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Sonia, le calvaire au féminin
Extrait du roman de Yasmina Gharbi-Mechakra
Publié dans El Watan le 23 - 06 - 2018

Mounia m'attendait du côté de l'immeuble de la RTA avec deux autres jeunes filles, nous continuâmes le chemin en parlant de choses et d'autres : Mounia se détacha un peu du groupe et demanda à mi-voix : «Alors et hier ?
Arrête de te monter la tête pour rien, voyons.
Il n'est pas venu chez vous ? Il n'a pas essayé de te parler ?
Il est venu voir sa tante, et je ne l'ai pas vu, voilà.
Bon, ne t'énerve pas. Une touche, c'est excitant ! C'est un jeu amusant. Tu n'as rien compris à la vie, ma pauvre amie.»
Je décidai de changer de chemin dès l'après-midi. Je descendis la rue Abane Ramdane jusqu'à l'escalier qui débouche près du café Le Royal, en face de l'Académie et retrouvai une Mounia inquiète de ne m'avoir pas rencontrée à l'endroit habituel. «Par contre, dit-elle d'une voix excitée, ton cousin était là. Sûre et certaine qu'il t'attendait. Il n'a qu'à rester là, il se transformera peut- être en statue et tu le verras tous les jours !»
Cela commençait à m'ennuyer. Que faire ? En parler à mon père ? A Zakia ? Ils vont penser que je me fais des idées, que je m'intéresse à lui, et Dieu sait quoi encore ! Je les connais, quoi qu'il arrive je suis la coupable. Pour éviter les affronts, les vexations que je ne manquerai pas de subir, je choisis de l'éviter autant que faire se pouvait. Difficile toutefois, car Zakia l'invitait plus souvent qu'à son tour et ne ratait jamais l'occasion de me mettre en sa présence et de quitter la pièce comme par hasard. Bref, le cousin devint un familier de la maison. Zakia pleura quand il repartit à Hassi Messaoud et il promit de revenir. Sa tante n'était-elle pas comme sa mère ? (...)
La cuisinière essuya une larme de compassion et me dit pour me consoler : «Oui, mon enfant, tu as raison de pleurer ton père. On n'a pas de meilleur appui, de plus grand protecteur que son père.» Je la regardai avec surprise, croyant qu'elle s'adressait à une tierce personne : elle se méprenait sur la cause de ces larmes et du désarroi qui m'envahissait. Elle ne pouvait deviner que je revivais des souvenirs trop pénibles.
Je me souviens des moyens dérisoires que j'ai mis en œuvre pour me défendre contre la coalition qui voulait briser ma vie : j'ai tenté vainement de fuir, de supplier mon père, supplier le prétendant de reprendre sa parole, me laisser mourir de faim. Rien n'y fit. Le prétendu amour de mon père, son désir de «se rassurer sur le sort de sa fille», me confièrent à un mari qui aurait tous les droits. Mon père appelle cela faire son devoir ! Pour une fois qu'il s'agissait de faire un choix, il choisit le pire. Il me livre comme ça à un homme et à sa famille.
Aujourd'hui, je sais que ce n'est pas par hasard : la rapidité de l'exécution faisait partie de la stratégie, se dépêcher d'atteindre le point de non-retour et accessoirement empêcher la victime de trop réfléchir ou d'agir. Qu'a-t-elle besoin de réfléchir cette fille ? A seize ans, elle est apte au mariage, rien que de très normal et de très coutumier !
J'avais appelé Mounia pour me tenir compagnie. Pimpante dans sa robe à fleurs, les cheveux lisses dans le dos, Mounia m'embrassa fougueusement.
«A te voir, je ne sais pas si je dois te féliciter ou te présenter des condoléances ? Pourquoi ces cernes noirs autour des yeux ? remarqua-t-elle, pourquoi ces lèvres décolorées et serrées ? Tu n'as rien d'une fiancée à la veille de son mariage.» (...)
