« Quand la vérité n'est pas libre, la liberté n'est pas vraie. » Prévert Baâziz serait-il candidat à la prochaine présidentielle ? La question surprend puis indispose les hommes du sérail. « Il ne manquerait plus que ça », soupire l'un d'eux, avant d'ajouter : « Après avoir tiré à boulets rouges sur le pouvoir, traité les dirigeants de tous les noms d'oiseau, voilà qu'il pousse le bouchon un peu trop loin. C'est de la provocation cynique », grommelle-t-il. Nul ne pensait qu'une simple rumeur pouvait donner lieu à une telle panique. Et s'il se présentait ? Prié d'en dire plus, Baâziz use de pirouettes agrémentées d'une blague qu'il raconte avec délectation. « Un jour, un Algérien nouvellement arrivé en France se présente à l'Agence pour l'emploi sollicitant un travail. La préposée l'accueille et le rassure :‘'Vous aurez 5000 euros mensuels, une villa haut standing dans un quartier chic, une limousine, des primes, une résidence secondaire…'' ‘'Vous vous foutez de ma gueule, vous plaisantez ?'' Imperturbable, la bonne dame lui répond, :‘'Mais c'est vous qui avez commencé !'' » Un artiste visant la magistrature suprême ? On se rappelle de la candidature de Coluche lors de l'élection présidentielle française en 1981. Au début, ce n'était qu'une simple blague puis elle devint sérieuse lorsque les sondages le créditèrent de plus de 15% d'intentions de vote ! Le célèbre humoriste s'était présenté comme « le seul candidat qui n'a aucune raison de vous mentir ». Baâziz n'est pas Coluche. Fidèle à ses engagements, l'homme répond à nos questions avec une tranquille sincérité, usant parfois d'un humour corrosif. Baâziz, né Bekhti Abdelaziz en 1963 à Cherchell, a toujours eu des comptes à régler avec la société. « Quand j'étais adjoint d'éducation, il y a vingt ans, je me suis bagarré avec le proviseur, ce qui m'a valu la radiation. J'étais déjà un électron libre, et je n'acceptais pas la hogra et les injustices. » Le virus de la chanson, il l'a capté auprès de son père Ahmed, marin pêcheur et musicien. Ksentini, qui l'a influencé, a fait le reste. « Ksentini était un patriote, il a dénoncé les travers de la société avec des mots qui frappent l'imagination. Sa façon d'écrire en arabe algérien m'a plu. Je m'en suis inspiré. » Un quart de siècle après, Baâziz est toujours là, avec sa casquette gavroche qui évoque aussi la mer et la belle côte de Cherchell, sa guitare sèche et son harmonica. Rebelle, frondeur, le chanteur contestataire de Cherchell s'est toujours opposé au système en place, en le brocardant avec son humour sarcastique dans des chansons qui sont autant de cris de révolte. Dans certains tubes, il s'en prend carrément aux dirigeants qu'il fustige au vitriol. L'excès de liberté ne risque-t-il pas de tuer la liberté, en ce sens que blesser des personnes et attenter à leur honneur et leur dignité, le classerait dans la case des artistes voyous, lui avons-nous signifié Il s'en défend en sortant son argumentaire. Influencé par Ksentini « J'attaque le système politique. Je n'ai rien contre les personnes, mais ce qu'ils représentent. Quelqu'un m'a dit comment tu arrives à dire des choses pareilles sur ces gens que tu ne respectes pas ? Mais est-ce qu'ils nous respectent eux, lui ai-je répondu. » Dans ce registre, Baâziz a atteint le summum de l'audimat en piégeant en direct ses hôtes de la télévision lors d'une émission (« Mesk Ellil ») diffusée il y a quelques années. « J'avais sorti L'Algérie mon amour, qui fait partie de mon répertoire exclusif et destinée à l'opposition politique lors des élections de 1999. J'appelais les Algériens à serrer les rangs, à s'unir pour sortir notre pays de l'ornière. La chanson a obtenu un vif succès, devenant l'hymne fétiche. Hélas, récupérée par le pouvoir ! Soudainement, j'étais invité aux tournées, aux galas jusqu'au jour où déjouant la supercherie, j'ai décidé de