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«Une jeunesse pléthorique non épanouie est potentiellement synonyme de turbulences» Dr Laurent Chalard . Expert des évolutions socio-démographiques et économiques des territoires
Docteur en géographie de l'université Paris IV Sorbonne, Laurent Chalard est auteur et coauteur de plusieurs publications, dont les travaux portent principalement sur plusieurs thématiques, comme la géographie urbaine et la géographie de la population. En consultant averti en aménagement du territoire et membre du think tank European Centre for International Affairs (ECIA), il dissèque dans cet entretien le phénomène démographique en Algérie et ses retombées sur le plan économique, socioéconomique et géopolitique notamment. En matière démographique, l'Algérie constituerait, à vos yeux, une «singularité internationale», car elle semble déroger au schéma de la transition démographique. Pouvez-vous étayer votre constat ? Cette singularité, où se situe-t-elle au juste ? Le paradigme actuel de la recherche démographique internationale repose sur le modèle de la transition démographique, censé être universel. Selon ce modèle, tous les pays du monde sont appelés à passer d'une situation héritée de hautes natalité et mortalité, qui s'équilibraient plus ou moins, à une situation de basses natalité et mortalité, s'équilibrant aussi, à l'arrivée, suivant deux phases qui se succèdent dans le temps. La première phase de la transition voit la mortalité , alors que la natalité reste relativement élevée, voire progresse, d'où un taux de croissance démographique très important. La seconde phase de la transition voit la natalité baisser, rejoignant progressivement le niveau de la mortalité, ce qui conduit à une forte réduction du taux d'augmentation de la population. Dans ce cadre, l'indice de fécondité, supérieur à 5 enfants par femme au départ, après une période de hausse au début de la transition démographique, consécutive à l'amélioration de l'état de santé des femmes, est ensuite censée diminuer plus ou moins régulièrement jusqu'à atteindre le seuil de remplacement des générations, autour de 2,1 enfants par femme, avant de se stabiliser. Or, l'Algérie déroge à la règle générale. En effet, si la première phase de la transition démographique s'est déroulée conformément au modèle, avec des progrès sanitaires importants contribuant à une forte réduction de la mortalité et conduisant à des natalité et fécondité élevées (jusqu'à 8 enfants par femme), par contre, pour la seconde phase de la transition, ce n'est pas le cas, puisque le taux de natalité, qui était tombé à 19 pour mille en 2000 correspondant à un niveau de fécondité se rapprochant du seuil de remplacement des générations, soit un indice de 2,4 enfants par femme, est reparti fortement à la hausse depuis, gagnant près de 7 points, à l'origine d'une accélération de la croissance de la population. Le taux de natalité atteint 26 pour mille habitants en 2016, correspondant à un niveau de fécondité de 3,1 enfants par femme. Cette évolution apparaît quasi inédite par son ampleur ces dernières décennies dans le reste du monde. L'Algérie donne l'impression d'une transition démographique inachevée. Depuis 1990, la population algérienne est passée de 25 millions d'habitants à 34,1 millions en 2007 et à 42,2 millions au 1er janvier 2018. D après l'expert international des évolutions socio-démographiques et économiques des territoires que vous êtes, quels peuvent être les effets immédiats de cette pression démographique sur le plan social et économique? Effectivement, toute croissance démographique soutenue est susceptible d'avoir des effets néfastes, comme en témoignent de nombreux pays d'Afrique subsaharienne, en particulier du Sahel, où la fécondité très élevée obère toute perspective de croissance économique. Sur le plan économique, la pression démographique peut avoir trois conséquences négatives. La première concerne le niveau du revenu par habitant. En effet, chaque point de croissance démographique annule un point de croissance économique. Ainsi, si la croissance économique annuelle est de 2 %, ce qui a été le cas de l'Algérie en 2017, mais que la population croît parallèlement au même rythme de 2 %, ce qui est aussi actuellement le cas de l'Algérie, le revenu moyen par habitant stagne, alors que si la population n'avait augmenté que de 1 %, le revenu