Nous avions alors abrégé les vacances pour nous en retourner à Constantine, sans préciser à quelle adresse nous nous arrêterions. Le voyage se déroula sans un mot. Je me souvins surtout de notre arrivée chez les beaux-parents parce qu'en route il avait décidé, sans me le dire, d'aller chez lui et pas chez sa tante. La peur que j'avais ressentie dans l'escalier, la gorge et la bouche sèches, le cœur battant à se rompre, les jambes pesant une tonne, les tremblements nerveux dont j'étais prise, me firent vaciller et je faillis tomber. Je m'assis sur une marche et refusai d'avancer malgré les encouragements qu'il murmurait. Il fut contraint de monter les valises devant la porte et de revenir me chercher au pied de l'escalier, il m'expliqua que des voisins pouvaient nous surprendre dans cette situation ridicule. Je m'appuyai à son bras pour monter jusqu'aux dernières marches tant je me sentais sans forces. Je mis un certain temps à me remettre avant de le laisser sonner, rêvant stupidement de dévaler l'escalier et partir.
A l'intérieur, ce fut une bousculade dans l'entrée, les reproches fusèrent au milieu des embrassades : pourquoi arriver de nuit, pourquoi n'a-t-on pas averti, ce ne sont pas des manières, fallait-il préparer un dîner à ces heures, le fils s'employa à rassurer son monde : il mentit effrontément : nous avions dîné en cours de route, et ne souhaitions qu'une chose : nous reposer. Il ouvrit la chambre et y poussa la valise et le sac. Je m'engouffrais derrière lui et découvris la chambre dans l'état où je l'avais laissée. (...)
Comme à l'accoutumée, je m'étais levée la première et avais préparé le café : le plateau de mon beau-père d'un côté et un autre pour le reste de la famille qui se levait à des moments différents. Belle-mère N° 2 se leva péniblement et marmonnant, gémissant, elle pénétra dans la cuisine :
«J'espère que tu as préparé des beignets ou des gâteaux pour le petit déjeuner de ton mari ?
Les gâteaux de la veille sont là ! Voilà les beignets !
Tu as mis suffisamment de miel ? Quelle mauvaise habitude il a prise, ce garçon, il ne me prévient plus de ses retours. Je suis surprise et je n'ai rien fait pour l'accueillir, il ne t'a pas avertie toi ?
Non. Comment veux-tu qu'il m'avertisse ? Le téléphone est au salon ; et…
Bon, porte lui son café et reviens vite.»
Il me retint un moment, m'interrogeant et scrutant mon visage. Je n'aurais rien pu lui cacher au cas où…
«Je trouve que tu as maigri et tu es pâlote. Quelque chose ne va pas ? dit-il.
Je répondis qu'il fallait que je retourne à la cuisine.
Il faut lui préparer le meilleur plat, celui qu'il aime le plus», continua N° 2.
Mourad entre dans la cuisine et embrassa sa mère, l'interrogea sur sa santé. Elle saisit l'occasion pour lui dire combien elle souffre, que tenir une maison à son âge (menteuse, elle ne lève pas le petit doigt) c'est très dur, et ce qui la dérange le plus c'est de ne plus pouvoir le gâter comme autrefois. Il sourit et me fit un clin d'œil. Je ne bronche pas. Il se sert une tasse de café en lui disant qu'il boit le meilleur café du monde avec les beignets succulents qu'il reconnaîtrait entre mille, ceux de maman et que ça lui suffisait. Il savait pertinemment qu'elle n'y était pour rien, mais cela lui faisait tellement plaisir à maman ! Il retourne au lit car il se sent fatigué.
