L'amazighité est une composante essentielle de notre identité nationale, inscrite dans les textes fondamentaux. Lorsqu'une certaine opposition au mouvement amazigh a attaqué l'amazighité en la décrivant de sous-culture, il s'en est suivi un débat médiatique houleux où l'on a entendu se dresser des voix de toutes les régions d'Algérie. Ce sont d'honnêtes citoyens algériens de toutes les nuances linguistiques et de tous les coins du pays qui, offusqués, ont réagi en se prononçant pour l'amazighité, la défendent et par là même se l'approprient en tant que langue et identité. En effet, sur les médias sociaux, la plateforme YouTube ou les plateaux de télévision, un gigantesque débat a eu cours pendant plusieurs semaines. Un débat non conventionnel et cacophonique, un peu brutal, mais néanmoins vrai et profond sur la place de l'amazighité et son émancipation dans une identité nationale en reconstruction ; sur ses rapports avec l'arabité et l'islamité, et aussi sur les rêves et les espoirs de certains et les inquiétudes, les appréhensions et préjugés des autres. En prélude à ce débat, un événement inédit s'est produit : Yennayer a été décrété officiellement fête nationale chômée et payée. Cette journée a été célébrée calmement et unanimement pour la première fois de l'histoire sur tout le territoire comme fête nationale. Pour rappel, Yennayer, selon le calendrier berbère, est le jour de l'An. Cette fête est soulignée chaque année depuis une date inconnue par un nombre très important de familles algériennes, mais dans un cadre strictement privé, sauf en Kabylie où Yennayer est collectivement marqué comme un jour de mémoire et de la fierté amazighes. Par cette initiative, les autorités algériennes ont en quelque sorte décidé de nationaliser Yennayer et de l'officialiser en endossant, il faut bien en convenir, le sens politico-identitaire tel qu'il est vécu et revendiqué en Kabylie. En parallèle à Yennayer, les autorités ont également pris une série de mesures en faveur de l'émancipation de la langue amazighe et la généralisation de son enseignement après sa constitutionnalisation comme langue nationale et officielle en 2015. Ainsi, depuis la Constitution de 1996 et par touches graduelles, on a fini par revamper l'image de notre identité collective qui est devenue aujourd'hui bien plus réaliste et représentative de nos caractéristiques identitaires, culturelles et linguistiques. Ces éléments désormais enchâssés dans les textes fondamentaux du pays et donc définitifs et pérennes offrent des possibilités de lectures interprétatives nouvelles. Par exemple, on serait tenté de penser que l'amazighité est le socle fondateur du pays dans ses dimensions identitaire, civilisationnelle, linguistique et culturelle. L'arabité et l'islamité s'en trouveraient, subtilement et non dans les textes, un peu dans l'ombre, mais orbiteraient autour de ce socle qu'ils complètent et nuancent et d'où ils tiennent leur raison d'être. Cette nouvelle place centrale que devrait donc occuper l'amazighité dans le triptyque identitaire algérien se justifierait par son ancienneté, sa permanence et l'irréductibilité de son fait dans l'espace civilisationnel méditerranéen depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours et cela malgré toutes les entreprises qui visaient sa destruction par des puissances impérialistes tout au long de l'histoire. Ces caractéristiques invariables font qu'elle représente l'essence même de l'être national algérien. Islam et religiosité L'islam est la religion de la majorité des Algériens sans être pour autant ni absolue ni exclusive. Il est une des composantes de l'identité algérienne, mais discutable quant à sa fondamentalité car la foi religieuse est un «terrain» de subjectivité d'où s'élève la relation verticale et personnelle entre le Créateur et l'individu. Toutefois, cette religiosité est moins appropriée — dans son acception sacrée — pour la refonte d'une identité nationale du XXIe siècle. En outre, l'objectivité et l'acceptabilité volontaire du postulat «l'islamité composante essentielle de l'identité algérienne» se trouvent compromises à cause de l'influence de plus en plus grandissante des courants islamistes et des élites dans le sillage du pouvoir, extrêmement réfractaires à tout débat concernant l'islamité de l'Algérie qu'ils considèrent comme une vérité première, sacrée et non discutable. Ces groupes fanatisés ont pu créer un climat de peur permanent et non propice à l'exercice de la liberté de conscience et des libertés religieuses. Quant à l'Etat, au lieu de jouer son rôle de garant des droits constitutionnels et de protecteur de tous les citoyens conformément à la loi fondamentale du pays, il préfère exercer une certaine violence en interdisant, par exemple, les conversions religieuses et la diversité doctrinale à l'intérieur même de l'islam et réprimer toute forme de critique de l'islam