L'amendement de la Constitution s'est déroulé en vase clos. Pourquoi, d'après-vous, n'y a-t-il eu aucun débat sur une question aussi fondamentale ? L'amendement de la Constitution s'est fait au pas de charge. Le pouvoir n'a pas voulu prendre le risque d'une discussion publique sur le point nodal de la révision, c'est-à-dire faire disparaître le verrou du nombre limité de mandats présidentiels et l'institution d'une présidence à vie. Parce que, même s'il était évident que l'amendement aurait été voté dans un unanimisme total par les deux chambres réunies en congrès, le pouvoir (le Président) ne pouvait pas se permettre de prendre le risque de mettre à nu l'absence d'arguments valables pour justifier un troisième mandat et une présidence à vie. Les arguments avancés en catimini sont tellement ridicules qu'ils ne pouvaient convaincre personne : rappelez-vous l'inénarrable argument de la souveraineté du peuple et de son droit inaliénable de choisir le candidat de son choix, c'est-à-dire le président sortant, qu'un article de la Constitution empêchait de se représenter et de poursuivre sa mission de guider le pays vers des horizons radieux. La discussion du projet de révision constitutionnelle par des juristes, politologues et autres membres de la société civile qui ont gardé un peu de crédibilité aurait mis en évidence le net recul en matière de démocratie imposé par la réforme proposée : la seule possibilité d'alternance au pouvoir (même si elle n'était que théorique) qui existait auparavant disparaît avec l'institution d'une présidence à vie. Il n'est resté donc que la seule presse indépendante pour porter la contradiction au pouvoir et mettre le doigt sur les incohérences et les risques entraînés par la nouvelle mouture de la Constitution. Et, quand on sait le poids réel de la presse indépendante et son impact insignifiant sur la formation de l'opinion publique nationale, on comprend pourquoi le pouvoir la laisse libre d'analyser et même de critiquer. Elle joue le rôle d'alibi démocratique pour le pouvoir qui, toutefois, impose des limites à sa tolérance « démocratique ». Quelles sont les raisons de la démobilisation de la société civile algérienne ? Il est vrai qu'une fois de plus, la société civile, dans sa quasi-totalité, a été aux abonnés absents sur ce problème de recul démocratique institué par la réforme constitutionnelle. Comme, d'ailleurs, pour tous les autres problèmes fondamentaux qui se posent au pays. La raison est simple : le manque d'organisation et l'absence de réelle motivation de la part des acteurs de la société civile, mouvement associatif compris. La société civile est en majorité représentée par les associations et quelques syndicats autonomes qui occupent comme ils peuvent la scène publique. Le mouvement associatif existe, même s'il est insuffisamment représenté et reste souvent discret dans ses activités. Pourtant, un travail réel, souvent ingrat et silencieux, est réalisé par des associations de toutes sortes et dans tous les domaines de la vie sociale (caritatif, humanitaire, défense des droits de la femme, défense des droits de l'enfant, etc.). Il faut aussi ajouter le combat quotidien, souvent féroce, de certains syndicats autonomes pour leur reconnaissance en tant que partenaires à part entière des pouvoirs publics et pour faire aboutir leurs revendications socioprofessionnelles. Avec une certaine réussite pour quelques-uns d'entre eux, qui sont devenus incontournables de par leur capacité de mobilisation (CNES, CNAPEST, par exemple). Le problème c'est que ces associations ne sont pas assez nombreuses et surtout qu'elles ne mobilisent pas assez. Tout se passe comme si les associations se sont fixé des limites à ne pas dépasser, de peur de la réaction, souvent brutale, des pouvoirs publics représentés la plupart du temps par l'administration. Le point nodal par lequel les pouvoirs publics influent sur le comportement des associations, c'est évidemment la menace de suppression des subventions. Or, la majorité des associations ne vit que de subventions : ce ne sont pas les cotisations de leurs membres qui les font vivre, mais les subsides fournis par l'Etat et ses démembrements.Même les associations les plus militantes et les plus engagées dans le combat démocratique mettent un bémol à leur action dès que la menace de coupure de subventions se fait sentir. Les associations font très souvent acte d'autocensure pour ne pas déplaire au pouvoir, détenteur du nerf de la guerre, c'est-à-dire l'argent. Est-ce que le maintien de l'état d'urgence a favorisé l'affaiblissement du mouvement associatif ? C'est bien sûr le cas. Le maintien de l'état d'urgence n'a de sens que dans le cadre de la limitation des libertés démocratiques. L'état d'urgence est le moyen légal que le pouvoir s'est donné pour empêcher toute manifestation qui pourrait lui nuire ou simplement lui faire de l'ombre. Toutefois, le mouvement associatif, dans son ensemble ou par quelques-unes de ses composantes, n'a pas besoin d'organiser de grandes manifestations publiques (ou des marches, ou des sit-in) pour se faire entendre et atteindre ses objectifs. Beaucoup d'autres voies sont ouvertes aux associations pour agir : s'entendre entre elles sur des revendications communes et sur les moyens de les faire aboutir. L'union fait la force. Il y a des revendications qui sont naturellement « populaires » et qui devraient être prises en charge