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«Lounès est à la fois guide, poète, martyr, victime d'expiation et bouc émissaire»
Yalla Seddiki. Traducteur, adaptateur de l'œuvre de Matoub
Publié dans El Watan le 24 - 06 - 2018

Yalla Seddiki est docteur en lettres modernes (Paris 4-Sorbonne). Préface/traductions pour les œuvres de Lounès Matoub : Communion avec la patrie en 1994 ; Tighri n yemma en 1995, réédition en cd de l'album A ttwalligh en 1997 et livret du disque de Lounès Matoub Lettre ouverte aux... en 1998. Il a travaillé sur le livre de Lounès Matoub, Mon nom est combat, Paris, La Découverte, 2003 : Préface, postface, annotations et traduction (ouvrage préparé en partie avec le poète). En 2008, coordination d'un dossier de 80 pages consacré à Lounès Matoub dans la revue Altermed. Auteur de Rimbaud is Rimbaud, Paris, Non Lieu, 2018. A paraître : Guy Debord automythographe (en 2018). Ouvrage sur Lounès Matoub à paraître en 2018.
– Vous êtes l'intellectuel algérien qui a côtoyé le plus, et de plus près, notamment dans ses ultimes années de vie, Matoub Lounès. A certains égards, par ses œuvres que vous avez adaptées dans Mon nom est combat (La Découverte, 2003), vous aurez été son biographe attitré, le premier agréé de Matoub Lounès himself. Son assentiment, vous l'avez obtenu de son vivant même, bien qu'il ne vous ait pas autorisé le tapuscrit : Regard sur le poète d'un pays damné que vous lui avait soumis. Son refus dans un premier temps de valider votre travail tenait, entre autres, au fait que le poète conjurait l'exercice consistant à parler de soi, de son œuvre et de son parcours, comme s'il était déjà mort (superstition ?). J'ai presque envie de vous dire : quel rapport entretenait-il avec la mort, lui qui est venu et revenu à la vie, souvent de grâce et par miracle, échappant à la mort plusieurs fois, quel rapport à Thanatos tant chantée dans ses œuvres ?
J'ai, il est vrai, mais moins que d'autres, fréquenté Lounès Matoub durant les trois dernières années de sa vie. Il était alors, après son enlèvement, entouré de plusieurs acteurs du monde journalistique et culturel kabyle et, plus largement, algérien. Je sais que plusieurs personnes lui ont proposé de travailler avec lui. Or, c'est moi qu'il a choisi. Je n'en connais pas la raison. Il avait refusé mon projet déposé chez mes amis de Triomphe musique, Mohamed et Zoulikha Guelil, alors producteurs de Regard sur l'histoire d'un pays damné.
En plus des explications que vous apportez, je dois à la vérité de dire que, dans ce tapuscrit, il y avait aussi des coquilles, des contresens et quelques bêtises que le jeune homme que j'étais était susceptible de commettre. Mais Lounès, quelques jours avant son assassinat, m'expliqua qu'une chose, plus que les autres, l'avait rebuté : la recommandation d'une personnalité connue du milieu universitaire kabyle dont il pensait que j'étais une forme d'émissaire (ce que je n'étais pas). Or, il ne tenait pas à travailler avec elle.
Avec cette voix et cette tonalité reconnaissables par toutes et tous, il ajouta en me considérant avec bienveillance mais d'un regard qui fouille l'âme : «Mais tu t'es accroché ! Et j'ai eu raison de te faire confiance.» Je crois que ma jeunesse, ma formation en cours à l'université et la naïveté (que n'ai plus) propre à cet âge de la vie l'avaient séduit. J'ai travaillé en tant que traducteur pour la réédition en CD de Communion avec la partie en 1994, la réédition de Attwalligh, en 1996 je crois, Tighri n yemma en 1995-96, et j'ai travaillé sur le dernier, Lettre ouverte. Lounès m'avait lancé le défi de produire quelque chose qui devait le surprendre.
Ce fut le texte-préface à Lettre ouverte : «Lounès Matoub, l'homme qui saxifrage.» Il m'appela «le rare». Surtout, il exprima sa satisfaction par rapport au défi qu'il m'avait lancé et, plus important, son approbation des propos que j'y tenais. Cela fut dit, une nouvelle fois, avec les expressions et la musique propres à Lounès Matoub. Cela ne fait pas de moi son biographe attitré. Je n'ai pas écrit de biographie de Lounès Matoub.
