Les juges près le tribunal de Ghardaïa ont, encore une fois, reporté leur verdict dans le procès de l'activiste des droits de l'homme et néanmoins militant berbériste Salim Yezza. Le détenu doit ainsi attendre encore quelques jours au pénitencier de Ghardaïa pour être fixé sur son sort dans cette affaire qui ne cesse, depuis quelques jours, de susciter colère et interrogations dans les Aurès. Ce nouveau report est d'autant plus inexpliqué que le traitement de ce genre de dossier n'exige pas, selon un avocat interrogé, tout ce temps pour permettre aux juges de prononcer un verdit. Selon beaucoup de militants associatifs de la région, soit il y a une volonté délibérée pour saper le moral du militant activiste, soit les juges ont du mal à rendre une sentence car ils se sont retrouvés englués dans une affaire judiciaire qui n'en est pas une. Il y a lieu de rappeler que M. Yezza est poursuivi pour avoir publié en 2014 sur son compte Facebook un texte dont la teneur est interprétée, selon les chefs d'inculpation, comme une incitation à la haine dans les événements tragiques qu'a connus la région du M'zab. Il a été arrêté le 14 juillet à l'aéroport de Biskra alors qu'il s'apprêtait à rentrer en France où il réside depuis quelques années. Cette arrestation, qui a défrayé la chronique, faisait suite à un mandat d'arrêt émis par le procureur près le tribunal de Ghardaïa quatre jours plus tôt, soit le 10 juillet 2018. Cette arrestation, que d'aucuns assimilent plutôt à un kidnapping, a soulevé un tollé général suscitant une vague d'indignation dans toute la région des Aurès, surtout qu'elle est intervenue dans des conditions douloureuses, notamment après la mort, il y a quelques jours, de son père Mohamed Yezza dans un accident de la circulation à Tkout. Salim serait rentré au pays pour enterrer son père à Tkout et faire le deuil avec les membres de sa famille affligée par cette triste disparition. Il se retrouve ainsi mêlé à une affaire judiciaire liée aux événements de Ghardaïa, alors qu'il n'a jamais mis les pieds dans cette ville. Cette affaire étrange laisse beaucoup de zones d'ombre. D'aucuns ne croient pas outre mesure aux chefs d'inculpation retenus contre lui par le procureur de Ghardaïa. «Salim est poursuivi pour autre chose, car pourquoi ce mandat d'arrêt n'a pas été délivré dans la semaine qui a suivi la publication de son texte en 2014 et pourquoi l'on a attendu quatre ans pour signer et sortir ce document accablant ?», nous dit Hamid, un des amis du détenu. «Salim a bel et bien une adresse ici en Algérie et on aurait dû, ajoute-t-il, lui notifier sa mise en inculpation par le biais du tribunal d'Arris. Or, il n'en est rien.» Autre fait qui suscite beaucoup d'interrogations au sein de l'opinion auressienne : pourquoi l'activiste chaoui des droits de l'homme n'a-t-il pas bénéficié du droit de préemption dans cette affaire qui remonte à quatre ans dépassant ainsi les délais qu'exige la loi ? C'est dire tout le flou qui entoure aujourd'hui cette affaire scabreuse. «Nous avons tous lu le texte posté par Salim, nous dit Nadhir un militant du mouvement culturel amazigh de Aïn El Kercha. Il n'a jamais été question d'incitation à la haine ou à la violence. Il a juste exprimé une opinion par solidarité avec les victimes du M'zab. Salim n'est ni un homme politique important ni un prédicateur religieux influent. Il ne peut donc avoir de l'ascendant sur nos frères châamba et mozabites pour pouvoir les inciter à la violence. Je doute même qu'il soit connu dans cette région.» Mais ce qui suscite autant de colère et d'indignation chez les militants associatifs dans les Aurès, c'est ce comportement de la justice algérienne qui fait dans les deux poids, deux mesures. On arrête une personne pour une simple opinion exprimée sur une page Facebook