«Qu'est ce que tu fais ? Qu'est ce que tu attends ? me lance-t-elle dès qu'il fut sorti, sors la semoule et prépare la pâte pour faire la chakhchoukha, elle a juste le temps de lever, commence à préparer la sauce en attendant que ton beau-père aille acheter la viande. Je me tordais dans tous les sens pour atténuer les effets des coups, mais moins je bronchais plus il frappait fort. Il voulait à coup sûr me tuer. Il soufflait, ahanait et semblait incapable de s'arrêter. Une colère au moins égale à la sienne me soutenait et m'empêchait de fléchir. La ceinture s'abattit, m'atteignant en pleine figure et je hurlai, car j'ai eu la sensation qu'il m'avait crevé un œil. Ma bouche s'emplit du sang de ma lèvre fendue. Sa tante continuait à lui dire de garder sa raison, de ne pas me tuer, je ne méritais pas qu'il allât en prison à cause de moi. Il jeta enfin la ceinture et me lança : «Profite bien de «ta» chambre et n'espère pas qu'un jour je dormirai dans ce réduit». Je n'oublie pas. J'attends une réponse à mes questions… Il se tint debout un instant, puis il se rua hors de la chambre qu'il ferma à clé et remballa sa tante en lui demandant de ne pas se mêler de «ça».
Je n'en pouvais plus de douleur. Tout mon corps brûlait, particulièrement la paupière, la lèvre et les bras qui avaient accumulé le plus de coups. Je n'ai pas eu la force d'ouvrir la fenêtre pour appeler au secours, mon œil enflait et se fermait. Là où je me touchais, je découvrais de la chair vive. Je ne pus ni crier ni me mettre debout. Je songeais que j'allais mourir. Moi qui ai souvent songé à abréger mes souffrances et ma vie, je fus prise d'une peur panique, ma gorge se dessécha subitement, des frissons me parcoururent le dos et je m'aperçus que j'avais mouillé la place où j'étais tombée ainsi que mes vêtements. (...)
Nuit blanche et pénible. Tout mon corps me faisait mal. Aucune partie n'en avait été épargnée par les coups. Je tentais d'essuyer le sang qui coulait de mes narines, mais mes bras ne me permettaient pas de porter les mains à la figure tant ils me faisaient mal. Ils avaient accusé les coups parce que je m'en servais pour protéger mon visage. Le sang se coagulait et engluait mes doigts. Je tamponnais difficilement ma lèvre fendue avec la manche de ma chemise de nuit. Je souffrais. Le cuir chevelu me brûlait tant il avait tiré fort sur mes cheveux pour me forcer à me lever. Il m'avait empêchée de passer dans la salle de bain pour me laver. Il ne voulait rien entendre, ni mes arguments ni mes raisons, même pas ma voix. Il s'arrêtait de frapper un moment puis reprenait de plus belle me soufflant à la figure que ma trahison me coûtera cher. Il s'en voulait d'avoir été aveugle, de ne pas avoir écouté sa mère. Comment s'était-il laissé prendre à ma prétendue sagesse ? Ma supposée naïveté ? Comment «cette chose» avait-elle pu lui arriver à lui ?
De quelle trahison parle-t-il ? Avait-il toute sa raison pour me faire si mal ? Pour ressentir subitement autant de haine et l'exprimer par les coups portés sur ma tête, ma figure, mes côtes ? Il voulait certainement ma mort. Il semblait plus enragé que la première fois.






Sonia, le calvaire au féminin
Ecrit en hommage à toutes les femmes en détresse qui ont fréquenté le centre d'écoute Nedjma de Constantine, ce «roman sans grandiloquence», ainsi que l'affirme humblement son auteure, s'est construit à partir de la «transposition d'histoires vécues». Sous la forme d'un journal à la première personne, cet ouvrage relate le quotidien ordinaire d'une jeune mariée délaissée par son père (sa mère étant décédée), opprimée par sa belle-famille avec laquelle elle est obligée de cohabiter et battue par son mari. Par sa simplicité et sa vraisemblance, Sonia, le calvaire au féminin gagne en force ce qu'il ne prétend pas en recherche littéraire. La réapparition récente d'appels fanatiques à la violence contre les femmes lui donne une dimension encore plus sensible. Yasmina Gharbi-Mechakra, professeur de français à la retraite, est née à Meskiana et vit à Constantine depuis ses études secondaires. Editions Média-Plus, Constantine, 2017. 320 p.
Prix : 1000 DA.


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