Samedi 11 août. Telagh, agglomération située à une cinquantaine de kilomètres au sud de la ville de Sidi Bel Abbès. Sur le grand boulevard, anciennement appelé boulevard national, commerces, restaurants et cafés s'alignent dans le désordre et forment le noyau de la ville. Au fil des heures, les terrasses des cafés, partiellement ombragées par de vieux arbres, se remplissent exclusivement d'une gent masculine de tous âges. Des habitués s'y installent par grappes successives, jusqu'en milieu de journée, pour se livrer à d'interminables palabres. Tout y passe : le foot, la cherté de la vie, les «immigrés» rentrés au bled cet été, le 5e mandat, les petits larcins commis la veille...«On tue le temps de peur qu'il nous tue», résume Mehdi, 39 ans, informaticien en chômage. Avec un ami, ils se partagent une tasse de café tout en épiloguant sur le vécu d'une ville du pays profond, où une population de plus de 40 000 habitants s'«ennuie à ne rien faire», soupire Mehdi. Aucun loisir, aucune activité culturelle, ni sportive, la ville de Telagh vit, en plein été, au rythme des fluctuations des températures et des coupures d'eau. «Durant toute la semaine, l'eau a déserté les robinets dans une bonne partie de la ville. Il ne manquait plus que ça», peste Tayeb, 37 ans, camarade de classe de l'informaticien. La silhouette efflanquée, le teint bruni par le soleil, Tayeb a déjà hâte de retrouver la douceur des sables fins et la brise iodée de Terga, station balnéaire du lointain Témouchentois. Ici, c'est le vide sidéral. Pour ceux qui ont les moyens, les excusions en Slougi (Toyota Coaster de 50 places) sont l'unique échappatoire face à la canicule, confie-t-il. Plus que quelques jours, le temps de se débrouiller 2000 dinars en revendant un ou deux smartphones, et je retourne dare-dare à Terga». Pour lui, «cela change des longues joutes nocturnes de dominos et des beuveries maussades aux lisières de l'oued». Pour échapper à la spirale infernale du chômage, de jeunes Telaghiens proposent, comme lui, à la revente, toutes sortes d'objets dans des marchés improvisés. Avant de pénétrer à Telagh, à quelques foulées du tribunal, la mouhafda FLN garde toujours les traces des législatives de 2017. Des tags (votez 34) tapissent encore les murs de la bâtisse. Jusqu'en 1962, celle-ci abritait une Justice de paix, créée par décret du 20 juillet 1889. «A Telagh, il manque des acteurs influents, créatifs et désintéressés. Les authentiques enfants de Telagh ont quitté la ville ou se sont retirés chez eux», souligne Salah, retraité de Naftal, chemise bleu et chapeau de paille finement tissé. La ville a, selon lui, beaucoup perdu de son charme, au point de ne plus pouvoir rien offrir aux générations actuelles. «Dans les années soixante, on pouvait encore aller au cinéma (Le Fox, aujourd'hui fermé, ndlr), piquer une tête dans un oued aux eaux limpides, se relaxer au milieu de la luxuriante forêt du bosquet et de ses sources d'eau douce», se souvient-t-il avec un brin de nostalgie. Oued Bouzouilai Il se désole aussi que Telagh, l'une des plus anciennes villes d'Algérie, n'ait pu préserver son potentiel industriel érigé à la faveur du plan spécial de Saïda, avec l'implantation des unités de l'Entreprise nationale des industries électroniques (ENIE) et la Société de transformation du bois (SNLB). «A l'époque de l'ENIE et de la SNLB, 90 % de la population avait de quoi s'occuper. Avec la décennie noire, les ateliers ont cessé leur activité et des milliers de personnes se sont retrouvées au chômage», ajoute-t-il. Jusqu'à il y a deux ans, la firme italienne Astaldi pourvoyait encore quelques emplois sur les chantiers du chemin de fer Moulay Slissen-Saïda. Mais, depuis, les salariés contractuels ont dû se joindre au gros contingent des chômeurs de Telagh. Quelques rues plus loin, Kourib Saïd, retraité du secteur de la santé, nous interpelle. «Telagh connaît un désastre écologique et sanitaire sans précédent. Faites passer le message aux gens d'en haut, s'il vous plaît ! Nous sommes contraints de débourser jusqu'à 2000 dinars par mois en insecticides pour nous protéger des moustiques, rats et autres bestioles», affirme-t-il. Dans son quartier -la cité des 180 Logements-, l'oued à sec s'est mué en dépotoir. Oued Bouzouilai, qui prend sa source dans les monts de Smouma, à 5 kilomètres à l'est, traverse en entier la ville de Telagh. «Lorsqu'il est à sec, l'odeur pestilentielle et les moustiques vous pourrissent la vie. En crue, ce sont toutes les habitations alentour qui croulent sous les eaux de l'oued», se plaint-il, estimant, malgré cela, n'avoir d'autre choix que de se cloîtrer chez lui, le soir venu, été comme hiver. A hauteur du boulevard National, avant de bifurquer à gauche vers la route de Saïda, actuellement Henri Quièvreux de Quiévrain, le jardin public a irrémédiablement changé de vocation. Il s'accroche encore à ses quelques