Toutefois, il m'a honoré de sa confiance, moi qui étais totalement étranger au milieu culturel amazigh et avais une expérience très réduite dans le milieu de l'édition, pour réaliser une anthologie bilingue en français et en kabyle de son œuvre. Ensemble, nous avons procédé au choix des textes en février 1996. Mais, ainsi que je l'ai dit ailleurs, nous devions nous mettre au travail de façon sérieuse à partir de septembre 1998. Il avait l'intention de venir s'installer quelque temps en France avec sa femme Nadia afin de se reposer et dans l'espoir d'avoir un enfant. J'ai entrepris, vers 2001 ou 2002, l'accomplissement de ce projet devenu mon Nom est combat. Je l'ai écrit en six ou sept mois.
Grâce à Malika Matoub, j'ai rencontré François Gèze qui dirigeait alors les éditions de la Découverte et qui accepta le manuscrit après des remaniements dans la postface jugée trop difficile d'accès. Au reste, je précise que les responsables de cette entreprise, au motif que ses perspectives de vente sont minces, ne veulent pas rééditer notre livre. Il faudrait néanmoins, ailleurs, parvenir à faire une édition corrigée, améliorée et définitive de Mon nom est combat.
Pour ce qui concerne la relation que Lounès Matoub entretenait avec la mort, vous le savez bien : pour lui, la mort était une compagne quotidienne depuis un certain 9 octobre 1988. Elle revint le visiter lorsqu'il reçut un coup de couteau dans le cadre d'un conflit de voisinage. Elle devint plus imprévisible encore pendant sa détention par un groupe armée. Ce furent 15 jours et nuits durant lesquels chaque seconde était une source d'angoisse : celle d'être exécuté, et d'espoir : celui d'être délivré.
Conséquence de 1988, son corps était atteint des effets périlleux de la tentative de meurtre dont il avait fait l'objet par ce gendarme le 9 octobre 1988. Mais, avec ses renaissances multiples, miraculeuses pourraient dire certains, comme vous, Lounès s'était convaincu qu'une force supérieure intervenait en sa faveur. Toutefois, de peur de rompre sa puissance et sa faveur, il ne voulait surtout pas en parler.
Pour conclure sur ce sujet, il me dit un jour, nous étions en 1997 : «Je sais que tu seras triste, mais tu dois le savoir. Il faut que tu t'y prépares : je vais mourir jeune. Il ne faut pas être triste.» Ai-je besoin d'ajouter quoi que ce soit à ces mots ?
– Vous dites — dans un de vos entretiens — l'aversion qu'avez l'intelligentsia kabyle vis-à-vis de l'artiste Matoub et de son œuvre. Vous parlez carrément de «mépris». Pourquoi Matoub Lounès inspirait-il ce dédain (de classe) ? Est-ce à cause de son profil d'artiste underground, de son extraction sociale, de sa langue et discours, pas très socialement et politiquement corrects ? Serait-ce une sorte de remake de la scène de la rencontre entre le vénérable Cheikh Mohand Oulhoucine et le vagabond Si Mohand Ou Mhand, unis par l'amour des vers, certes, mais désunis par les univers (de naissance, par les type et lieu de socialisation...) et leurs conditions ?
Bien que cette commémoration ne soit ps pour l'heure la plus propice à l'analyse critique, voire à la polémique, je ne vais pas me dérober à votre question tant l'attitude de certains intellectuels a influé sur la créativité de Lounès Matoub. Tout d'abord, cette hostilité, dont le mépris est l'un des ressorts, fut en premier portée à ma connaissance par Lounès Matoub lui-même. Sans jamais citer de nom, il a maintes fois évoqué la souffrance que lui causait le mépris dont il faisait l'objet de la part des intellectuels.
Nous en avons plus longuement parlé en 1997 après la sortie du disque Au nom de tous les miens et quelques jours avant son assassinat. Bien que cela ait nourri chez lui un complexe d'infériorité, comme presque toujours, Lounès Matoub a œuvré à utiliser cette souffrance pour progresser dans son art, affermir son intégrité politique et approfondir sa réflexion.
J'ai depuis mené une enquête rapide afin de vérifier si Lounès était cité dans des articles savants. Tout d'abord, dans les journaux, ce n'est qu'en 1989 qu'un article est réalisé sur lui, et ce, dans un journal arabophone. Un article de Libération de 1985 ou 86 ne parle de lui que pour le qualifier de raciste et le comparer, de façon évidemment défavorable, à Lounis Aït Menguellet.
