Le 25 juin, on a assassiné le poète, le songwriter de la chanson kabyle, Matoub Lounès. Quelques jours après, son double album posthume est publié. Une lettre ouverte Destinée aux... Et dans cette missive, un pied de nez. Il détourne l'hymne national en un épître pamphlétaire. Un texte politiquement incorrect. Le jour de la sortie de la nouvelle, ultime et posthume cassette (nous sommes le 4 juillet 1998, Matoub tenait beaucoup à cette date pour la faire coïncider avec l'entrée en vigueur de la loi de l'arabisation générale, l'usage exclusif de l'arabe, le 5 juillet 1998), nous avions constaté alors, cet effet «raz-de-marée» et surtout «effet bombe». Le bouche-à-oreille aidant, les K7 de Matoub se vendaient comme des petits pains. Les disquaires et même au siège du RCD de la rue Didouche Mourad, à Alger, passait en boucle le passage de l'hymne national émaillé du leitmotiv : «seg-ghuru ! Seg-ghuru ! (De la trahison ! De la trahison !). Le vendeur du magasin «Le Palais du disque» de la place du 1er Mai, à Belouizdad, nous apprendra alors qu'en effectuant sa commande, il constatera cet achat frénétique des disquaires et que l'on avançait une livraison exponentielle dans le centre du pays. C'est que Matoub était vénéré. Rien que la Kabylie, à elle seule, représente un record de ventes de l'album posthume de ce martyr. Bien sûr, il y a les fans de la première heure, les inconditionnels, les «ultras» de Matoub, ceux qui accomplissaient un acte engagé, les curieux voulant découvrir la teneur de son discours téméraire. L'on y citait des noms. «Ce n'est pas vrai, Matoub a osé se gausser du système, du pouvoir, des islamistes, revendiquer haut et fort l'identité et la reconnaissance de tamazight. Et en détournant le texte ‘‘sacré'' de l'hymne national…». Comme Jimi Hendrix, Serge Gainsbourg… Il s'était fait «beaucoup d'amis» et d'inimitié en même temps. Il était livré à la vindicte populaire de ses détracteurs. Ses ennemis se liguaient. Mais Matoub Lounès n'avait rien inventé dans l'histoire de la musique en faisant une «cover» (une reprise) de l'hymne national. Jimi Hendrix, le guitariste américain, de tous les temps, en 1969, une année... héroïque, lors du fameux festival de Woodstock, dénonçant l'esprit belliqueux des Etats-Unis au Vietnam, reprendra The Star-Spangled Banner, façon psychédélique, l'hymne national américain. Deux ans plus tôt, en 1967, alors que la guerre fait rage dans les rizières arrosées par le napalm au Vietnam, les Fab 4 de Liverpool, les Beatles, introduiront La Marseillaise, l'hymne national français sur All You Need is Love, comme message de paix et d'amour. En 1977, le groupe punk, les Sex Pistols, emprunte le titre de l'hymne national britannique God Save the Queen. Le résultat est ébouriffant. Un lèse-majesté punk. L'Union Jack, l'emblème de UK claque. Les paroles disent : «Dieu bénit la reine/ Le régime fasciste/ Ils ont fait de toi un connard/ Une bombe H potentielle/ Elle (la reine Elisabeth II) n'est pas un être humain / Il n' y a pas de futur/ Nous le pensons vraiment, mec...». En 1979, le grand chanteur, auteur et compositeur français, Serge Gainsbourg, détournera le texte de La Marseillaise, l'hymne national cocardier, pour en faire une version... reggae enregistrée à Kingstown, Jamaïque : «Aux Armes, et caetera». Un album, disque de platine (100 000 copies). Ali Dilem brocarde le «dessein» Ce qu'on avait omis de relever à l'époque, en 1998, c'est que la figure emblématique de la musique kabyle venait de réaliser le tout premier album-concept en Algérie. L'album «Lettre ouverte aux... (Tabratt lḥekam)» est en fait un double album. Deux cassettes. Volume I et volume II, publiés chez Izem Edition de Tizi Ouzou, le