par habitant aurait légèrement progressé de 1 %. La forte hausse de la démographie algérienne contraint donc le pays à un boom économique, difficilement réalisable dans un contexte de dépendance à la rente pétrolière, pour espérer une élévation sensible du niveau de vie de ses habitants. La deuxième conséquence négative de la forte pression démographique concerne l'approvisionnement alimentaire. Si l'Algérie a potentiellement un territoire lui permettant de nourrir une population plus nombreuse qu'à l'heure actuelle, pour cela, il faudrait une agriculture aux rendements européens, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui, où règne, malgré des progrès certains, une relative précarité alimentaire. L'autosuffisance alimentaire de l'Algérie est difficilement atteinte d'une année sur l'autre et reste très fragile. La poursuite d'une croissance soutenue de la population accroît donc les risques de l'instauration d'une dépendance alimentaire, qui plus est probablement vis-à-vis de l'ancien colonisateur, risquant de faire perdre à l'Algérie une part de son indépendance durement acquise. En effet, un Etat qui n'arrive pas à nourrir sa population perd de facto son indépendance. Cette menace n'est pas à prendre à la légère, comme en témoigne l'actuelle crise de l'inflation en Turquie, qui est, en partie, la conséquence de la perte d'indépendance alimentaire du pays, suite à une mauvaise gestion de son secteur agricole ces dernières années, mais aussi conséquence de l'arrivée massive de plusieurs millions de réfugiés syriens. La Turquie étant désormais obligée d'importer de la nourriture, cette évolution a entraîné une forte hausse des prix des produits alimentaires, à l'effet déstabilisateur sur les finances du pays. Une troisième conséquence négative sur le plan économique de la forte pression démographique concerne le taux de chômage. Si le contexte de faible croissance économique devait se maintenir dans le futur, le marché de l'emploi algérien serait dans l'incapacité d'intégrer dans sa totalité les générations de plus en plus nombreuses, qui naissent depuis le début des années 2000 (rappelons que le nombre de naissances a presque doublé entre 2000 et 2016). Le taux de chômage risque donc de progresser fortement, ce qui constitue une menace certaine pour la cohésion sociale nationale. En effet, sur le plan social, une jeunesse pléthorique est potentiellement synonyme de turbulences lorsque les conditions économiques du pays ne lui permettent pas de s'épanouir. Environ 25 ans après un pic de naissances, si le pays en question n'offre pas d'opportunités d'emploi à sa jeunesse, à l'origine d'un chômage de masse, et que le degré d'ouverture politique ne correspond pas aux aspirations dominantes de cette jeunesse, il existe un risque accentué de contestation politique, qui peut dans certains contextes spécifiques mener à des mouvements de type révolutionnaire, quelle que soit leur idéologie. Nous avons deux exemples récents en Afrique du Nord, avec les révolutions égyptienne et tunisienne de 2011, qui ont été menées par les générations les plus nombreuses nées au milieu des années 1980. Avec une économie dépendante de la rente pétrolière, l'Algérie se débat depuis l'été 2014 dans une crise financière sans précédent. Dans un contexte de natalité galopante et où les discours antinatalistes se multiplient, le recours aux politiques de régulation, d'espacement ou encore de limitation des naissances risque-t-il, selon vous, d'être envisagé ? Si l'on regarde l'évolution économique des pays de la planète, que l'on désignait «pays en développement» ou appartenant au Tiers-Monde dans les années 1960, il est notable que ceux qui ont affiché les meilleures performances économiques, leur permettant de sortir de la pauvreté et pour certains d'entre eux d'entrer dans le club fermé des pays riches, sont tous des Etats qui, suivant les recommandations des grands organismes internationaux, ont mené des politiques de limitation, plus ou moins importante, des naissances, conduisant à une réduction drastique de leur fécondité, aujourd'hui sensiblement sous le seuil de remplacement des générations. En effet, ces Etats, qui se situent principalement en Asie orientale, souvent déjà très densément peuplés, sont partis du principe que la pression démographique obérait grandement leur développement économique et qu'il fallait donc la