par le mouvement associatif, avec un impact immédiat certain auprès de la population, et qui peuvent même participer à améliorer les conditions de vie du citoyen : la lutte contre la vie chère et la spéculation par l'organisation de mouvements de grève des achats par exemple ; le combat pour l'amélioration du niveau de l'enseignement en transformant les associations de parents d'élèves en partenaires incontournables du ministère de l'Education nationale, l'amélioration du cadre de vie des citoyens, etc. Il s'agit de combats éminemment politiques mais qui ne nécessitent pas de sortir en grand nombre dans la rue et s'opposer aux forces de l'ordre. Le mouvement associatif, pour peu qu'il en ait la volonté (et le courage), peut très bien activer de manière positive et sortir de l'ornière dans laquelle le système l'a enfermé. Il peut redorer son blason très fortement terni par son absence de combativité, à condition de le vouloir et de se donner les moyens d'une action globale de longue haleine. Il doit surtout abandonner les politiques de chapelle (ou de clan) que chaque association pratique depuis plus de quarante ans. On sent, par ailleurs, que les gens ont baissé les bras. Est-ce une défaite par l'usure ? Il y a effectivement un effet d'usure, non seulement des militants du mouvement associatif et de la société civile en général qui n'a jamais entendu cette sentence sans appel de personnes de tous milieux et de toutes conditions : « A quoi bon, on ne peut rien contre eux ! » Le « eux », ce sont bien entendu « les gens du pouvoir », « le système », « le pouvoir réel », « ceux qui tirent les ficelles », etc. C'est le plus souvent le justificatif avancé par ceux ou celles qui disent avoir la volonté et même les moyens intellectuels de se battre pour faire évoluer la situation, mais qui se complaisent dans l'immobilisme sous prétexte « que le pouvoir est trop fort et que de toutes les façons, le peuple algérien n'a que ce qu'il mérite. Il laisse faire sans se révolter ».C'est vite oublier que le « peuple » dont ils parlent est une entité qui ne réagit que quand il ne peut plus faire autrement ; quand la pression est devenue insupportable et qu'il n'a plus d'autre moyen d'expression que l'émeute la plus violente. Il l'a démontré plusieurs fois au cours de son histoire. D'ailleurs, c'est dans ces moments de « défaite par l'usure » que le peuple est le plus dangereux : n'ayant plus rien à perdre, il s'exprimera à un moment ou un autre d'une manière très violente pour montrer son ras-le-bol et sa volonté de voir les choses changer. Il suffit de faire la comptabilité des émeutes populaires de ces dernières années et d'en analyser les causes pour comprendre, qu'un jour ou l'autre, elles atteindront la capitale et que ce jour-là, l'étincelle créée à l'origine par un problème social quelconque (peut-être même anodin) se transformera très vite en incendie incontrôlable, qu'aucune force ne sera capable d'éteindre. N'y a-t-il pas une crise de confiance entre les associations, les mouvements politiques et la population ? Le divorce entre le mouvement politique et la population a été consommé depuis longtemps. Y compris entre les partis islamistes populistes et leurs sympathisants d'antan. L'action politique est vue par la majorité écrasante de la population comme une course au fauteuil, aux honneurs, à la prébende et au partage de la rente. Le dernier exemple de l'augmentation scandaleuse des salaires des députés n'a fait que confirmer ce désamour entre le peuple et les politiques. Avec le mouvement associatif, le problème est différent ; bien que souvent, il leur soit reproché leur immobilisme pour faire évoluer les choses. Mais le divorce est beaucoup moins définitif que pour les partis politiques. Il suffirait, à mon sens, de quelques exemples réussis d'actions d'associations dans des domaines précis, mais importants (lutte contre la cherté de la vie, combats de syndicats autonomes pour la sauvegarde des emplois et l'amélioration du pouvoir d'achat des travailleurs…) pour que la confiance revienne et que le mouvement associatif reprenne du poil de la bête et se développe fortement avec le renfort de plus en plus grand de la population. Mais s'il reste comme aujourd'hui timide, peureux et confiné dans son coin, le désamour actuel se renforcera et deviendra définitif. Dans un avenir proche, comment voyez-vous l'évolution du mouvement associatif en Algérie ? Je ne suis pas devin. Il me paraît intellectuellement inimaginable et inacceptable que la situation reste en l'état. Les problèmes que connaît le pays sont d'une telle ampleur que personne ne sait comment y faire face et les résoudre ; le ciel est plein de gros nuages inquiétants (que la crise économique mondiale actuelle ne fera que renforcer) qui ne tarderont pas à éclater et créer une situation de chaos inextricable ; le divorce entre le peuple et ses dirigeants est tel qu'aucun dialogue n'est désormais possible. Tout cela, nos intellectuels le savent et le commentent tous les jours que Dieu fait, mais le plus souvent entre eux...La société civile, mouvement associatif compris, est interpellée par tout cela pour qu'elle intervienne et fasse évoluer les choses. Mais je crains très fortement que ce ne soit là qu'un vœu pieux et que quand elle se réveillera, il sera trop tard pour elle et pour toute la nation qui replongera, à Dieu ne plaise, dans de nouvelles années noires.