palmiers majestueux -signes d'un temps révolu- au milieu desquels un marché aux oiseaux a pris forme ces dernières années. En début de chaque matinée, y sont proposés moineaux, pigeons, cages à oiseaux, volières, ustensiles pour amateurs d'ornithologie.... «C'est une vie de misère, cette ville est tellement marginalisée que seul le commerce de moineaux (nous) permet de se faire un peu d'argent», explique un marchand d'oiseaux, la cinquantaine entamée. Les terres agricoles offrent, dit-il, parfois du travail à 500 dinars la journée, «mais les plus jeunes préfèrent commercer au lieu de travailler la terre». «Le vieux Sekrane El Ouarred, ouvrier municipal, avait mis du cœur à planter et entretenir le jardin au début des années 1950. Vous voyez, c'est devenu aujourd'hui un marché pour moineaux sauvages !», se désole Tayeb Bouarfa, septuagénaire. Il fait partie de ces rares personnes qui tiennent encore à faire connaître l'histoire de Telagh. Ex-receveur de la Poste, Tayeb a exercé jusqu'en 1998 dans plusieurs localités du sud de Sidi Bel Abbès : Ras El Ma, Dhaya (Bossuet), Tenira et Telagh. Agent de guichet, il se souvient encore des premières opérations de change introduisant le dinar à la place du franc français, un certain 1er octobre1962. «Un moment inoubliable de fierté en cette période de post-indépendance», tient-il à rappeler, tout en insistant sur l'histoire et le parcours atypique de certains Telaghiens, en particulier celui du dernier maire, Henri Quièvreux de Quiévrain, assassiné par l'OAS. (voir notre article sur le maire royaliste de Telagh). «Les vacances, un luxe» Pour Yahia Menezla, les soucis de tous les jours, aggravés par une constante dégradation du niveau et du cadre de vie, ne permettent plus aux Telaghiens d'imaginer autrement leur quotidien. «Ici, on ne parle plus de vacances. C'est devenu un luxe, à proprement parler. Avec des fins de mois difficiles et un avenir incertain, très peu de gens peuvent se permettre une virée estivale», fait-il remarquer. Et d'enchaîner : «Le grand malheur de la ville de Telagh est d'avoir été dépouillée, après l'indépendance, de son statut de ville européenne prospère et coquette, pour se transformer en un immense douar, hideux et surpeuplé.» Ulcéré d'entendre parler régulièrement de «plans de développements locaux» et de «bonne gouvernance», il pointe le bout de son doigt vers le monument aux morts, en face de l'ex-Maison de l'agriculteur, et lâche : «Il (monument) décrépit lentement, alors qu'il a été refait vingt fois en quatre décennies.» L'un de ses amis acquiesce, puis convoque certains souvenirs de jeunesse et noms et de lieux communs : l'hippodrome Sidi Arbi, le bosquet et ses terrains de tennis, l'héliport adossé au siège de l'ex-sous préfecture, le cinéma Le Fox, le stade communal de l'Etoile, le bosquet et ses terrains de tennis en terre battue, la colonie de vacances de Dhaya (ex-Bossuet) rattachée au curé de Telagh, la salle Ortega, Alain Mimoun (voir encadré) .... Des lieux abandonnés, défigurés...La discussion n'en finit pas. Ici, les journées sont longues et ennuyeuses pour les Telaghiens. Par contre, le temps est compté pour ceux qui ne sont que de passage. Détour par la nouvelle gare ferroviaire, les unités ENIE et SLNB reprises en main par le département de l'industrie militaire de l'ANP, entrouvrant un bout d'espoir pour la population locale, puis retour vers Sidi Bel Abbès. Une pluie fine s'invite sur le chemin du retour, en fin de journée, à l'entrée de Tilmane (Teghalimet), à une quinzaine de kilomètres au nord de Telagh. Puis soudain vint un orage déversant une forte pluie.
Bon à savoir : En 1858, la smala du 2e régiment des Spahis reçut par autorisation du ministre de la Guerre, le maréchal Vaillant, une étendue de 1456 hectares de terres dénommées «Terres de l'oued Telagh». Le mot Telagh signifie une espèce de blé, selon les autochtones de la ville. La commune mixte de Telagh, département d'Oran, est créée par arrêté du 26 décembre 1884. Elle comptait, à la fin de 1891, une population totale de 12 671 habitants, dont 650 Français. La majorité de la population de Telagh, au début du siècle dernier, provenait des tribus locales (Ouled Balegh), du Maroc, de Kabylie, de Relizane et de Tlemcen. En mai 1904, le centre de Telagh a été détaché de la commune mixte et érigé en commune de plein exercice. Par décret du 20 mai 1957, l'arrondissement de Telagh (16 communes) est créé dans le département d'Oran. Selon les archives, le décret de création du département de Saïda (17 mars 1958) a distrait pendant un certain temps l'arrondissement de Telagh du département d'Oran, avant de le lui rendre par décret du 7 novembre 1959. Erigée en daïra après l'indépendance, Telagh fait partie du département d'Oran jusqu'en 1974. A la faveur du découpage administratif de juillet 1974, Telagh a été rattaché à la wilaya de Sidi Bel Abbès.