ainsi que les groupes et les individus soi-disant contrevenants au zèle religieux comme les déjeuneurs publics. Pourtant, l'islam historique du Maghreb est loin d'être aussi figé, rigide, exclusif et inquisiteur. Il est soufi, confrérique et surtout tolérant. C'est l'islam de l'attitude médiane. Il est sans conteste un des composants de l'identité nationale en sa qualité de référent culturel et en tant que corps de valeurs élaborées et forgées par et dans l'histoire de la civilisation amazighe et non pas pour des motifs relevant du sacré ou en dehors de la raison humaine. Son évolution dans le contexte nord-africain lui imprime son cachet particulier, c'est-à-dire un islam bien de chez nous qui se distingue nettement de l'islam salafiste, politique, supranational et conquérant. Arabité ou culture berbère d'expression arabe ? Le premier président de l'Algérie indépendante, Ahmed Ben Bella, s'est exclamé dans un discours en 1962 : «Nous sommes arabes, des Arabes, 10 millions d'Arabes [..]». Au- delà du fait qu'une telle «vérité» n'est ni admise ni allant de soi, le débat autour de nos origines, de nos appartenances et de la place de la langue arabe classique dans notre société nous fait perdre calme et sérénité à tel point qu'on ne peut aborder ces sujets sans évoquer toutes sortes de machinations allant du séparatisme et d'atteinte à l'unité du pays jusqu'à la terrible et très fameuse «main étrangère». Pourtant, la confusion, le vague et l'intimidation savamment entretenus ne peuvent durer indéfiniment et un débat franc et fondé sur une argumentation rationnelle et scientifique s'impose. Notre supposée appartenance «évidente» à l'arabité et au mythe du monde arabe et «notre» culture arabe sont des apriorismes idéologiques qu'aucune étude historique sérieuse ne vient appuyer. Certes, la langue arabe et les contenus véhiculés par l'islam ont effectivement provoqué une rupture épistémologique entre ce qui était le monde culturel gréco-romain et sa profonde influence sur l'Afrique du Nord et ce qu'est devenu le Maghreb, mais n'ont pas pour autant transformé les peuples berbères d'Afrique du Nord en peuples arabes du Maghreb. Pour contrer l'opinion ancrée et aliénante qui ne voit notre histoire et notre identité qu'à travers la lorgnette étroite de l'arabo-islamisme, un changement d'approche de lecture de nos siècles passés est possible et nécessaire. D'un autre côté, on ne peut rejeter un patrimoine riche et magnifique, héritage de notre longue histoire allant du Xe au XVe siècles, empires et royaumes berbères inclus, sous prétexte que ce legs est écrit et produit en langue arabe quand l'élément berbère a été dans l'essentiel des faits, édifications et réalisations de ces entités en plus de sa grande contribution intellectuelle, artistique et scientifique écrite en langue arabe par des Amazighs. Les œuvres d'Ibn Khaldoun, Ibn Battûta, Ibn Rochd et bien d'autres sont autant d'exemples de cette immense contribution au savoir universel. Cependant, le fait que l'arabe a été la langue du savoir et de l'administration pendant des siècles de notre histoire ne justifie pas pour autant son statut continuel de langue hégémonique. L'apport du latin ou du français à d'autres moments ne l'était pas moins. Que dire de l'apport de tamazight (particulièrement dans l'oralité) dont la permanence sociale et culturelle au Maghreb est quasiment un continuum ? Plus d'ouverture sur l'altérité Tout compte fait, cette identité en processus de reconstruction a connu d'indéniables progrès. Néanmoins, la rigidité et le repli sur soi et sur les valeurs du passé imprègnent encore l'édifice identitaire et ont pris le pas sur l'ouverture nécessaire à l'altérité, à la dimension méditerranéenne, à la dimension africaine et à l'international dans un monde de plus en plus interdépendant et turbulent. Une attitude hostile vis-à-vis de l'Etranger s'est sournoisement installée dans la société comme dans le discours de certains officiels. Entre mépris, méfiance et peur de l'autre, l'Etranger ne semble plus mériter «notre accueil et notre générosité légendaires». De plus, l'absence d'une affirmation forte vis-à-vis de la modernité comme faisant partie de notre identité collective laisserait les éléments de cette même identité sans se nouer organiquement et sans projection dans le devenir. Cette modernité devrait être la philosophie qui guide toutes les politiques du pays. Son reflet dans les domaines de l'éducation et des droits de l'homme, particulièrement l'égalité effective entre les hommes et les femmes, devrait être sans équivoque. Mémoire et vigilance Pourtant, cette «affaire» de l'amazighité a connu des jours tragiques et a vu tomber sous les balles du régime des dizaines de morts et des centaines de blessés dans les rangs de ses militants. Un régime qui fut, il n'y a pas si longtemps, intransigeant, refusant même le principe de discuter de