L'interdiction du film documentaire Fragments de rêves de Bahia Bencheikh El Fegoun, à la clôture des 16es Rencontres cinématographiques de Béjaïa, le 6 septembre, a provoqué une polémique qui a enflé, menaçant de faire oublier l'acte de la censure. Tout est parti avec la divulgation de l'identité des six membres de la commission de visionnage du ministère de la Culture, dont font partie deux journalistes, Nabil Hadji et Salim Aggar. La commission de visionnage est vite assimilée à une structure de censure qui n'est pas sans rappeler les années de l'imprimatur. Mais pour le ministre de la Culture, l'interdiction n'est pas une censure. Elle est «purement professionnelle», a-t-il déclaré, samedi, en marge d'une cérémonie, organisée au palais de la culture à Alger, en hommage à Mahmoud Derwiche. Selon le ministre, «la commission a pris cette décision en toute conscience et responsabilité et nous devons respecter les lois. Il ne s'agit pas là d'une censure, d'autant que chaque pays dispose d'une commission de visionnage», rapporte une dépêche de l'APS. En affirmant soutenir «la libre créativité», le ministre ajoute que «certaines questions exigent qu'on les traite en toute conscience». Il a appelé les organisateurs des RCB «à poursuivre leur action, sans oublier qu'il y a des lois que nous devons respecter». Ces «questions» qui dérangent, la commission de visionnage les a clarifiées dans un communiqué qu'elle a rendu public, hier, pour justifier sa décision. Elle estime que le contenu du film «fait la promotion de certains activistes sur internet condamnés par la justice» et qu'il est «contraire au décret exécutif 13-277 du 29 juillet 2013, fixant la composition, les missions et le fonctionnement de la Commission de visionnage des films», rapporte l'agence officielle. L'argument mis en avant est surtout pris de l'article 6 de ce décret et qui stipule que «les films cinématographiques qui portent atteinte aux religions, à la Guerre de Libération nationale, ses symboles et son histoire, qui glorifient le colonialisme, qui incitent à la haine, à la violence et au racisme et qui portent atteinte à l'ordre public ou à l'unité nationale et aux bonnes mœurs». Cette commission est, pour rappel, présidée par Mourad Chouihi, 50 ans, directeur du Centre national de la cinématographie et de l'audiovisuel (CNCA), organisme sous tutelle du ministère de la Culture, et ex-sous-directeur du même ministère. La composante de la commission est complétée par le réalisateur Lamine Merbah, 72 ans, producteur de ses propres films depuis 2005, Lyes Semiane, ex-directeur de la Cinémathèque algérienne et ex-président de la «commission de contrôle» du ministère, Salim Aggar, journaliste francophone, réalisateur et initiateur des Journées cinématographiques d'Alger, Nabil Hadji, journaliste arabophone, et Najet Taïbouni, responsable cinéma à l'ONCI, office également sous la tutelle du département ministériel de Azeddine Mihoubi. Face au tollé général qui condamne la censure, ces membres font profil bas. Haro sur l'opposition politique Sur son compte Facebook, Najat Taïbouni renvoie au Journal officiel et à «la loi sur le cinéma» ceux qui lui demandent à voir les lois auxquelles se réfère la commission. Au réalisateur Bachir Derrais qui a mis en ligne la liste des membres de la commission de visionnage, elle répond : « J'espère que tu sais bien que nous sommes uniquement une commission de visionnage et non de censure.» Nabil Hadji est aussi interpellé par des internautes, sans réaction. La réaction a été par contre prompte et véhémente de la part du journaliste Aggar à travers son site d'information (DIA). Un article signé par un certain Amir Hani, que d'aucuns soupçonnent être un pseudonyme du journaliste, justifie la censure par le fait que si le documentaire Fragments de rêves a été interdit de projection, c'est parce qu'il «comportait des vidéos postées sur YouTube d'animateurs de mouvements de contestation en Algérie : Tahar Belabbès, leader du mouvement des chômeurs du Sud, Tarek Mameri, le blogueur qui a brûlé sa carte d'électeur et qui a été condamné par la justice, et des médecins grévistes à Alger ; bref, un film dont le contenu est très controversé et incite à débat sur l'avenir politique du pays». Cette justification a le mérite de la clarté et confirme tout le bien que l'on pense de la politique des pouvoirs publics et de leur engagement résolu à bâillonner les voix libres. L'article précise que la commission «a voté à l'unanimité contre la diffusion de ce film qui incite à l'opposition politique née du mouvement des révolutions arabes de 2011 en Tunisie et en Egypte». Parmi les missions non déclarées de la commission figure donc la surveillance de l'opposition politique comme le lait sur le feu. Leurs fonctions actuelles ou anciennes et le mode de leur désignation par décret ministériel ôtent aux membres de cette commission leur indépendance. Des observateurs relèvent que l'article en question opère une diversion à ce propos en accusant les RCB de ne pas être indépendantes par le fait qu'elle sont «totalement financées par l'Institut français d'Algérie (IFA)». Une affirmation qui a mêlé l'IFA à la polémique. Ses responsables ont déclaré que «le service de coopération et d'action culturelle de l'ambassade de France ne contribue que très partiellement au financement de cette manifestation puisque sa contribution représente un sixième du budget total». L'IFA ajoute que sa contribution financière «se réalise exclusivement en dinars algériens et ne comprend pas de billets d'avion». Dans un communiqué, les organisateurs des RCB jouent la transparence et affirment que le financement est assuré à 80% sur fonds publics (APC, APW, ONDA et EPB) et que l'IFA n'y contribue qu'à hauteur de 1,3 million de dinars. Parmi les manifestations culturelles que l'Institut finance en Algérie nous retrouvons aussi les Journées cinématographiques d'Alger.