Après un sommet Chine-monde arabe, un sommet Chine-Afrique se déroule en ce moment à Beijing, les Chinois bien présents déjà sur le continent africain entendent renforcer ainsi leur position. Quelle est, selon vous, l'explication à donner aux bouleversements géopolitiques et aux rapports économiques dans cette partie du monde ? Les sommets que vous évoquez sont dans le prolongement de la mise en œuvre d'une vision et d'une stratégie de développement à l'international, initiée sous l'ère de Hu Jintao et poursuivie avec hardiesse par Xi Jinping. Depuis son intégration à l'Organisation mondiale du commerce, la Chine a compris que son positionnement en tant que vecteur de l'économie mondiale allait heurter le leadership des pays occidentaux qui ne voyaient en elle qu'une «supply chain», c'est-à-dire une chaîne logistique à bas prix. Elle a commencé d'abord par organiser, avec la Russie, à laquelle se sont joints plus tard l'Inde et le Pakistan, son aire géopolitique avec la création de l'Organisation de coopération de Shanghai en 2001, considérée par certains comme une rivale de l'OTAN. Ensuite, ce furent le tour de la Banque asiatique d'investissements pour les infrastructures en 2014, et la nouvelle banque de développement des pays du Brics en 2015, les deux banques deviennent une alternative sérieuse à l'emprise de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international, dont les politiques semblent plus favoriser les intérêts de leurs principaux actionnaires, les Etats-Unis et la France en particulier, au détriment des pays en difficultés. L'Afrique est seulement l'un des axes de l'influence économique des entreprises chinoises. Elle traduit la méthode chinoise de développement et d'influence qui s'articule autour de partenariats bilatéraux, de construction d'écosystèmes régionaux agrégés autour d'objectifs identiques et précis, plus faciles à maîtriser qu'un ensemble global de pays aux objectifs disparates. Mais ce qui est nouveau aujourd'hui dans la géoéconomie mondiale, et qui devient, selon le côté où l'on se place, une source d'incertitudes ou d'opportunités, c'est l'absence de leadership économique occidental depuis l'avènement de l'administration Trump. En effet, les divers fronts ouverts par le président américain : guerre tarifaire avec ses alliés traditionnels (Europe, Japon, Canada), échec des négociations avec la Chine sur les déséquilibres de la balance commerciale sino-américaine, protectionnisme, contestations récurrentes des fondements même du libre-échange tels que préconisés par l'OMC, tout ceci a implicitement ôté aux Etats-Unis la légitimité de leader de la mondialisation et de la libre concurrence qu'ils étaient. La nature (géoéconomique) ayant elle aussi horreur du vide, la Chine est en train de saisir cette opportunité pour imposer sa doctrine et ses valeurs dans le concert des échanges économiques et financiers internationaux. Face à la réprobation internationale envers l'Administration Trump, la Chine aura sûrement moins de difficultés à fédérer autour de sa philosophie de partenariats économiques, voire culturels dans une prochaine étape. Le président chinois dans son discours a réitéré les fondements de la politique de son pays,les «cinq non» : «Ne pas s'ingérer dans la recherche par les pays africains d'une voie de développement adaptée à leurs conditions nationales, ne pas s'immiscer dans les affaires intérieures africaines.» Personne ne pourra saboter la grande unité des peuples chinois et africains, a-t-il averti. Ne pensez-vous pas que la région est en train de devenir le théâtre d'une terrible guerre économique entre les puissances mondiales ? La Chine comprend très bien le souci d'indépendance des pays africains, même si ceux-ci sont asservis par des gouvernements corrompus, plus enclins à honorer les intérêts des pays occidentaux que ceux de leurs propres citoyens. Il n'est pas d'exemple patent dans son brillant passé multimillénaire où la Chine a colonisé d'autres pays pour les spolier de leurs sols et sous-sols, ou tout simplement en faire des colonies de peuplement. Pourtant, la civilisation chinoise possédait un niveau technologique qui lui aurait permis d'avoir de formidables «forces de projection» pour reprendre une terminologie moderne. La doctrine politique et économique chinoise dont sont extraits ces «cinq non» tire ses racines aussi bien de son histoire millénaire que d'une philosophie inspirée de la pensée confucéenne, un «smart power» avant l'heure. Face à toutes sortes d'adversités rencontrées par chacun des pays africains, la Chine a organisé son aide, créé des écosystèmes régionaux et continentaux, à l'instar du Forum sur la coopération sino-africaine (le FCSA), inauguré en l'an 2000, qui regroupe 53 pays (dont l'Algérie). Elle y a apporté des solutions tangibles, efficaces, et son aide s'est traduite dans chacun des pays en investissements directs dans des projets concrets et un transfert de connaissance et de technologie, jamais expérimentés auparavant. Des pays comme les Etats-Unis et la France y ont vu leurs sphères d'influence de plus en plus réduites par la matérialité d'une aide qui ne s'embarrasse pas de discours politiques et moralisateurs lénifiants. Il n'y aura, de mon point de vue, aucune guerre économique en Afrique entre la Chine et les autres pays. D'une part, parce que les USA, sous l'Administration Trump, sont plus axés sur l'économie productive que financière et verront l'occasion de nouer des relations équilibrées avec les pays africains, et d'autre part parce que les autres pays dont la présence sur le continent est ancienne, comme la France et le Portugal, sont en déclin et n'ont plus, face à la Chine, les leviers qui leur permettraient de mener une stratégie d'influence efficace qui consoliderait leurs avantages envers et contre la réalité de la situation des pays africains. Quels bénéfices en tireront l'Afrique et essentiellement l'Algérie ? Tout partenariat bien négocié comporte des bénéfices et des marges de progrès pour l'avenir, car nul ne peut prétendre tout obtenir en un claquement de doigts. Beaucoup de pays africains ont réussi à capitaliser sur la présence de la Chine dans l'essor de leurs infrastructures, l'emploi et le transfert de connaissances. Il suffit pour cela que les décideurs aient une vision et une stratégie claires, des objectifs réalistes. Une étude du cabinet américain McKinsey montre qu'il y aurait 10 000 entreprises chinoises opérant sur le continent dans un grand nombre de secteurs de l'économie : infrastructures, manufactures, ressources naturelles, bâtiment, services, agriculture, télécoms… Les trois premiers représentant l'essentiel des revenus des entreprises chinoises qui avoisinent aujourd'hui 180 milliards de dollars. Elles emploient près de 89% de locaux, soit 3 millions d'Africains. Les investissements directs sont lourds et se chiffrent à plusieurs milliards de dollars, comme la première ligne électrifiée en Afrique, entre Addis-Abeba et Djibouti, qui a coûté 4 milliards de dollars. L'Algérie, quant à elle, qui a bénéficié de 7,4 milliards de dollars en investissements directs en 2016, devrait faire preuve de plus de créativité pour bénéficier sur le long terme de ce partenariat avec la Chine. Elle devrait en particulier avoir l'audace d'une stratégie qui conditionne l'ouverture de nos transactions commerciales à un véritable transfert technologique dans les domaines les plus sophistiqués, dont les télécoms, et qui ne présentent pas de concurrence directe avec la Chine.