redevenir moi-même, le vrai Baâziz. Comment ? Et bien je vais vous raconter. L'occasion s'est présentée lors de l'émission précitée où j'étais l'invité d'honneur. J'en ai profité pour brocarder les généraux et tous les corrompus au pouvoir et en direct s'il vous plaît ! Les organisateurs, les réalisateurs, les techniciens étaient hors d'eux, désemparés. Malgré les signes, les gesticulations de ceux qui me faisaient face, j'ai continué à chanter jusqu'à la fin. Je me suis bien marré ce soir-là. J'imagine la peur et la panique qui se sont emparées des présents après avoir écouté cette chanson intitulée Waïli waïli qui dit en substance : « Quand j'entends ce général Je ris sans pitié Mêlé aux affaires Il est devenu une personnalité Il a le pouvoir, l'argent Et la double nationalité. » Naturellement dans les sphères officielles, Baâziz le pestiféré est censuré. Il laisse s'absenter ses grands yeux et sourire triste, il répète à l'envi :« Qu'il n'y a pas de démocratie dans ce pays. » Je l'ai dit, il y a dix ans, et je le maintiens. Je pense que j'ai de plus en plusraison. Il y a eu des petites ouvertures sans plus. Quand les tenants du pouvoir sont serrés, ils ouvrent. Mais les petits acquis démocratiques risquent d'être dilapidés avec le verrouillage systématique de la société. « Que peut-on attendre d'hommes politiques du pouvoir qui s'inspirent du régime tunisien ? » Il se met en colère, tape du poing. « Vous savez, j'ai été expulsé à deux reprises de Tunisie. Une fois, j'y étais en vacances, et l'autre pour des concerts. Il paraît que je devenais un phénomène là-bas. Ça gênait leur ‘'démocratie''. Ce qui me met en colère, c'est qu'un haut responsable a dit que c'est notre modèle à nous, vous vous imaginez ? Comme j'ai vécu là-bas à une certaine période, j'en connais un petit bout. Je commence à croire qu'on se rapproche doucement mais sûrement de ce modèle tant vanté. » Contre l'unanimisme Baâziz en veut pour preuve la léthargie politique et l'unanimisme qui est dans l'air du temps. Les partis politiques, décrète-t-il, sont fictifs. « Ce n'est pas par prétention, mais je crois avoir prédit beaucoup de choses. Il y a quelques années, on m'avait interviewé dans Le Parisien. J'avais dit que ce système allait achever l'Algérie. Le temps m'a donné raison. On ne peut pas être dans l'opposition et s'abreuver financièrement aux mamelles de l'Etat. Est-il raisonnable de s'opposer à un pouvoir qui vous donne à manger ? » En somme, Baâziz pourrait bien paraphraser Coluche qui avait dit : que « la moitié des hommes politiques sont des bons à rien, les autres sont prêts à tout ». Plus sérieusement, notre protest singer pense que les dirigeants actuels sont dépassés et qu'il faut passer le témoin aux jeunes générations, comme cela se fait de par le monde. La Russie et les Etats-Unis en ont été, ces derniers mois, les exemples les plus édifiants. L'expérience, qu'est-ce que vous en faites, lui répliqueraient les âmes bien nées ? « Un beau prétexte pour s'accrocher au fauteuil », résume-t-il. A propos d'expérience, Confucius avait dit : « C'est une lanterne accrochée dans le dos qui n'éclaire que le chemin parcouru. » Un franc sourire éclaire le visage de notre interlocuteur. « Nous nous sommes battus pour la démocratie grâce à des sacrifices énormes. Maintenant, on veut toucher aux maigres acquis. On s'attaque aux libertés et à la presse. On ne se laissera pas faire. Ils ont trituré la Constitution à leur guise. Je suis abattu, enragé à l'idée de voir des députés corrompus décider de notre devenir. Je le sens comme une immense trahison. Notez bien que je ne fais pas de l'opposition pour l'opposition. Je veux, avec mes modestes moyens, faire avancer les choses. Mes revendications sont universalistes. La liberté de dire, de circuler, de s'exprimer, de la femme, ce sont là mes combats. On nous confisque chaque jour