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La société marocaine au secours de ses harraga
Drames migratoires et implication citoyenne : Ce qu'on peut faire pour stopper l'hémorragie
Publié dans El Watan le 10 - 01 - 2009

Accompagnés de Roland Benjamin Huguenin, ancien porte-parole du CICR et expert associé à l'Institut Panos Paris, une ONG qui travaille sur la problématique des média et les questions migratoires, de Mohamed Farhane, journaliste à l'agence MAP et de Abdelkader Gatra, reporter au quotidien Al Ahdath Al Maghribiya, nous nous rendons à Khouribga, une ville de l'intérieur du Maroc située à environ 120 km au sud-est de Casablanca.
Khouribga et Beni Mellal (Maroc) : De notre envoyé spécial
Objectif de l'opération : rencontrer des harraga marocains et nous enquérir du formidable travail accompli sur le terrain par une association basée à Khouribga, et qui s'est vouée à la prise en charge d'anciens émigrés clandestins. Ses initiales : AFVIC, Association des amis et familles des victimes de l'immigration clandestine. Au bout de deux heures de trajet, frayant au milieu d'un fabuleux paysage rustique dans les profondeurs du Maroc pastoral, nous voici à Khouribga, charmante petite ville toute coquette et toute proprette comme la majorité des villes marocaines. C'est dans l'ancien site de la ville que l'AFVIC a pris ses quartiers ; un lotissement pittoresque dominé par de petites villas d'allure coloniale appelé « Village OCP ». Et pour cause : il a été érigé par l'Office chérifien des phosphates au profit de ses cadres. L'OCP est au Maroc ce que Sonatrach est à l'Algérie. D'ailleurs, Khouribga est connue pour être une ville minière : elle est la capitale mondiale du phosphate. Mutatis mutandis, c'est un peu la Hassi Messaoud marocaine.
« Le Triangle de la Mort »
Réputation moins reluisante, la province de Khouribga est également connue pour être fortement émettrice d'émigration illégale. Elle fait partie d'une zone très marquée par le drame des pateras, les barques des harraga, une zone surnommée par les Marocains le « triangle de la mort ». Les deux autres sont Béni Mellal et Fqih Ben Salah, nous explique-t-on. Une charmante petite villa abrite les locaux de l'AFVIC. L'association a été créée le 2 août 2001 par un groupe d'amis émus par les images de deux Guinéens « découverts morts gelés le 2 août 1999 dans le train d'atterrissage d'un avion à l'aéroport de Bruxelles » indique le site de l'association (www.afvic.info). Ils voyaient surtout leur ville se vider de ses jeunes par quartiers entiers, et ils ne voulaient pas assister en spectateurs à cette hémorragie, comme nous l'explique Noureddine Karam, président de l'association (lire interview).
Depuis sa création, l'AFVIC multiplie opérations de sensibilisation, campagnes d'information, interventions dans les collèges, dans les lycées, campagnes de dénonciation des violations des droits de l'homme commises à l'encontre des migrants, réalisation de spots et de films vidéo pour raconter les drames des « damnés de la mer », fonction de veille et d'alerte suivie d'enquêtes et de rapports sur les naufrages de harraga en mer adressés à qui de droit. Ainsi, en quelques années, l'AFVIC est devenue l'interface incontournable entre les pouvoirs publics et les harraga ainsi que leurs familles. Elle est le refuge des sans-voix et la mémoire d'une tragédie en passe d'être engloutie par les flots, comme ces corps de harraga voués à l'incinérateur ou enterrés sous X sans que l'on connaisse jamais leur projet de vie. Sans doute en raison de la proximité de l'Europe par sa pointe sud, le Maroc a connu le phénomène du « h'rig » bien avant nous. Ce qui explique l'émergence d'une société civile forte et un mouvement associatif très mobilisé pour prendre en charge les questions migratoires.
« Il y a environ 70 000 associations agréées au Maroc (toutes activités confondues, ndlr) », explique Araj Jelloul, président d'une association basée à Berkane, baptisée « Homme et environnement ». Araj Jelloul nous a malheureusement quittés le 7 novembre dernier. Il nous disait combien il était attaché à la défense des droits des Subsahariens au Maroc, si bien qu'une cellule a été créée au sein de cette association spécialement à cet effet. Citons également une autre grande ONG marocaine intervenant dans ce même créneau, le Gadem : Groupe anti-raciste pour la défense des droits des étrangers au Maroc, et que préside un ancien membre fondateur de l'AFVIC, Hicham Rachidi. Le Gadem s'est lui aussi investi dans la défense des migrants subsahariens. Mais l'AFVIC reste l'association phare au Maroc pour la sensibilisation sur le drame des harraga.
Des formations au profit d'ex-harraga
Pour cette rencontre avec la presse, l'AFVIC a souhaité faire le point sur un projet de trois ans monté sous la férule de l'Union européenne. Il faut dire que l'UE est le principal bailleur de fonds de l'association, comme du reste, de la plupart des associations intervenant dans le créneau migratoire. Encore faut-il avoir la formation adéquate pour manager des projets de cette envergure, savoir monter les dossiers et les négocier, l'exercice exigeant une certaine « technicité ». « La première chose à laquelle nous nous sommes attelés en créant notre association, c'était la formation. » confirme N. Karam.