réduire sensiblement. L'exemple type est la Chine, dont la politique de l'enfant unique est considérée, par la majorité des experts internationaux, comme étant un des principaux facteurs qui a facilité son décollage économique. Cependant, cette politique coercitive, niant les droits humains, n'est pas reproductible à l'identique ailleurs. La politique intelligente, celle du planning familial, est de faire comprendre à la population l'intérêt personnel qu'elle a de réduire sa descendance : des enfants mieux éduqués ayant plus de chances de réussir, un système scolaire plus efficace, plus à manger pour chacun, un niveau de vie meilleur… Cela passe par des campagnes de sensibilisation auprès des couples, mais aussi par la diffusion d'un modèle de la petite famille par les médias. Par exemple, au Brésil, la forte réduction de la fécondité a été partiellement attribuée à l'influence sur les classes moyennes et populaires des séries télévisées «telenovelas» mettant en scène comme modèle de réussite des familles ayant 2 enfants au maximum. L'Algérie est l'un des pays les plus jeunes en Afrique, voire au monde. Les moins de 25 et 30 ans pèsent respectivement 45% et 54 % de la population globale. Vous qui disiez dans un récent entretien accordé à un média français, «la jeunesse de la population peut être source d'innovations, en particulier sur le plan économique», pensez-vous que cette caractéristique démographique peut être bénéfique pour le pays ? Si c'est le cas, comment en tirer profit? Dans les pays les plus riches de la planète, le manque de jeunes est souvent considéré comme constituant un frein à l'innovation, car il contribue à la pérennisation du conservatisme économique. Les inventions, en particulier dans le domaine des hautes technologies, comme l'adoption de nouveaux modes d'organisation de la production plus efficaces que ceux préexistants, sont, en règle générale, l'apanage des jeunes, car avec l'âge les capacités d'innovation et de modification des comportements des individus se réduisent. Pour certains experts internationaux, depuis la fin des années 1990, le monde serait rentré dans une troisième révolution industrielle, reposant, entre autres, sur les domaines de l'informatique et des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), dont l'internet, où la moyenne d'âge de la main-d'œuvre est beaucoup moins élevée que dans le reste de l'économie (il suffit de se rendre dans la Silicon Valley en Californie pour le constater !). Plus globalement, les jeunes sont plus flexibles et plus réactifs au changement, ce qui constitue un atout indéniable dans une société en croissance. C'est le côté positif du caractère «révolutionnaire» de la jeunesse. Si ce dernier peut s'avérer problématique sur le plan politique, par contre, sur le plan économique dans un contexte de plein emploi et de liberté d'entreprendre, il peut avoir un impact positif. L'Algérie connaît depuis ces dernières années des arrivées massives de migrants, économiques et climatiques subsahariens et de réfugiés politiques syriens. Nombre d'entre eux y ont même fondé des familles. Outre la surpopulation qui pourrait s'exacerber davantage, la situation économique, déjà mal en point, en pâtirait-elle? Dans un pays tel que l'Algérie, qui subit de plein fouet la chute des cours du pétrole, il est évident que l'arrivée de nouvelles populations n'est pas forcément opportune, car elle vient accentuer une pression démographique déjà importante et accroît les risques de dépendance alimentaire. En effet, l'immigration a potentiellement un effet positif sur l'économie d'un pays lorsque ce dernier a des besoins de main-d'œuvre importants non satisfaits, ce qui fut le cas pendant les Trente Glorieuses (1945-1975) de la France et ce qui est le cas aujourd'hui de l'Allemagne. Or, l'Algérie ne se retrouve pas dans cette situation, puisqu'elle souffre, au contraire, d'un trop-plein de main-d'œuvre, qui alimente l'émigration vers l'Europe occidentale (principalement la France) depuis plusieurs décennies. L'arrivée des migrants subsahariens et syriens pourrait donc accentuer le chômage, sans parler des éventuelles tensions internes avec la population algérienne, les nouveaux arrivants subsahariens étant de culture différente. A nouveau, il convient de garder en tête l'exemple de la Turquie, dont l'économie a été déstabilisée par l'immigration syrienne massive.