Pour ce qui est des intellectuels kabyles, trois des protagonistes de la culture kabyle et amazighe avaient eu l'occasion entre 1986 et 1992, dans des articles de synthèse, d'évoquer son nom. Ils s'en sont abstenus. Un acteur de 1980, très compétent au demeurant, m'a dit que Matoub ne savait rien sur la langue kabyle. En fin le regretté Mustapha Aouchiche (mort dans l'accident qui a aussi coûté la vie à la chanteuse Zohra) m'a raconté que Lounès était venu proposer une de ses œuvres à la coopérative Imedyazen, financée par le FFS et Ali Mécili en 1980 ou 1981.
Cette association avait édité les deux premiers, et très beaux, disques de Ferhat Imazighen Imula. Mustapha Aouchiche m'a expliqué que les membres de la coopérative avait refusé de travailler avec Lounès Matoub par simple mépris envers quelqu'un qui n'avait pas fait les mêmes études universitaires qu'eux. Ce sentiment les avait empêchés de voir toutes les qualités artistiques de Lounès Matoub.
Mustapha avait racheté cette attitude en reprenant les droits du disque L'Ironie du sort détenus jusque-là par Zelda musique. Il voulait, avant sa mort prématurée, rééditer cette œuvre en CD. S'agissant des causes qui ont conduit à évaluer Lounès Matoub comme un artiste sans la moindre importance, celles que vous proposez sont à prendre en compte, évidemment.
On pourrait les compléter en évoquant aussi la compétition entre individus et groupes pour monopoliser l'exercice de l'autorité sur le terrain social et culturel. J'y ajoute les lacunes, en ce qui concerne la culture démocratique, dans l'espace militant et intellectuel kabyle. Dans le cas de Lounès, ses points de vue politiques, j'y reviendrai plus loin, sont en marge du militantisme officiel et de l'orthodoxie culturelle-universitaire.
N'oublions pas que le poète fut accusé par une rumeur qui laissa une trace brûlante dans la vie de Lounès Matoub. Je pense bien sûr à la réputation qui lui a été faite d'être un agent de la SM, après qu'il eut exprimé son opposition aux accords de Londres (en décembre 1985) signés entre le bourreau de la Kabylie, Ahmed Ben Bella, et celui qui en avait incarné l'esprit de résistance, Hocine Aït Ahmed. Enfin, l'attitude mondaine de Lounès Matoub comme poète querelleur dans les bistrots parisiens a sans doute constitué un élément d'aggravation dans la constitution et la réception de l'ethos matoubien. Je développe ce point important dans un ouvrage à paraître.
Le lien que vous faites à ce propos avec le Cheikh Mohand Oulhoucine et Si Mohand Ou Mhand est judicieux. J'en parle aussi dans mon livre. Justement, la rencontre de Cheikh Mohand Oulhoucine et de Si Mohand Ou Mhand, si le récit qui est fait est conforme à la réalité, est illustrative d'une volonté de conciliation et de réconciliation des Kabyles. Les deux personnalités étaient mues par une admiration mutuelle. Dans le cheikh, Si Mohand Ou Mhand admirait l'intercession avec le monde invisible, l'énergie apaisante de sa spiritualité, la puissance performative de son verbe.
Chez Si Mohand Ou Mhand, Cheikh Mohand Oulhoucine admirait la beauté des textes, l'inspiration poétique et la liberté qui s'exprime dans ses élégies aussi bien que dans sa vie. Ce dernier point est essentiel. Le cheikh, vous vous en souvenez, a autorisé le poète à fumer devant lui sa pipe toute pleine d'une fumée qui alimente l'inspiration du poète errant.
Cette rencontre consacre l'union de l'équilibre spirituel, incarné par le cheikh, et du désordre compensateur, incarné par le poète vagabond. Lounès Matoub, de son côté, a réussi à allier des caractéristiques qui paraissaient incompatibles dans un seul individu. Il est un être déviant par les idées qu'il défend. Il adopte presque toujours un point de vue minoritaire par rapport à son groupe.
Que ce soit à propos de l'islam, des conflits historiques, comme la Guerre d'Algérie, la guerre du Sahara avec le Maroc, l'attitude du mouvement amazigh par rapport à la langue arabe dans sa version dite populaire, ou encore à propos de la liberté des femmes, sa vision est presque toujours en rupture avec la doxa.