label du producteur Belaïd Djermane dit Belaïd Izem, qui n'est plus à présenter. Une jaquette différente de celle France. Seulement et sobrement la photo du chanteur. Matoub avait insisté pour changer la maquette de l'album. Car il voulait protéger l'éditeur Belaïd Djermane et lui éviter des problèmes. La pochette de l'album sorti chez Virgin et Blue Silver, en France, est déjà une innovation. Un double album présentant un labeur ambitieux, une œuvre d'art. Car Matoub avait veillé à une conception esthétique en intervenant personnellement à tous les étages et étapes de la production. Le premier à populariser ce genre discographique, c'est le folk-rock singer, Bob Dylan, avec Blonde on Blonde, en 1966. Le tout premier double album de l'histoire de la pop music. Les Beach Boys adopteront ce concept avec Pet Sounds(1966) la même année, suivis par les Who en 1969 avec l'opéra-rock Tommy. La jaquette de ce double album de Lettre ouverte aux... exhibe une galerie de personnages. Cela rappelle encore une fois le concept pluriel, une inspiration du double album Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band des Beatles Beatles (1967). Une sorte des miracles, une jungle habitée par des prédateurs et proies, ces victimes expiatoires qui résument le contexte politique, sécuritaire et social de l'époque, en Algérie, en 1998. Pour ce faire, Matoub sollicitera Ali Dilem, le talentueux (un pléonasme) dessinateur du quotidien national Liberté qui les persiflera en forçant le trait et en croquant (arrangeant) le portait. Une présentation manichéenne de la fameuse bipolarisation. A droite, les islamistes, hostiles, Abassi Madani, cofondateur du Front islamique du Salut (FIS) qui semble jurer et lancer une fetwa menaçante, Ali Belhadj, cofondateur du FIS, qui médite sur une vision apocalyptique de son pays, et Mahfoud Nahnah, fondateur du Mouvement de la société pour la paix (Hamas), qui ne dort que d'un seul œil. Ils sont surmontés par leur slogan prosélyte et suicidaire écrit en langue arabe : «Aâlyha Tahya wa aâlyaha tamout» (Pour elle tu vivras et pour elle tu mourras). A gauche, le président de la République, Liamine Zeroual (1995-1999), tête chenue, gratte affectueusement celle du «binoclard», Saïd Saâdi, membre fondateur et président du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie), un militaire moustachu, bardé de médailles, un général d'opérette, et en bas, dans un angle caché, tel un lilliputien, une petit saltimbanque détonne. L'humoriste Mohamed Fellag brandit timidement un calicot : «Algeriassic Park», pastichant le titre du film Jurassik Park de Steven Spielberg (1993), pour illustrer le «dessein» de ces dinosaures, ces T-Rex. Au dessus, les premières lettres de l'alphabet arabe (a, ba, ta, tha...). Et au centre : «ô capitaine, mon capitaine !». Comme le déclame Walt Whitman en hommage au président Abraham Lincoln assassiné en 1865. Matoub vous salue bien. Et puis, cette estampille : le croissant et l'étoile sanguinolents et le symbole berbère. L'impression et duplication ont été faites à Oran Belaïd Djermane ayant sorti cet album se souvient : «Ce sont l'amitié et la fraternité qui ont dépassé la peur. Je ne pensais à rien avant la sortie de l'album. Je n'ai ni réfléchi ou hésité un seul instant. Nous avions juste changé la conception de la jaquette. Elle était différente de celle sortie en France. Avec les caricatures de Dilem que l'on connaît. J'ai été obligé de me rendre à Oran pour l'impression de la pochette et la duplication de l'album. Parce qu'ici, à Tizi Ouzou et Alger, aucun imprimeur n'avait le courage de tirer la jaquette de Matoub Lounès. Et je suis resté trois mois à Oran. Tout a été fait à Oran. Je rends un vibrant