tamazight parce qu'il l'assimilait à la quasi-détention des armes de destruction massive par une région du pays. Répressions, violences, emprisonnements des leaders, campagnes mensongères et salissantes contre la Kabylie et toutes sortes d'arbitraires étaient le lot des militants de tamazight durant les quarante dernières années. Tout d'un coup, ce qui était hier subversif est devenu aujourd'hui «constante nationale», ce qui justifie la méfiance de tout ce qui vient du pouvoir. Ainsi, l'annonce des mesures de décembre 2017 par les autorités a été reçue par les observateurs et les acteurs de la scène amazighe dans l'indifférence et le scepticisme. Les attentions et les regards ont été plutôt focalisés sur les aspects manœuvres/avantages qu'en tirerait le pouvoir alors que l'emphase aurait dû être portée sur les sources en amont d'où jaillissent les énergies du mouvement qui ont imposé ces mesures. Cela aurait été un moment opportun pour rendre hommage aux «hommes de la rue», aux «manifestants» et aux militants de la cause amazighe. Les personnalités connues pour leur leadership auraient dû se retrouver et surmonter leurs différences afin d'évaluer le chemin parcouru et esquisser les sillons de l'avenir pour les jeunes à qui échoient les luttes présentes et celles de demain. Espace public alternatif La reconnaissance de l'identité amazighe de l'Algérie, l'établissement d'un statut national, officiel et constitutionnel pour la langue amazighe et la déclaration de Yennayer comme fête nationale n'ont pas été octroyés par le pouvoir actuel par générosité. C'est la satisfaction presque intégrale de la huitième revendication citoyenne de la plateforme d'El Kseur (2001) qui stipule «la satisfaction de la revendication amazighe dans toutes ses dimensions (identitaire, civilisationnelle, linguistique et culturelle) sans référendum et sans conditions et la consécration de tamazight en tant que langue nationale et officielle». Ce sont là d'authentiques victoires que l'histoire doit au présent. Des victoires arrachées par des luttes acharnées et obstinées du mouvement populaire, social et pacifique dont la Kabylie est incontestablement le magma bouillonnant. Les mémorables événements d'avril 1980, la grève du cartable (1994-1995), le Printemps noir (2001), la marche historique du 14 juin 2001, les événements du M'zab, le mouvement d'autodéfense contre le terrorisme intégriste, etc., sans oublier toute la production ininterrompue de culture publique sont autant de moments de lutte, de mobilisation et d'occupation de la place publique qui donnent chair et âme à ce mouvement. L'objectif recherché demeurant toujours le même : la contestation de la situation existante et la réhabilitation des droits identitaires, culturels, linguistiques et politiques du peuple usurpé de son indépendance par un pouvoir autoritaire et incapable. Parmi une foule de slogans qui ont été brandis au cœur des événements des Arouchs (2001), certains étaient particulièrement marquants par la froideur du constat qu'ils posent sur la réalité, l'effet émotif qu'ils suscitent parmi les gens du mouvement et leur impact sur les imaginations du public : «Vous ne pouvez pas nous tuer, nous sommes déjà morts» ; «Ulach smah ulach», «Gendarmes hors de nos villages». Pourtant, derrière ces slogans, à la fois ras-le- bol et mobilisateurs, se dévoilent les désirs profonds et la volonté des personnes du mouvement amazigh de se libérer de toutes les tutelles, de devenir autonomes en pensant par eux-mêmes et d'agir collectivement conformément à leurs décisions adoptées après débats et délibérations. Autrement dit, il s'agit d'une volonté d'agir ensemble pour s'émanciper individuellement de la condition de sujet et d'obligé du pouvoir au statut de citoyen libre et maître de son destin. L'occupation pacifique de la place publique et de la rue est l'une des caractéristiques importantes de l'action du mouvement amazigh depuis les événements du 20 avril 1980 jusqu'à nos jours. Les acteurs du mouvement se sont appropriés symboliquement ces lieux jusqu'à leur changer de noms pour les transformer en sorte d'agora des temps modernes où ils y ont réhabilité la parole libre, le débat public et la pratique démocratique dans un temps où l'unique fait de parler de tamazight relève d'un grand courage. Ainsi, en ces «Agir et vivre ensemble», le mouvement a été en mesure de créer un nouvel espace public (au sens sociologique et politique) jusque-là inconnu dans le contexte algérien. C'est dans cet espace public, qui par ailleurs est une condition de la démocratie et du combat pacifique et civilisé pour la démocratie et la liberté, qu'ont pu se révéler le vrai sens et les finalités de la lutte du mouvement amazigh. De même qu'ont émergé des normes et valeurs communes nouvelles et aussi des espoirs en de possibles vivre-ensembles hors de la fatalité. Un espace de «publicité», de