Paris, Ville lumière. Qu'un seul de ses lampadaires s'éteigne et le monde entier se retrouve dans le noir. Nous étions quatre kamikazes, notre mission consistait à transformer la fête au Stade de France en un deuil planétaire. Serrés dans la voiture qui nous transportait à vive allure sur l'autoroute, nous ne disions rien. Il y avait deux frères que je ne connaissais pas, un devant, avec Ali le chauffeur, l'autre sur la banquette arrière, à côté de Driss, et moi. Le frère de devant avait glissé un CD dans le lecteur de bord et depuis, nous ne faisions qu'écouter Cheikh Saâd el-Ghamidi déclamer les sourates, la voix aussi pénétrante qu'un envoûtement. Je n'ai jamais entendu quelqu'un réciter le Coran mieux que ce savant de l'islam. Ce n'étaient pas des cordes vocales qu'il avait, mais un arc-en-ciel chantant dans la gorge. Je crois que nous en étions émus aux larmes, sauf peut-être Ali, qui semblait nerveux derrière son volant. J'essayais de me distraire en contemplant la campagne, la voix de Lyès revenait sans cesse me rappeler à l'ordre : «Tu veux finir comme Moka ?». Moka était un peu l'idiot de Molenbeek. A soixante ans, il demeurait le même gamin des faubourgs, où les nuits arrivent trop vite. Le veston en cuir garni de pin's, le jean déchiré aux genoux, il était persuadé que l'âge n'avait pas de prise sur lui. Sa passion, c'étaient les galopins qu'il retrouvait tous les jours au parc des Muses pour leur raconter ses quatre cents coups revus et corsés à l'envi sans se douter que son jeune auditoire n'était là que pour se payer sa tête. Personne ne souhaitait finir comme Moka, en ivrogne déglingué avec du flou dans les yeux et une cervelle en berne. «Regarde derrière toi et dis-moi ce que tu vois». Nous étions dans un kebab à mordre dans nos sandwiches. J'avais jeté un coup d'œil par-dessus mon épaule. «Imbécile, avait pesté Lyès, la bouche dégoulinante de jus. Je te montre la lune et tu regardes mon doigt. C'est de ton passé qu'il s'agit. Qu'as-tu fait de ta chienne de vie ? Que dalle. Derrière toi, il n'y a que du vent. A cinq ans tu traînais dans les rues. Dix ans après, tu crapahutes encore sur place. Tu n'as jamais risqué un pas à l'extérieur de la case départ... Tu sais ce qui arrive aux types qui attendent ce qu'ils n'osent pas aller chercher ? Ils ne vivent pas, ils pourrissent sur pied». A l'époque, l'adolescent Lyès n'avait ni dieu ni prophète. La religion lui était aussi étrangère que ces formules mathématiques qui vous court-circuitent les neurones avant que vous ayez fini de les recopier sur le cahier. Il n'était qu'un mal luné de dix-sept ans qui ne savait rien faire de ses dix doigts, à part mettre son poing dans la figure d'un gars de la cité d'en face ou bien montrer son majeur à un vigile trop curieux. Il nous en voulait, à nous les paumés du quartier, de n'avoir, pour les lendemains, qu'une placide indifférence. Il ignorait lui-même ce qu'il attendait de nous, mais le fait de nous voir essaimer autour de ce bougre de Moka à longueur de journée le rendait malade. C'était sans doute pour ne plus avoir Lyès sur le dos que Driss et moi avions cessé de fréquenter le vieux hibou en blouson de cuir. Une manière de prouver, à l'un et à l'autre, que nous avions grandi. Moka, lui, était resté le môme de toujours, et d'autres mioches désœuvrés avaient pris nos places. Malgré notre bon vouloir, Lyès ne décolérait pas. En aîné sourcilleux, il avait immanquablement un reproche à nous décocher. Quelque chose clochait chez lui. Son père avait à maintes reprises songé à l'interner. Eh bien, tout ça était fini. Kamis et barbe rougie au henné, Lyès avait trouvé sa voie et occupait le rang d'émir, preux chef de guerre. Il avait appris à dire les choses sensées avec talent, à n'exiger des autres que ce que lui était capable d'entreprendre, et quand il lui arrivait de hausser le ton, je m'abreuvais sans modération à la source de ses lèvres. Il m'avait éveillé aux indicibles beautés intérieures et avait fait de moi un être éclairé. Ma chienne de vie, je l'avais roulée dans un torchon