Ben M'hidi et Djamila Bouhired ont réussi à échapper au rouleau compresseur de la normalisation autoritaire. Armés d'inébranlables convictions et d'un sens aigu de l'éthique, ils ont osé une exceptionnelle désobéissance civique d'autant plus méritoire qu'elle est, pour l'instant, minoritaire et risquée. Cette Algérie plurielle de la dignité et du courage qui résiste à l'autoritarisme et à l'arbitraire, c'est Habiba K. revendiquant sa foi chrétienne malgré les menaces du Vichinsky de poche qui l'a sommée de choisir entre la mosquée et la prison. C'est Kheloudja Khalfoun, l'avocate qui a volé à son secours en brandissant l'étendard des libertés et du droit. C'est le muphti Soheïb Bencheikh qui lui a offert la protection d'un Islam convivial et décomplexé. Ce sont les 2500 intellectuels qui ont dit « non » à l'inquisition en proclamant « la liberté de conscience, synonyme du droit de chacun de pratiquer la religion de son choix ou de ne pas pratiquer ». Ce sont les syndicalistes autonomes qui mettent leur vie en péril par d'interminables grèves de la faim pour arracher le droit d'exercer dignement leur métier. Ce sont ces journalistes libres qui peinent, chaque jour, à bousculer les lignes rouges qu'un rédacteur en chef en cagoule et treillis tente de leur imposer derrière le rideau. Ce sont ces militants sans grade des partis à potentiel démocratique qui luttent pour injecter un peu d'idéal et de passion dans les appareils squattés par des carriéristes visqueux. Ce sont les étudiants qui, dans le respect de leur engagement pluriel, s'unissent dans des coordinations de combat malgré le sectarisme des états-majors partisans. Ce sont ces « petits » juges qui traquent, dans la solitude des cabinets d'instruction, les receleurs d'argent sale même si, comme dans l'affaire Khalifa, la chambre d'accusation finit toujours par blanchir les notables avant tout procès. C'est cette poignée de parlementaires qui refusent le détournement de leur mandat à des fins mercantiles... Après deux décennies de faux espoirs et de vraies illusions, l'insurrection éthique qui tente d'imposer la primauté du droit et refuse l'indignité des génuflexions devant l'autorité doit faire tache d'huile. Projetée sur la scène politique, elle constitue la seule alternative crédible à la clochardisation de la vie publique, à la fatalité du désespoir et à l'impasse structurelle qui a paralysé les institutions, érigé l'archaïsme au rang d'idéologie nationale et officialisé le baise-main comme ascenseur social. En renvoyant barons du régime et opposants par décret à leurs petites magouilles et à leurs grosses affaires, ce big-bang réhabilitera, enfin, l'engagement politique et le militantisme citoyen dans ce rôle de levier du redressement qui a fait les grandes nations. Le pays a perdu trop de temps. Les Algériens ont versé trop de larmes et de sang. L'heure n'est plus à l'expectative et aux lamentations, mais à la mobilisation autonome et déterminée.


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