débat public et de dialogue dans un contexte de lutte pacifique s'est imposé avec le temps comme étant l'espace public réel et alternatif opposé à l'autre espace public factice du système avec ces médias publics et privés, les formations politiques de sa création ou celles domestiquées et ces réseaux d'associations de soutiens implantées sur l'ensemble du territoire. Aussi, malgré les contraintes insurmontables, cet espace public, bien évidemment non institutionnalisé, a pu peser indirectement sur les décisions du pouvoir en le contraignant à reculer parfois, à rectifier le tir d'autres fois, ou encore à concéder des revendications importantes dont les dernières mesures concernant Yennayer, la langue ou l'identité amazighe sont des exemples probants. Les grandes idées du mouvement amazigh Le mouvement amazigh a certainement marqué de son empreinte l'histoire des 40 dernières années de l'Algérie. Il a apporté quelques grandes idées qui font partie, aujourd'hui, de notre vécu quotidien. Le grand mérite revient à ce mouvement pour avoir su, avant tout le monde, articuler dans une approche culturelle et identitaire la problématique de la démocratie en Algérie et l'impératif de la construction d'un Etat de droit. Egalement, il a réussi la reconnexion de notre histoire moderne avec notre histoire ancienne à travers la réhabilitation ou plutôt la libération de notre antiquité berbère longtemps otage du concept islamiste de la Jahiliya. L'histoire lui reconnaîtra l'immense œuvre de la renaissance de la langue amazighe. Au chapitre des défis, le mouvement amazigh continue à concrétiser l'idée en marche de la libération de l'individu et la réappropriation de sa personne en s'affranchissant de la prison mentale d'appartenance à la tribu, à la religion ou à la communauté pour devenir un citoyen n'ayant pas de crainte de l'immense responsabilité d'être libre. La longue présence du mouvement amazigh sur les terrains des luttes sociales, des droits et libertés et de la défense de la dignité de la personne humaine — contre tamhuqranit — atteste de sa grande expérience des luttes et du haut niveau de conscience et d'engagement de ses militants. Ceci le place logiquement parmi les nouveaux mouvements sociaux modernes dans le monde, en même temps qu'il préfigure les mouvements sociaux les plus récents tels que Occupy Wall Street, Les Indignés, le mouvement Karama en Egypte, la révolution du Jasmin en Tunisie ou celui de la place Taksim. Sa longue durée de plus de 40 ans est due en grande partie à son action souterraine (chanson, littérature, travaux sur la langue amazighe, théâtre, etc.), quasi permanente qui lui confère ce don de renaître de ses cendres quand il semble complètement écrasé. Pacifique (tout côté violent et casseur est l'œuvre des manipulations du pouvoir en vue de le discréditer). D'essence clairement civile, démocratique et nationale, comme peut nettement en témoigner le socle de la plateforme d'El Kseur, ce mouvement populaire et social, ses actifs mobilisables et l'esprit qui l'anime sont les vrais grands acquis de l'Algérie qu'il faut méditer, reconnaître et consolider car il est le seul mouvement crédible et racé qui permettrait de nous mener vers une destinée historique nouvelle. Si la Kabylie en est le cœur, son esprit, le sens des luttes qu'il fait naître, les normes et valeurs qu'il génère pénètrent avec le temps, comme par capillarité, les strates de toute la société algérienne. Tamazight : vision du monde L'impératif historique de réaliser un Etat de droit, démocratique et social ne peut être l'œuvre du régime et les mesures qu'il a concédées ne représentent en aucun cas un consensus dans l'accomplissement de ce projet. En pleine dégénérescence, il est lui-même l'objet du dépassement et non le sujet qui œuvre à ce dépassement. En effet, il est insensé d'accorder aux Algériens des droits culturels et identitaires tout en leur refusant le droit tout court et en vidant les textes se référant aux droits et libertés de leur effectivité. Les stratèges du régime pensent qu'en légalisant tamazight, ils pourront contrôler, canaliser et finir par aspirer les énergies qui animent son mouvement. Mais le piège tendu risque de se refermer sur le pouvoir lui-même. Jusque-là, il a souvent justifié les répressions successives en Kabylie en arguant l'illégalité de tamazight. Comment procédera-t-il advenant un regain d'embrasement de la région toujours au nom de tamazight ? En effet, tamazight ne s'arrêtera pas avec la satisfaction de la revendication identitaire, linguistique ou culturelle uniquement. Tamazight a une finalité ultime. Elle porte en elle une vision du monde qui appelle à un changement de paradigme. Elle est en elle-même le projet d'une société démocratique moderne et laïque qui répond à l'impératif de changement qu'exige l'étape historique du pays.
Par Mahmoud Mezhoud Ancien professeur de philosophie