hommage à mon ami Matoub Lounès. Le changement de la conception de la jaquette, c'était l'idée de Matoub. C'était pour m'éviter des problèmes. Je me rappelle de son arrivée à l'aéroport d'Alger en provenance de France. Matoub était stressé. Lors de la duplication de l'album Lettre ouverte aux…, il passait me voir. Il ne cessait de m'encourager et de me rassurer en me disant avec humour : ‘‘N'aie pas peur. Au pire des cas, ils vont nous emprisonner''... Il aimait me taquiner comme d'habitude. Dommage, on l'a assassiné. Il avait atteint le haut niveau. C'était du courage ou de la folie d'éditer un tel album, Lettre ouverte aux... à ce moment-là, en juillet 1998...». Le volume I renferme les titres Ayen ayen (Ma vie d'abîme), A tamɣart (Sa perdition), Ifut lawan (L'ogresse de ma vie), Nezga nesutur (L'amour fou), Tabratt i lḥekam (Lettre ouverte aux…), Kassamen «aɣuru». Et le volume II : Ur sḥissif ara (Le col du salut), Iluḥq-ed zzhir (A nos portes, la mort !), Ddu d webrid-ik a l'ḥif (Salubre misère), Yehwa-yam (Libre et femme), Beddeɣ di tizi (Le gâchis), Sers iman-ik (Narcisse noyé). «L'atroce grimace de la religion et du panarabisme : de la traîtrise !» Lettre ouverte aux... (Tabratt i lḥekam) est une plage de 21 minutes. Matoub lit son pamphlet épistolaire à l'adresse de... Un réquisitoire mêlant chaâbi cristallin et interlude instrumentiste ponctué d'un Name dropping : «Bouyaâli (Mustapha) crée le Mouvement islamique algérien (MIA, 1982-1987), donnant naissance au premier groupe islamiste armé ayant attaqué la caserne de police de Soumaâ en août 1985, Nahnah (Mahfoud), Da Hocine (Aït Ahmed, leader du FFS), Saâdi (Saïd, président du RCD), Fellag (Mohamed, humoriste), Ali Dilem, le célèbre dessinateur, Khalida (Toumi), grande militante pour la démocratie... Et où Matoub s'exclame : «Naârbouha (On arabise) !», «Hey oui !», «Chut !», «Ya hlil !», «Aye, aye, aye !». Ce n'est qu'à 16 minutes que Matoub interprète sa version de l'hyme national Qassaman sur le roulement martial. Une digression soulignée par une reprise du rythme chaâbi. Les paroles de Lettre ouverte aux... disent : «Ne croyez jamais en eux !/Ils sont les massacreurs de la vie/Ils n'ont pas le pouvoir, quel saccage déjà !/S'ils l'ont, désolation, chaos, mort !/Une once de sagesse, une once/Suffirait à vaincre ce fléau/En quelque lieu que se trouve le Kabyle/Nous devons le prendre à témoin/qu'il engage son cœur et qu'il s'insurge/cette liberté que nous voulons conquérir/doit apparaître au grand jour/que nous soyons d'ici ou d'ailleurs/de Tiquovaïn ou bien des Aït-Ziki/Notre identité est une/quant à ces obscurants/Si nous ne nous levons pas pour les éradiquer /L'Etat leur viendra en secours/qui est Bouyali ? vous vous en souvenez/A qui a-t-il ouvert les portes de la mort et du désastre ?/C'est avec l'islamiste Nahnah/qu'il a scellé son compérage/hé oui ! /Nous les voyons se répandre/Ils ont pénétré les arcanes du pouvoir/Après avoir changé leur fusil d'épaule/Leur marche est silencieuse/Non elle ne fait point de bruit, chut !/Sur la pointe des pieds ils accèdent au pouvoir/Ils sont constants et patients/Une fois leur semence monstrueuse germée/Ils nous diront : faites-lui face à présent !/ quant aux puériles protestations d'Elhachemi, Elhocine ou bien Sadi/qui bercent doucement d'air nos poumons.../Ils les anéantiront !/ Et ils nous extermineront/Fellag, le pitoyable Dilem... et moi !/Ils ont déchiré la quittance de la vie !/Et le châtiment qui guette Khalida Messaoudi... Ils ont sali le visage de nos ancêtres/voyez, il est souillé, ranci. Ils ont greffé/L'atroce grimace de la religion et du panarabisme/sur la face de l'Algérie : de la traîtrise ! De la traîtrise ! De la traîtrise !».