Autour d'une table ovale garnie de gâteaux traditionnels, un débat est organisé avec un groupe d'anciens migrants, expulsés pour la plupart, et des responsables associatifs. L'objet est d'évaluer donc ce projet européen dont le code est « Projet Albamar ». Albamar vient de la contraction des noms « Albanie » et « Maroc ». Il porte sur la prise en charge d'anciens émigrés d'Albanie et du Maroc à leur retour au pays. Il s'agit surtout de prodiguer une formation assortie d'un stage au profit d'anciens harraga. « Ce programme a touché 260 personnes et a généré 500 actions », indique Noureddine Karam. Les stages dispensés relèvent davantage de la formation professionnelle et visent à aider l'émigré à se reconstruire mentalement, socialement et matériellement, avec à la clé, une qualification qui pourrait lui ouvrir des portes dans le monde du travail. Ces stages sont rémunérés à hauteur de 1500 dirhams (environ 15 000 DA). L'association se charge de démarcher les entreprises de la province de Khouribga et de la région de Tadla Azilal (Béni Mellal) pour accueillir ces stagiaires. « Les gens attendent beaucoup de nous », confie Ahd Ouaâki, membre du staff. « Certains s'imaginent que l'association est à même de régler tous leurs problèmes », poursuit-elle.
Dans la salle, les échanges sont parfois vifs. La plupart des présents sont des expulsés. Leurs récits sont poignants et leurs doléances nombreuses. D'aucuns sont appâtés uniquement par le petit pécule. D'autres espèrent pouvoir retourner en Europe par le biais de l'association. Hicham, ancien harrague, qui a fait plusieurs séjours en Italie, a un problème précis : il est atteint du sida et il est totalement sans ressources. Il demande une assistance pour lui et les siens. Un autre se retrouve à 46 ans sans perspectives, avec trois enfants à charge. « Pour venir ici, j'ai dû emprunter l'argent du transport. Je vivote de petits boulots. La plupart d'entre nous sommes au chômage alors que la région regorge de phosphates. Pour entrer à l'OCP, il faut un gros piston ou un gros bakchich », peste-t-il.
Dans l'après-midi, nous rendons visite à un ex-clandestin du nom de Abdallah Harit. Abdallah a passé plusieurs années en Italie. Il fait partie des bénéficiaires du projet Albamar. « Grâce à l'association, j'ai pu passer le permis poids lourds et effectuer un stage dans une société. J'espère pouvoir trouver un travail stable maintenant », dit-il. Le lendemain, cap sur Béni Mellal, ville située à 80 km de Khouribga, dans le Moyen-Atlas. Nous rencontrerons là aussi un groupe d'ex-candidats à l'émigration clandestine. Brahim Dahbani, responsable local de l'association, cite le cas d'un habitant de la région, coiffeur de son état, qui détient probablement le record maghrébin de la « harga » avec…48 tentatives. « En moyenne, nous avons 600 000 à 700 000 émigrés qui débarquent en été. La valeur des transferts de l'argent des émigrés en 2007 était de 13,8 milliards de dirhams enregistrés à la Banque du Maroc. », affirme-t-il. « Nous avons contribué à vendre le mythe de l'émigré qui a réussi. Les émigrés sont reçus en grande pompe, au volant de belles voitures, et tout ce faste ne manque pas d'attiser la jalousie des enfants du bled », souligne-t-il pour expliquer l'attrait des jeunes de la région pour l'émigration.
Les réseaux associatifs au chevet de l'UMA
Nous terminons notre tournée des milieux harraga par une rencontre avec d'anciennes migrantes. Le récit de Aïcha, une femme discrète de 45 ans, mère de trois enfants, est particulièrement émouvant. Aïcha n'est pas une harraga. C'est plutôt son mari qui a pris la mer, et qui est mort, dit-elle, au large de Lampedusa. « Mon mari qui s'appelait Daouane Abdelaziz, était sans travail, et nous louions une chambre avec des voisins en guise d'abri. Il s'est décidé à partir dans l'espoir d'améliorer notre condition. Il est parti en 2006 à destination de la Libye d'abord. De là-bas, un passeur les attendait. Un bateau l'a emmené avec d'autres. Ils étaient 120 personnes au total. En s'approchant de Lampedusa, il s'est passé quelque chose. Un homme qui était avec mon mari affirme qu'il a reçu un choc à la tête et en est mort sur le coup. Il a été enterré sous x parce qu'il n'a trouvé personne pour le soutenir, sinon, on l'aurait rapatrié ». Aïcha n'arrive pas à faire le deuil de son mari : « Je ne vous mens pas, je suis habitée par le doute. Si je reçois un appel erroné, je me dis que c'est peut-être lui. Si on frappe à la porte, je me dis que c'est lui. Je vis toujours avec l'idée que mon mari est tantôt vivant, tantôt mort. »
En dépit de l'ampleur prise par les drames migratoires tant au Maroc qu'en Algérie, il est regrettable de constater que le froid entre Alger et Rabat ne permet pas d'envisager l'élaboration d'une politique migratoire commune dans un cadre Sud-Sud. Récemment, les corps de 600 harraga étaient signalés dans les morgues espagnoles sans qu'il y ait possibilité d'échange d'informations à ce sujet. Des collectifs algériens de familles de harraga réclament en vain la constitution d'un fichier national des harraga et d'un fichier ADN. D'autres familles espèrent être fixées quant au sort de leurs enfants à propos desquels elles ont de bonnes raisons de penser qu'ils seraient détenus dans l'une ou l'autre des prisons de l'UMA. Autant de dossiers qui appellent une mobilisation citoyenne à l'échelle régionale et l'activation des réseaux associatifs transmaghrébins pour combler, un tant soit peu, la démission des politiques.


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