Un visage blême et livide, avec une barbe grisonnante cachant mal l'effet des longues séances de chimiothérapie. Des yeux à l'instar de deux vieilles étoiles errant dans le cosmos, et qui arrivent, cependant, à clignoter de temps à autre. C'est là la dernière image que le monde des lettres et de la politique garde du professeur Edward Saïd (1935-2003), grâce à un long entretien vidéo réalisé, peu avant sa disparition, par un de ses étudiants de l'université de Columbia. Les périodes de rémission durant lesquelles il pouvait encore penser, écrire et donner ses cours, avaient déjà pris fin. Au fait, peut-on localiser la passion sur un visage ? Eh bien oui, même si le romancier Louis-Ferdinand Céline soutenait tout le contraire. Et cette passion, en ce qui concerne Edward Saïd, n'était autre que sa chère Palestine de laquelle il fut déraciné en 1948 pour aller trouver une île de fortune dans le monde occidental, mais, avec la ferme volonté de revenir, un jour, chez lui, ne serait-ce que dans un cercueil. Edward Saïd n'eut pas même le temps de prendre une poignée de terre de sa patrie, comme ce fut le cas de Chopin le Polonais. Et même si le romancier Joseph Conrad (1857-1924) qui a été, en quelque sorte, son inspirateur, ne lui avait rien appris sur la nostalgie qui s'empare de quiconque se trouve éloigné de sa terre natale, puisqu'il n'avait reçu de son enseignement indirect que des choses d'ordre littéraire, Edward Saïd tenait la Palestine dans le registre de toute sa sensibilité. C'est pourquoi, il tînt, dans son autobiographie, Out of place, à faire partager ses coups de cœur, proprement palestiniens, avec ses propres concitoyens, déracinés comme lui, ainsi qu'avec ceux qui, dans le monde occidental gardent un certain sens de la responsabilité humaine. Donc, un peu à l'opposé de Marcel Proust qui écrivait : « On ne peut imaginer que ce qui est absent », Edward Saïd, dans son fameux texte autobiographique, a relevé le défi de se faire présent dans l'absence. Bien qu'éloignée de lui géographiquement, sa terre natale, la Palestine, le suivait pas à pas dans ses écrits littéraires comme dans ses prises de position politiques. C'est qu'assurément, il avait des ancêtres et des descendants dans la nostalgie de sa chère Palestine, comme si cette nostalgie elle-même était devenue une famille et un pays. D'une voix sûre, cet immense intellectuel rappela, indirectement, l'image de son concitoyen, le romancier Ghassan Kanafani (1936-1972), qui affirmait, en exergue de son superbe roman Des hommes dans le soleil, que « le Palestinien est, en fait, un paysan à l'affût des battements de son lopin de terre mille fois échappé aux ravages de la nature et de l'homme prédateur. » C'est pourquoi, la nostalgie d'Edward Saïd s'est métamorphosée en des lieux de combat où, la plupart du temps, il obtînt gain de cause face à ses ennemis sionistes et à ceux qui les soutiennent en Amérique. Aucun signe d'amertume dans sa voix, sinon celui que trahissait son regret de ne pouvoir mettre sur papier les innombrables idées qui naissaient en lui au fil des jours. « Je suis incapable, disait-il, de prendre la plume, tant mon corps ne me supporte plus ! » Il n'était plus question pour lui d'écouter aussi de la musique ou encore de jouer au piano comme il l'avait toujours fait. Ce qu'il y a de « drôle » aujourd'hui, c'est qu'avec un intellectuel de ce calibre, dont l'envergure et l'aura rayonnent sur le monde entier, la Palestine se cherche encore !