Il s'est affranchi des normes, les conteste et, pourtant, il jouit de la faveur de son peuple comme peu de ceux qui l'ont précédé et comme aucun de ses contemporains. Mais, ainsi que le souligne l'ouverture du poème Tirgin (1982), c'est aussi là le pacte que Lounès Matoub a signé avec les siens. Même tyrannique, la société kabyle a besoin de projeter des idéaux de liberté individuelle et collective sur des êtres à même d'exister en tant qu'êtres réels dotés de qualités exceptionnelles.
Ils sont, à la différence du commun des mortels, autorisés, encouragés même à dévier des conduites et des pensées communes. Dans des cas rares, ces êtres, par le destin exceptionnel, plus clairement tragique, qui achève leur parcours, vont même devenir des mythes, c'est-à-dire des figures exemplaires au prix de divers sacrifices, dont celui de la vie. Dans ce contexte, Lounès Matoub est à la fois guide, poète, martyr, victime d'expiation et bouc émissaire.
– Ce mépris aurait-il, selon vous, changé depuis sa mort ?
Il est vrai que la mort héroïque de Lounès Matoub a imposé comme valorisant son parcours et son œuvre dans des milieux relativement hostiles. Toutefois, on a pu voir récemment des gens censés être de niveau universitaire encadrer un colloque consacré à Lounès Matoub ; ces mêmes gens n'ont pas pris soin de citer le nom de Lounès Matoub en ouverture de la rencontre.
Ils signifient très clairement que l'institution les oblige à remplir la fonction de président de séance mais qu'ils n'ont aucune estime pour l'auteur auquel le colloque est consacré. Je verse aussi à cette réponse le fait que des étudiants m'ont signalé que certains directeurs de recherche en Kabylie découragent les élèves qui veulent travailler sur Lounès Matoub.
J'ajoute que, au niveau international, nous avons, avec le professeur Pierre Brunel, spécialiste des mythes littéraires et de Rimbaud, réussi à monter un colloque consacré à Matoub à la Sorbonne et sous l'égide du Centre de recherche en littérature comparée.
Outre une belle prestation de Maxime Aït Kaki et le soutien musical de Takfarinas et de Hamid Matoub, nous avons eu le plaisir d'entendre des communications de Denise Brahimi, autorité reconnue dans le domaine des études sur la littérature algérienne, et de Camille Lacoste-Dujardin, grande spécialiste de la culture kabyle. Je précise en point culminant que j'y avais aussi invité une personnalité importante, kabyle évidemment, des études berbères.
Elle s'engagea à venir. Elle ne vint pas. (Matoub et la Sorbonne n'étaient sans doute pas assez prestigieux pour elle, Cqfd). Cependant, il est heureux que des personnes de l'extérieur s'intéressent à l'œuvre et au parcours de Lounès Matoub.
Malgré quelques erreurs de date, je me réjouis que des gens comme Bruno Doucey, bien connu dans le milieu de la poésie en France, ait fait un livre sur Lounès Matoub chez un éditeur aussi important qu'Actes Sud. Je me réjouis que des gens comme Aksil Azergui, originaire de Tinghir au Maroc, romancier en tamazight, cite Lounès Matoub dans ses livres et prépare un documentaire sur le poète.
– Ciseleur de mots, Matoub usait d'un «kabyle nucléaire» (voir témoignage de A. Metref). Comment travaillait-il ses textes ? De qui et de quoi tenait-il sa faconde et sa muse ?
L'une des choses les plus surprenantes est la rapidité avec laquelle écrivait Lounès. Je me souviens l'avoir vu griffonner sur des sous-verres utilisés pour y déposer la bière. Par additions, collages avec des textes plus anciens, le texte prenait forme progressivement. Dans un numéro de la revue Altermed que nous avons consacré à Lounès Matoub, nous avons, grâce à Nadia Matoub, reproduit un de ses manuscrits autographes.
Nous y voyons progresser, comme une toile d'araignée, l'harmonie et du sens. Par ailleurs, très à l'écoute de tout et de tous, il est toujours disposé à utiliser une expression, un mot auquel il n'avait pas pensé.
Ainsi le syntagme «iziker aneggad» vient-il de l'un de ses amis qui lui avait rappelé cette expression utilisée par les militants des années 1970-80. Ensuite, une anecdote autobiographique ou fictive pouvait aussi activer sa créativité. Enfin, sa vie personnelle s'affrontant à l'histoire, Lounès Matoub est devenu pour lui et pour nous une source sans fin d'inspiration, passant de l'automythographie au mythe.


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