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L'islam entre fascinations conservatrices et velléités mutationnelles
Publié dans El Watan le 22 - 06 - 2018

Nul doute que ce qui contribua à aggraver le recul de la société arabo-musulmane de l'époque médiévale et favoriser, par conséquent, les conditions objectives du sous-développement et partant la colonisabilité future, ce fut incontestablement l'influence diffuse d'une certaine subculture obscurantiste qui avait recouvert pratiquement tous les champs de la pensée ou réflexion intellectuelle d'alors, la noyant dans des considérations scolastiques et mystiques loin des urgents impératifs, pourtant, de l'exigence de la connaissance scientifique authentique, rationnelle, autorisant l'ouverture des voies d'accès aux progrès des Lumières comme cela s'était opéré en Occident, après son entreprise hardie de réformes sur tous les plans !
Ainsi, la prolifération en ces temps moyenâgeux de confréries et sectes religieuses mystiques, comme le déplora l'éminent sociologue algérien Mostéfa Lacheraf (voir Mostefa Lacheraf, Algérie, société et nation, SNED, 1974. Alger), car leurs pratiques en marge des défis sociaux à relever du moment, ne tenait aucunement de la tradition authentique de l'islam des Lumières et de la clarté réaliste ou pragmatique des choses se passant des jeux spéculatifs des rapports exotérique-ésotérique.
Bien évidemment, certaines zaouïas auréolées d'une grande valeur spirituelle jouèrent, à des moments favorables, un rôle culturel populaire non négligeable dans l'instruction et l'éducation des jeunes, en les initiant notamment à certains savoirs rhétoriques, exégèses de courants juridiques diversifiés de la religion musulmane, éléments d'astronomie, etc.
Mais l'esprit obscurantiste et dogmatique qui gagna du terrain par la suite, refoulant tout ce qui était considéré comme étant «étranger» à la subculture féodale des nouveaux maîtres de la pensée mystique maghrébine de l'heure, avait fini avec le temps par liquider toutes velléités de possibles évolutions, plongeant dès lors la culture locale dans le ghetto stagnant du charlatanisme mythologiste chronique.
D'une façon schématique, pour ces types de confréries mystiques, le monde de l'apprentissage se scinde en celui de la connaissance profane du leurre et celle de la connaissance illuminative authentique.
Autrement dit, l'univers des connaissances physiques des sciences et techniques qui ont permis la révolution industrielle en Europe, sont inaccessibles ou évitées, considérées comme quantité négligeable, important peu devant le vrai savoir, selon les adeptes du mysticisme confrérique, tourné exclusivement vers la contemplation du Seigneur des mondes... alors que fondamentalement le message de l'islam débutant par «Iqra» (Lis au nom de ton Seigneur), recommande expressément la quête de la connaissance, d'où qu'elle soit : celle d'ordre pratique, surtout utile socialement («El Ilm En'Nafi'e»).
Malheureusement, la complaisance atavique dans le savoir transmissible du mysticisme voilant les possibilités de l'autre monde des lumières n'avait fait que contribuer, conjugué à d'autres facteurs, à enraciner davantage la société arabo-musulmane d'alors, et maghrébo-arabe, en général, dans le labyrinthe du sous-développement socioculturel et politico-économique multidimensionnel, sources de tant de décadences et malheurs...
Pour l'éminent professeur maghrébin Mohamed Abed Al Jabri, une des principales figures de la philosophie arabo-musulmane contemporaine (auteur d'une œuvre considérable de clarification épistémologique et de rénovation de la pensée arabe,voir entre autres sa monumentale Critique de la raison arabe (Voir. Mohamed Abed Al Jabri, Critique de la raison arabe, publiée en 1982 à Beyrouth), le principal tort de cette déplorable situation «est dû à cette grande déviation historique idéologico- philosophique intervenue dans la tradition de la pensée religieuse arabo-musulmane lorsque le mysticisme de Ghazali avait donné "droit de cité dans l'islam" au moment avicennien, alors que ce dernier avait été éliminé historiquement par le moment averroèsien : cela , c'est l'histoire qui le dit», souligne notre philosophe qui poursuit : «Aussi, toute personne ayant vécu, ou vivant toujours, le moment avicennien après l'événement averroïste se condamne à vivre intellectuellement en marge de l'histoire.