et jetée au caniveau. Ce que je laissais derrière moi ne comptait pas. Le meilleur de moi-même était au bout de cette route qui filait droit, aussi euphorique qu'un tapis volant. Ali conduisait les yeux fermés. Sans carte ni GPS. Il avait été chauffeur de taxi dans une vie antérieure. Maître de l'anticipation, Ali ne risquait jamais un pied quelque part avant de s'assurer qu'il n'y avait pas de mine sous le pavé. Pour brouiller les pistes, il avait mis une annonce de covoiturage sur le Net, et attendu que quatre candidats au voyage l'appellent pour verrouiller son téléphone. En cas de grabuge, la messagerie de son portable prouverait aux enquêteurs potentiels que notre transporteur pratiquait souvent le covoiturage pour payer le carburant et qu'il n'était pas habilité à fouiller les sacs de ses passagers. Ali n'était pas un ami. J'avais effectué trois «commissions» avec lui. Comme il était taiseux, j'ignorais où il logeait et quel était son vrai nom. Je savais seulement, grâce aux indiscrétions de Ramdane, que depuis qu'il avait perdu sa licence de taxi, il travaillait au noir et effectuait parfois, pour l'effort de guerre, des navettes Bruxelles-Alicante-Bruxelles, quelques kilos de cannabis dissimulés dans la roue de secours. Lyès le sollicitait occasionnellement pour lui confier un ou deux frères en partance pour le djihad ou pour le charger de récupérer un ou deux revenants de Syrie dans tel ou tel trou perdu en France ou en Hollande...Ali ne se dépensait pas pour la cause. Il monnayait ses services. Si ça ne tenait qu'à moi, je cracherais sept fois sur le revers de ma main gauche pour ne pas avoir à emprunter le même trottoir que lui, sauf que le fumier avait un avantage de taille : il était secret, méthodique, efficace, et il n'était fiché nulle part. Je n'avais jamais été à Paris. Ma tante maternelle y résidait, pourtant. Nous n'étions pas très proches, sa famille et la nôtre. Il nous arrivait de nous croiser au bled, certains étés, sans plus. Ma mère trouvait que sa sœur nous prenait pour des provinciaux crottés, en réalité elle la jalousait. Ma tante avait bien négocié sa vie, elle habitait un beau quartier donnant sur la Seine et, malgré son veuvage prématuré, elle avait fait de ses deux filles un médecin et une architecte, et de son fils un banquier, alors que ma jumelle Zahra, à peine mariée, avait été répudiée sans ménagement au bout de quelques mois, et que Yezza, ma grande sœur, trimait dans un atelier clandestin à soixante-dix kilomètres du bercail, tandis que moi, le garçon, le mâle, celui qui se devait de faire la fierté de son père, je n'avais même pas été fichu de tenir deux années de suite au lycée. Ce vendredi 13 novembre 2015, c'était la première fois de mon existence que je m'aventurais sur les terres de France. Hormis les excursions scolaires qui m'avaient fait découvrir Rotterdam et Séville, il y avait huit ou neuf ans, je ne quittais ma banlieue que pour un douar du massif marocain de Kebdana, dans la région du Nador natal de mes parents – un été sur deux, lorsque mon père parvenait à mettre un peu d'argent de côté. De la Belgique, je connaissais Liège, où j'avais effectué un stage professionnel de neuf mois, deux ans plus tôt, Charleroi, Anvers, Mons, où ma sœur aînée s'abîmait les doigts et les yeux sur des machines à coudre, et quelques fermes isolées sur la frontière est du pays pour les besoins de l'association. C'était donc avec un sentiment diffus que je quittais la Belgique en sachant que mon voyage ne relevait ni d'une excursion scolaire ni d'une villégiature. Je n'éprouvais qu'un vague vertige à mi-chemin entre l'ébriété et l'insolation. Je me rappelle un vieil ami de mon père qui venait parfois dîner chez nous, à la maison. Il était veuf et sans enfants. Quand il était éméché, il nous certifiait que l'âme est immortelle et qu'elle occupe indûment notre chair comme un corps étranger, raison pour laquelle notre organisme développe une addiction pour tout ce qui le détruirait afin de la conjurer. Il n'avait pas tellement tort, l'ami de mon père....