Si tout le monde s'accorde à dire qu'il n'y a de véritable justice que transparente, il faut cependant convenir que, par tradition, notre législation (code pénal, code de procédure pénale et code de l'information confondus) incite davantage au secret et ne laisse que peu de place à la transparence. Dans la pratique, les magistrats, obligés de connaître les pires bassesses de l'homme, sont plutôt enclins au secret. Au contraire, les citoyens à qui on ne cesse de répéter à l'envi, que la justice est rendue « au nom du peuple », ne peuvent admettre que l'on continue à couvrir de chapes de plomb les affaires les plus scandaleuses, sous les prétextes, plus formels que réels, de respecter « la présomption d'innocence » et de garantir « une bonne administration de la justice »... Il n'y a donc rien de surprenant que l'opinion publique soit, elle aussi, spontanément dubitative, surtout lorsque des « sources bien informées, mais jamais identifiées », organisent des fuites et lancent des « scoops » qui s'avèrent n'être que des diversions. Alors que la transparence est consubstantielle au concept de justice, le secret est tout naturellement associé dans l'esprit des gens, à l'opacité avec ce que cette notion suggère comme fraudes et manipulations. Les citoyens algériens sont avides d'informations. Ils sont nombreux à lire la presse. Le département ministériel en charge de l'information évaluait(1), dans un document publié en 2006, à 1 710 000 le nombre de journaux tirés quotidiennement et à 1 850 000 celui des hebdomadaires. On sait que nos concitoyens écoutent les radios étrangères, et qu'ils regardent les chaînes de télévision, notamment celles qui diffusent des « news » en continu. Quant aux plus jeunes, ils naviguent sur le « web » avec une aisance qui n'a pas fini de nous surprendre. Il ne faut pas s'étonner que la culture du secret que l'on entretient soit perçue par les générations nouvelles comme un anachronisme semblable au « tamis qui cache le soleil » de notre dicton bien connu. Il est incontestable qu'en matière de justice, la tendance universelle est aujourd'hui, à la transparence. Il est incontestable que ce mouvement vers plus de transparence s'est effectué au milieu de redoutables écueils et qu'il a connu, aux époques troubles, de sérieuses rechutes. Bref historique On peut dire sommairement que l 'humanité a connu trois systèmes judiciaires : le système dit « accusatoire », le système qualifié d'« inquisitoire » et, un système mixte, résultat du mélange ou du croisement des deux précédents. Le système accusatoire est historiquement le plus ancien. En effet, aussi loin que l'on remonte dans l'histoire de la démocratie et des premières républiques fondatrices, la justice ne pouvait être rendue que « publiquement », c'est-à-dire en présence du peuple, et donc sous son contrôle. Ce système, tel qu'il était aux origines, ignorait superbement les notions de secret de l'instruction, des débats et des délibérés. Bien plus tard, et dans le même temps où s'ébauchait la structure de l'Etat, les pouvoirs publics - religieux d'abord et civils ensuite - ont créé des appareils judiciaires, formés de juges, d'accusateurs et de greffiers. Un pas décisif fut franchi quand la justice devint le monopole exclusif de ces appareils qui rendaient la justice pour le compte et au nom de l'autorité publique qui les avait investis de cette mission. Ainsi naquit le système inquisitoire qui privilégiait le secret, donnait à l'accusation un rôle prépondérant, laissant l'accusé seul, à la merci des juges et de l'accusateur. Les « juges » de ces tribunaux étaient appelés « inquisiteurs » ; on continue aujourd'hui d'en parler comme des modèles d'inhumanité et de barbarie. Dans les temps modernes, de nombreux amendements ont été introduits au système inquisitoire, aboutissant à un système « mixte », dans lequel la procédure est en principe publique, contradictoire et écrite. On a cependant maintenu quelques exceptions au principe de publicité, tel que le « huis clos » quand il y a danger pour l'ordre public ou les bonnes mœurs. Dans certaines situations, la publicité est simplement réduite ; il en est ainsi dans les affaires de mineurs(2). Seules les audiences des chambres d'accusation échappent à la règle de la publicité car toute la procédure d'instruction est « secrète »(3). Pourquoi ? On peut en discuter, mais pour