Et de fait, nous, Arabes, avons vécu, après Averroès, en marge de l'histoire (dans l'inertie et le déclin), parce que nous nous sommes agrippés au moment avicennien après que Ghazali lui eut donné droit de cité dans l'islam . Les Européens, eux, vécurent l'histoire dont nous étions sortis, parce qu'ils surent s'approprier Averroès et vivre jusqu'à présent le moment averroïste», le professeur considérant en conséquence, que «la survivance de notre tradition philosophique, ce qui est susceptible de participer à notre époque, ne peut être qu'averroïste».
Et Mohamed Abed Al Jabri de proposer dans sa Critique de la raison arabe des éléments de ce qui reste dans l'averroïsme susceptibles d'être investis dans l'activité intellectuelle arabe préoccupante de nos jours (Voir Mohamed Abed Al Jabri, Introduction à la critique de la raison arabe, Editions Le Fennec, p.163, traduit de l'arabe et présenté par Ahmed Mahfoud et Marc Geoffroy, Editions La Découverte, Paris , 1994).
Autrement dit, c'est une certaine philosophie mystique en marge des données évolutives du monde et de l'histoire qui avait pris chez les Arabes le dessus sur une conception de surcroît rationaliste qui aurait pu les faire participer tôt activement à l'histoire, s'ils avaient la présence d'esprit d'adopter l'averroïsme qui est entré dans l'histoire parce qu'il a rompu avec cet avicennisme de la philosophie «orientale», qu'Avicenne lui-même avait choisie, puis qu'adopta sous un certain aspect Ghazali, et sous un autre aspect Suhrawardi d'Alep, mentionne Mohamed Abed Al Jabri, indiquant clairement que «les savants et les docteurs de la Loi attachés au caractère original de l'islam, à son caractère arabe, refusèrent toujours le soufisme, dans lequel ils voyaient un article étranger importé de la Perse et incompatible avec la religion islamique, qui reposait sur une croyance simple et spontanée», précisant : «Lorsque Avicenne eut reconstruit la métaphysique émanationniste harranienne, d'origine païenne, pour la revêtir d'un vernis islamique, Ghazali la lui emprunta pour en faire une alternative à la philosophie aristotélicienne. Mais Ghazali, partisan de la doctrine ash'arite, diffusa cette marchandise avicennienne "orientale'' sous le nom de "soufisme sunnite''.
C'était là une dénomination incohérente et contradictoire, puisque la notion de soufisme était inconnue dans la tradition prophétique, que le Prophète ne fut aucunement un mystique, mais qu'au contraire il mena toujours une vie normale, et que les normes sur lesquelles reposait l'islam à l'époque du Prophète ne relevaient nullement d'un penchant pour les "ténèbres'', ni d'une tendance à l'ésotérisme, mais plutôt d'un réalisme raisonnable.» Le philosophe concluant : «Le discours coranique était un discours de raison et non un discours "gnostique'' ou illuministe.» (Ibid., p. 163-164).
Mohamed Abed Al Jabri, qui se propose dans son œuvre de développer de possibles voies contemporaines de néo-averroïsme salutaire (?), montre avec force qu'Averroès n'a pas seulement rompu avec l'esprit avicennien et gnostique, mais il a aussi rompu avec la manière dont la pensée théorique — théologique et philosophique avait traité le problème du rapport religion — philosophie en réfutant la méthode théologienne de la conciliation entre raison et transmission, comme il a refusé celle des philosophes en quête d'une fusion de la religion dans la philosophie et vice-versa... Cette inféodation de l'Au-delà (la religion) à la raison segmentariste-atomiste des théologiens ayant amené ces derniers à concevoir alors le monde invisible par analogie avec le monde sensible et d'y projeter leurs interprétations analogiques défigurant ainsi le réel et enrayant l'activité de la raison.
