Grâce à l'entregent de nos amis de l'AFVIC, nous avons eu l'opportunité d'écouter plusieurs émigrés clandestins, leurs aventures et mésaventures, leurs galères, leurs frustrations et leurs désillusions de rescapés des routes et de proscrits de l'eldorado septentrional tant convoité. Le récit de l'un d'entre eux résume à lui seul tout le « génie harraga », ce sens de la débrouille qu'ont tous les clandos, leur habileté à se tirer d'affaire en toutes circonstances et la capacité ‘‘caméléonesque'' qu'ont certains de se fondre dans le paysage et de « dribbler » les frontières. La trentaine à peine entamée, malingre et tout menu, les yeux pétillants et le rictus espiègle, Rachid Wakti a tous les attributs du petit lutin qui se faufilerait sans effort entre les obstacles en se jouant des dangers avec dextérité. Il rappelle à plus d'un titre cette boutade d'un artiste indien qui dit : « Mon pays, c'est mes chaussures ». Le verbe savoureux, Rachid Wakti déroule le « conte » de ses aventures en l'entamant par la ville méditerranéenne de Nador, dans le Rif. En parfait polyglotte qu'il est devenu, lui qui parle aujourd'hui plus de trois langues, son débit est ponctué de formules idiomatiques américaines, d'envolées en allemand, sans citer l'espagnol qu'il baragouine comme beaucoup de Marocains. « Ma mère m'avait envoyé chez mes oncles maternels au Nador un jour de 1994. Mes parents étaient divorcés. Nous étions pauvres. A Nador, je suis resté un certain temps chez mes oncles. » Rachid quitte la maison de ses oncles, fréquente un groupe de harraga algériens et marocains. « Ils menaient une vie sauvage », dit-il. Ils campent aux abords de Mélilia et guettent le moment propice pour tromper la vigilance des gardiens de l'enclave espagnole. « On a fait le guet pendant une semaine, et on a eu du bol. On s'est faufilés dans un bateau et on est rentrés à Almeria. J'avais 17 ans et j'étais tout content d'être en Espagne. » Comme tous les harraga du « triangle de la mort » marocain, Rachid avait sa petite idée derrière la tête : c'était de pousser vers l'Italie. Une longue tradition migratoire fait que beaucoup de migrants issus de la région partaient vers l'Italie. Sauf que ses plans seront totalement chamboulés lorsqu'il se retrouve à Lübeck plutôt qu'à Torino, à la faveur d'une rencontre hasardeuse avec des touristes allemands. « En Allemagne, il faisait tellement froid la nuit que j'ai dormi dans une cabine téléphonique. La police est venue et m'a embarqué. Ils m'ont offert des vêtements chauds et se sont bien occupés de moi. Je leur ai dit que j'étais Algérien de peur qu'ils ne me renvoient au Maroc. » C'est ainsi que Rachid Wakti se retrouve dans l'un de ces nombreux asiles affrétés pour y accueillir les passagers clandestins dans son cas, en attendant leur ventilation vers leurs pays d'origine, ou, dans le meilleur des mondes, leur accession au droit d'asile. « Je leur ai raconté une autre ‘‘story'' » (sic), lance Rachid. « En tout, j'ai passé trois ans en Allemagne. Je menais une vie de cocagne. J'étais nourri et logé au Centre, et je recevais une petite allocation. » Et puis, un jour, Rachid décide de quitter l'Allemagne pour les States. Rien que ça…C'était en 1997. « Je suis parti à Hambourg. Je ne connaissais personne en Amérique et je n'avais pas d'infos pratiques. Je ne connaissais l'Amérique que par le biais des films américains. Je voulais partir aux USA juste dans l'espoir de régulariser mes papiers, l'Amérique étant le pays de toutes les races. Je me suis renseigné sur les bateaux qui partaient à New York. J'en ai vite repéré un. Ce n'était pas un ferry, mais un cargo. J'ai réussi à pénétrer au port et à m'infiltrer à l'intérieur du bateau. Je me suis glissé dans une cabine qui s'est refermée sur moi. La nuit, je suis sorti de ma cachette. Le commandant de bord a été surpris de me voir et a blêmi. » Acculé, Rachid se tire d'affaire en usant d'un de ces tours de passe-passe dont les harraga ont le secret : « En Allemagne, il y avait beaucoup de Kurdes irakiens qui demandaient l'asile politique. M'inspirant de ça, je me suis présenté au ‘‘captain'' comme un Kurde irakien de la ville d'Erbil. Je lui ai dit que j'avais mon frère à New York et que je voulais le rejoindre. Il a envoyé un message aux services américains de l'immigration pour les alerter. Je me suis ainsi inventé une identité de toutes pièces et je suis devenu Rachid Barzani, réfugié de Erbil. » Et c'est en « Rachid Barzani » que R. Wakti débarque à New York. Après près de trois ans passés dans un centre de rétention pour immigrés de son acabit, il finit par obtenir ses papiers. « Les événements du 11 septembre ont retardé ma green card », dit-il. En 2006, elle lui est enfin octroyée après neuf ans passés aux USA. Le même jour, il décide de rentrer. Avec 700 dollars en poche…