une parcelle de nos libertés. C'est pour cela que le rôle de chanteur engagé doit se poursuivre avec peut-être davantage de détermination. » Le drame des harraga Observateur avisé de nos mélancolies communes, Baâziz possède un phrasé lent mais percutant. Un nuage fugace assombrit son regard perçant lorsqu'il évoque les malheurs des harraga. « Les jeunes qui prennent la mer à leurs risques et périls dans des embarcations de fortune, pour aller vivre ailleurs, ont fait des choix. Ils auraient pu choisir la violence et monter au maquis. Ils ont opté pour une voie pacifique. On les arrête, et on les punit. Ils écopent d'une double peine. N'est-ce pas dramatique ? » A ceux qui lui reprochent sa proximité avec la télévision nationale, notamment lorsqu'il l'encense dans Nass Mlah City après l'avoir lourdement critiquée, Baâziz se défend : « Tout le monde sait que l'Unique n'est pas crédible et est seulement le porte-voix du pouvoir. Le générique du feuilleton est l'œuvre d'une boîte privée. Je voulais passer un message ironique, de dérision. Les gens croyaient que je faisais de la ‘'chita''. Tout le monde sait que c'est loin d'être mon genre. Combien de fois ai-je été censuré ? » Et de narrer cette anecdote : « Un jour, lors de la finale de la Coupe d'Afrique engageant la JSK, les supporters ont eu l'ingénieuse idée de me passer le drapeau algérien que j'ai brandi avec le chanteur Koceïla, à l'entrée des deux équipes sur le terrain. Le plan de la caméra a montré le drapeau et tout le reste, mais m'a bizarrement effacé. » Ton moqueur et critique vis-à-vis du système politique qui se reproduit, Baâziz n'y va pas avec le dos de la cuillère pour fustiger tous les corrompus avec un langage qui plaît. Sa dernière chanson où il pourfend le régionalisme est dénommée Maruti. Tout un programme. « C'est le symbole de cette décennie soi-disant d'ouverture. Ils se foutent de notre gueule. Des crédits par-ci par-là, une petite voiture Maruti, bien que je n'aie rien contre cette marque, n'est-ce pas le symbole du mensonge ? On a bien connu la période des bananes, maintenant c'est au tour des Maruti… » Ainsi va la vie. Baâziz évoquera son ami Renaud avec lequel il a fait deux spectacles, dont un au Zénith « inoubliable ». « C'est un mec que j'admire beaucoup. Je l'ai invité à venir en Algérie. Il a eu peur. Je réitère mon invitation et j'espère qu'un jour prochain, il se produira chez nous. C'est l'archétype du chanteur engagé dans toute l'acception du terme. » Quant au raï qu'il ne dédaigne pas, notre chanteur estime que ce style n'est pas fait pour durer. « Il est né dans le cabaret, et il est en train d'y retourner. » Baâziz, « délivreur » de messages, se bat de toutes ses forces contre la récupération en invitant ses fans « à ne pas tomber dans le piège des périmés ». Quant à savoir s'il a eu peur un jour, après tous les défis qu'il a lancés, ses yeux malicieux nous renvoient à un de ses succès. Je m'en fous… Baâziz, comme Coluche, est-il capable du meilleur et du pire ? Dans le pire est-il le meilleur ? PARCOURS Baâziz est né en 1963 à Cherchell. Terminale lettres puis adjoint d'éducation. Jeune, il est attiré par la musique. C'est son père Ahmed, marin pêcheur et musicien qui l'initiera et c'est Ksentini qui l'influencera. Le « mroufez » ou le protest singer algérien n'a pas cessé tout au long de son parcours de fustiger les politiques qui sont à ses yeux à l'origine de tous les maux de l'Algérie. Mais Baâziz sait aussi être tendre en entonnant Malgré tout bladi nabghik ou encore Algérie mon amour qui a fait un tabac. Le chanteur rebelle a fait sensation en critiquant vertement les généraux dans une émission TV diffusée en direct. Baâziz qui a à son actif plusieurs CD, dont le dernier est Maruti, a été primé au Festival international de printemps décerné en 1995 en Corée du Nord. Il vit entre Paris et Alger.