Du mode de pensée occidentaliste autocentré aux nouvelles approches relativistes
Approfondissant sa pensée, ce penseur maghrébin de haute stature, en l'occurrence l'universitaire Mohamed Abed Al Jabri, une des principales figures de la philosophie arabo-musulmane contemporaine, en arrive à appeler à un nouveau mode de pensée arabo-musulman rompant avec les raisonnements classiques hérités de l'influence des philosophies des Lumières, ou des tradition locales sclérosées, , comme il le soutient, écoutons-le : «Certains intellectuels arabes, qui semblent entretenir avec la culture européenne un rapport plus étroit qu'avec la tradition arabo-islamique», déclare-t-il, «se sont demandé comment faire assimiler par la pensée arabe les acquis du libéralisme "avant, ou sans que le monde arabe ait franchi l'étape du libéralisme'' ; le libéralisme étant pour eux «le système de pensée qui se constitua aux XVIIe et XVIIIe siècles, et à l'aide duquel la classe bourgeoise européenne montante combattit les idées et les régimes féodaux», poursuivant : «Telle est la problématique que posent Abdellah Laroui, Zaki Nadjib Mahmoud, Madjid Fakhri et d'autres, certains suivant un point de vue français et cartésien, les autres suivant un point de vue empiriste et positiviste anglo-saxon.
Chacun suivant le type de "tradition'' européenne qui constitue son propre système de référence culturel et intellectuel. Nous pensons qu'il est totalement erroné de poser le problème de cette façon. (...)».
Prônant un mode de raisonnement spécifique, puisant dans l'originalité et authenticité culturelle et à la fois au diapason de l'ère contemporaine, selon lui et susceptible de contribuer à se départir de cette «grille d'interprétation mimétique héritée des "super lunettes'' de la philosophie conditionnante des Lumières de l'Europe d'antan» (dixit le Dr Djamel Guerid dans L'Exception Algérienne), Mohamed Abed El Jabri en appelle directement à la nécessité de réforme urgente dans la sphère culturelle – mentale arabo-musulmane (effort d'Ijtihad, entendons par-là) aux fins, mentionne -t-il, de «renouer avec l'esprit averroïste», précisant : «Nous ne voulons dire, par-là, pas autre chose que ceci : il faut rendre l'averroïsme présent dans notre pensée, par rapport à nous-mêmes et nos aspirations, de la même manière qu'est présent dans la pensée française l'esprit cartésien, ou dans la pensée anglaise l'esprit empiriste inauguré par Locke et Hume (...)», dont il reste une survivance d'esprit «(...) et qui fait la spécificité de la pensée française ou anglaise», proposant, ainsi, à l'instar de ce qui s'est fait en Occident : «Etablissons donc notre spécificité sur ce qui nous est propre, qui nous revient et ne nous est pas étranger.
L'esprit averroïste est adaptable à notre époque, parce qu'il s'accorde avec elle sur plus d'un point : le rationalisme, le réalisme, la méthode axiomatique et l'approche critique. Adopter l'esprit averroïste, c'est rompre avec l'esprit avicennien "oriental'', gnostique et promoteur de la pensée décadente» (Mohamed Abed Al Jabri, dans Introduction à la critique de la raison arabe, p.168-169, Editions La Découverte, Paris 1994).