et, paradoxalement, l'on ferme les yeux sur des déclarations publiques qui sèment la discorde entre les Algériens. Naïma Salhi et Abdelfettah Hamadache en sont un exemple parfait. Ces deux personnalités controversées n'ont pas cessé, depuis quelque temps, de semer haine et fitna par des déclarations incendiaires. Le prédicateur est allé même jusqu'à appeler au meurtre de l'écrivain bien connu Kamal Daoud. Et ni l'une ni l'autre n'ont été arrêtés. Aujourd'hui, l'affaire de Salim Yezza, l'enfant de l'Algérie profonde, ne cesse de nourrir débat et discussion dans les quatre coins des Aurès. L'indignation est générale. De M'chounèche à Tkout, de Kaïs à Oum El Bouaghi, de Merouana à Batna, un même sentiment de colère, un même sentiment de hogra qui transparaît à travers les réactions et les commentaires des citoyens «Il y a là, en effet, une véritable hogra, et la justice algérienne a bafoué des principes fondamentaux de l'institution judiciaire, à savoir l'impartialité et l'égalité devant la loi», nous dit Messaoud, un militant berbériste de M'chounèche. «Sinon, renchérit-il, pourquoi le procureur près le tribunal de Ghardaïa n'a pas convoqué Saadani, l'ex-patron du FLN, ne serait-ce que pour l'auditionner quant à ses déclarations où il met en cause un des grands responsables de la sécurité dans les événements tragiques de Ghardaïa ? Je ne suis pas un spécialiste dans les affaires judiciaires, mais je crois que la justice, avant d'inculper qui que ce soit, doit d'abord chercher la vérité, surtout quand il est question d'événements aussi graves que ceux de Ghardaïa où il y a eu mort d'hommes. Avant d'interpeller les incitateurs, il faut d'abord démasquer les commanditaires qui ont plongé dans des troubles la belle et paisible vallée du M'zab. Saadani devait, dans un état de droit, comparaître pour s'expliquer sur ses déclarations. Mais hélas ! Il semble être au-dessus de la loi, celui-là.»
Pour Nanna Lambarka, son fils est rentré en France Nanna Lambarka, la mère de Salim Yezza, n'a pas été informée jusque-là de l'arrestation de son fils. Pour elle, Salim est rentré en France pour rejoindre son lieu de travail. Les membres de sa famille ont décidé ainsi de la mettre au secret de peur qu'elle succombe à un choc dont elle ne peut jamais se relever, surtout qu'elle vient récemment de perdre son mari. Quand on est allé à sa rencontre pour lui présenter nos condoléances, elle arborait une bonne mine, ne se doutant de rien. Elle avait même une allure joviale et affichait beaucoup de courage malgré le sinistre. «A quoi bon de sombrer dans la tristesse ? J'ai certes perdu mon mari qui va sans doute laisser un grand vide, mais je suis très fière de lui. C'était un homme modeste mais digne et brave», nous dit-elle. «Lors des événements de Tkout en 2004, ajoute-t-elle, je l'ai soutenu dans son combat. Je ne comprenais rien en politique, mais j'étais persuadée qu'il défendait, avec mon fils Salim, les idéaux de liberté et de dignité. Les perquisitions, les poursuites judiciaires et même l'emprisonnement de mon mari à cette période ne m'ont en aucun cas fléchie et j'ai toujours demandé à Salim, mon fils chéri, de rester digne.» Mais d'où puise-t-elle tout ce courage ? Nanna Lambarka est une fille de chahid ayant beaucoup enduré durant sa vie. Les paras français ont mitraillé son père et son oncle maternel devant ses yeux. C'était à M'chounèche en 1959 alors qu'elle avait à peine cinq ans. «Quand on subit ce genre d'épreuve, on devient aguerri et on arrive à supporter tous les drames», nous dit-elle. «Mais hamdoullah ! (Dieu merci) je suis apaisée et même contente, surtout que Salim va revenir très bientôt pour fêter l'Aïd ensemble. Il me l'a promis», renchérit-elle.
Par Salim Guettouchi Enseignant chercheur à l'université Hadj Lakhdar, Batna