A la une du Monde du 14 septembre 2018, deux visages. Celui d'un très jeune homme, le regard brûlant d'un Garcia-Lorca, qui semble nous envoyer à travers le temps une prière, présage de la souffrance à venir. Et celui raviné d'un vieil adolescent, rattrapé par la même souffrance, et qui chantait : «Voilà, voilà, je croyais que c'était fini, mais non, mais non… ça recommence.» Maurice Audin et Rachid Taha, par la force des choses, sont devenus ce jour-là les icônes jumelles de notre histoire. La déclaration du président de la République française, avec tout le talent de sa «mise en cohérence» ne les séparera pas. Car il y a de ça, une séparation. Mais d'abord, ce qui est émouvant et admirable c'est l'amour d'une femme, Josette Audin, sa dignité face à la tragédie, son combat tenace, la poursuite d'une vérité plus forte que la vérité des hommes. Et puis, sa parole juste et retenue, loin de tout triomphalisme, la force d'une Antigone qui gagne le droit au deuil. Soixante-deux ans après, elle peut enfin faire cette prière aux morts que chaque vivant porte en lui pour ceux qu'il aime, et espérer vivre au-delà du malheur. Josette Audin donne de l'espoir aux Antigone qui continuent à se battre. Et encore. Cette déclaration est aussi le résultat du travail acharné des historiens – l'écriture inclusive ici plus qu'ailleurs est nécessaire. L'enquête, la recherche, le dévoilement, l'écriture, comme les gestes et la symbolique peu à peu nous aident à «sortir du noir» pour le dire avec Didi Huberman quand il écrit dans Le fils de Saül de Laszlo Nemes : «Il crée de toutes pièces, à contre-courant du monde et de sa cruauté, une situation dans laquelle un enfant existe, fût-il déjà mort. Pour que nous-mêmes sortions du noir, de cette atroce histoire, de ce trou noir de l'histoire». Mais il reste à dire peut-être l'essentiel. Tout d'abord il faut dire ici le travail des intellectuels algériens pour que soit reconnue l'Algérie anticoloniale dans sa globalité, Algérie plurielle, fraternelle, et au-delà, un monde respirable. Un travail qui s'adresse au silence des pouvoirs algériens, au déni de certains Algériens et à l'amnésie de la majorité, pour qui le nom de Maurice n'est qu'un repère de géographie urbaine : la Place Audin, au centre de la capitale. Maltais, Espagnols, Italiens, Juifs algériens, Français d'origine ou naturalisés «indigènes», ces hommes et ces femmes combattirent ensemble, moururent ensemble. Souffrirent ensemble l'innommable. Il y avait de la fraternité dans cette lutte pour l'indépendance. Et même si aujourd'hui le rêve de Jean Senac de «bâtir la cité radieuse des hommes» est mis à mal, il faut s'en souvenir, protéger nos mémoires de l'oubli et donner du corps à nos espoirs. Même si nous savons que le poète le fit au mépris de sa vie. Le 12 septembre 1973 il a été mis en terre devant son «véritable peuple» comme il aimait à le dire. Jean Pélégri, un autre enfant de l'Algérie, écrira, ému : «Et aujourd'hui/ Tu es/ Comme le frère qui ouvre le passage et qui attend.» Nous attendons encore les yeux fixés sur ce passage. Le passage fragile d'une lumière de lucioles qu'obscurcit la décision du président de la République française. On dit que le cas est symbolique et qu'il permettra de poser le problème de la torture pour l'ensemble des victimes. On sait qu'Emmanuel Macron est orfèvre en image symbolique, sa longue et lente traversée de l'Esplanade du Louvre en a immédiatement donné la mesure. Alors pourquoi ce geste tronqué, la multiplication de messages sur le côté privé, compassionnel et «de promiscuité» de ce geste qui dépouille l'Algérie de son histoire. Ce geste devient le contre-point de la question, non seulement des crimes de la torture en Algérie mais celle, récurrente et implacable, des crimes DU colonialisme français en Algérie. Pas une fois le mot colonialisme qui seul peut expliquer «la guerre d'Algérie», mainte fois citée, et le système dit «arrestation/détention», n'est mentionné. Le geste du représentant de la Nation française est un geste amputé de son ensemble ou, pour le dire autrement, de l'histoire. Un geste amputé qui ne peut sortir l'ensemble du noir, et nous sortir «du trou noir de l'histoire». Comment trouver cette dignité dont la recherche semble sous-tendre tout le texte de la déclaration sans embrasser l'ensemble. Jean Senac écrivait : «O Frères !/ J'ai vécu de votre dignité/ Vous nous avez rendu quelques mots habitables.»