Assurément, la tentative du philosophe Mohamed Abed Al Jabri est louable à plus d'un titre, cependant, comme le voit son compatriote marocain, le penseur émérite Mohamed Sabila, l'une des figures philosophiques brillantes qui ont influencé positivement la philosophie dans le monde, «l'ancien» ne pourrait faire l'objet d'une «actualisation», «rationalisation» ou «rénovation» quelconque : on ne peut croiser, selon lui, des postulats probants relevant de la modernité chez d'anciens novateurs arabo-musulmans, même chez Ibn Rochd (Averroès), refusant aussi de parler de «modernité d'El Djahidh» ou de «modernité de Attawhidi», comme l'avancent certains penseurs arabes contemporains, estimant qu' «il n'est pas permis de parler, d'un point de vue strictement épistémologique, de modernité d'El Djahidh comme l'a fait Arkoun, ni de modernité de Attawhidi, ni même de celle d'un Ibn Rochd comme s'y attellent certains professeurs de philosophie au Maroc, parce que la modernité est un système de connaissance épistémologique aux caractéristiques rigoureusement définies dans l'histoire de la pensée universelle» (cf. Mohamed Sabila), Diffaén an, El Aql oua El Hadatha (Plaidoyer pour la défense de la rationalité et la modernité), cité par Mohamed Cheikh in Mas'alat el Hadatha fi' el fikr moghribi el mo'acer (voir La question de la modernité dans la pensée marocaine contemporaine), p.247, éditions Ez-zaman, Rabat , Maroc 2004).
La raison de cette position est due au fait, – nous rapporte le Dr Mohamed Chikh dans l'ouvrage ci-dessus indiqué, – que Mohamed Sabila récuse la confusion entre «modernité» et «rénovation», estimant que toute assimilation du nouveau à la modernité altère considérablement la dimension spécifique inhérente à la modernité, en ce sens que cette dernière est caractérisée, de façon particulière, par sa rupture avec tout ce qui est traditionnel (voir son ouvrage El Hadatha oua min baàd el Hadatha (modernité et post-modernité).
Cependant si le penseur Mohamed Sabila s'oppose sur cette question au professeur Mohamed Abed El Jabri, il le rejoint néanmoins dans sa préoccupation essentielle lorsqu'il considère, comme lui, que la modernité constitue «une richesse mentale et un effort intellectuel individuel et collectif contre I'ego féodal, principalement , étant à même de nous permettre de se débarrasser de la société et culture des époques de décadence, et de construire conséquemment une société et culture nouvelles, à partir des prémices des rationalités des Lumières évolutives présentes dans notre patrimoine arabo-musulman», ceci, étant donné que les sociologies de la modernité ont démontré que la «modernité est une dynamique interne résultant du tréfonds du patrimoine culturel et religieux» (voir Diffa'en an ‘el Aql oua el ‘Hadatha Ibid).
La raison pour laquelle le processus de modernisation ne peut, fondamentalement, provenir de l'extérieur, ne pouvant émaner essentiellement que de l'intérieur d'une même culture. Le traditionalisme et le patrimoine ne sont pas aussi simples pour qu'on puisse les galvauder aisément à tout moment; ils constituent une partie de nous même, présents dans notre langue, notre mentalité, et continuellement de façon inconsciente, personne ne pouvant se targuer de pouvoir rompre, en l'espace d'un jour et une nuit, avec l'héritage patrimonial, souligne Mohamed Sabila.
Et étant donné donc l'enracinement de ce dernier, il est indispensable de l'interroger et de le revaloriser, surtout quand on se rend à l'évidence que les cultures aux racines historiques relativement profondes ne peuvent absolument pas se délier de leurs mémoires et racines du passé. Ce qui amène Mohamed Sabila à observer à propos de l'adaptation à la modernité : «La dynamique de la modernité est dans son fond une dynamique neutre, mais il est possible de l'orienter, si les conditions s'y prêtent, en y injectant des éléments d'ordre éthique et spirituel adaptés, plus ou moins, à ses objectifs intrinsèques», ceci du fait que la modernité constitue à l'origine «une dynamique d'interactions» (...) (rapporté par Mohamed Cheikh, dans ouvrage cité).
Ainsi s'efforce-t-on d'apporter des réponses à ce souci constant, chez nombre de penseurs arabo-musulmans en quête d'une relative adaptation adéquate à la modernité, pour tenter d'une part de se délivrer des attaches ancestrales les plus ankylosantes, et d'autre part de s'écarter du mimétisme déformant, imposé par le conditionnement de la vision conformiste héritée de l'idéologie des «super lunettes» teintées d'européocentrisme, ou d'occidentalisme autocentré…


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