certains cela relève du dogme intangible. D'autres modifications ont été progressivement introduites, tant au niveau des juges d'instruction que des chambres d'accusation : la procédure doit être communiquée aux inculpés et aux parties civiles à qui on reconnaissait aussi le droit d'être assistées par un avocat. Les témoins n'ont pas accès au dossier de la procédure ; ils ne sont pas tenus informés des dires des autres témoins ni des autres actes de l'information. La procédure est en outre contradictoire. S'agissant de l'instruction préparatoire, cela veut dire que le dossier de la procédure est communiqué à l'inculpé et à la partie civile, et en tout cas à leurs avocats, pour prendre connaissance de son contenu ; l'inculpé et la partie civile ont le droit de demander que soient effectués certains actes d'instruction tels que des confrontations, auditions de témoins, vérifications et expertises. La procédure est écrite : les actes, décisions, déclarations sont transcrits sur des procès-verbaux. Il faut noter que dans les pays du système accusatoire, notamment les USA, la procédure quoiqu'en principe orale, est en fait de plus en plus écrite. En vérité, tout ce qui se dit et se fait devant les juridictions nord-américaines, est intégralement et immédiatement enregistré par des sténodactylographes. On voit que sur certains points les deux systèmes - accusatoire et inquisitoire - ont tendance à se rapprocher. Ce qui importe le plus de constater, c'est que l'inculpé et la partie civile ont, par une lente et irrésistible évolution, cessé d'être des acteurs passifs de la procédure, pour devenir plus actifs, sans toutefois qu'ils soient placés sur un pied d'égalité avec le ministère public. Celui-ci conserve une place prépondérante et un rôle déterminant. Pour résumer, on est passé au fil des siècles, d'un système démocratique et ouvert à un système autoritaire et fermé, puis à un système « mixte » qui a pris ce qu'il y a de bon dans les autres et évacué ce qui n'était plus de mise. Une évolution s'est donc produite : est-ce que l'on peut, en l'état actuel des mentalités, aller vers plus de transparence, ou mieux dit, faire bouger les choses et faire reculer certaines lignes, sans toutefois tout révolutionner ? C'est la question que l'on est en droit de se poser. À quoi sert le secret judiciaire ? Tout compte fait, il y a trois types de secrets impliquant les institutions judiciaires : le secret professionnel, le secret des délibérés et le secret de l'instruction. Etre tenu au secret professionnel signifie que l'on est tenu à une « obligation de discrétion » et que l'on ne peut, sous peine de sanction, porter à la connaissance de tierces personnes, des informations apprises dans l'exercice de sa profession. La violation du secret professionnel est une « faute disciplinaire » qui est sanctionnée comme telle et je crois qu'il est bon qu'il en soit ainsi. Le secret professionnel n'est pas une exclusivité de la justice, il existe pour de nombreux autres professions et métiers. Son maintien ne pose donc aucun problème. Le secret des délibérés judiciaires est par contre spécifique à la justice, il est d'une autre nature, sa violation peut entraîner la « nullité » de la procédure. Le magistrat y est tenu en vertu du statut de la magistrature et de la charte de déontologie du magistrat récemment adoptée par le Conseil supérieur de la magistrature(4). Sont également et dans les mêmes conditions tenus au secret des délibérations, et à cet effet, en prêtent serment : les juges militaires(5), les jurés des tribunaux criminels(6), en rappelant ici que les jurés et les magistrats de ces tribunaux doivent voter à bulletins secrets, les assesseurs des sections des mineurs(7), des sections commerciales(8), des sections sociales(9). Il convient de remarquer que seuls les magistrats civils et militaires peuvent faire l'objet de poursuites et de sanctions « disciplinaires » car cela est prévu par leurs statuts respectifs. S'agissant des assesseurs des sections commerciales, sociales ou des mineurs, il va de soi qu'il n'y a aucune possibilité de prendre des mesures « disciplinaires » à leur encontre ; il n'y a pas de statut d'assesseur ! A fortiori, un simple particulier, même s'il est établi qu'il a violé le secret d'un délibéré, n'encourt aucune sanction disciplinaire ni pénale : le secret des délibérations est un secret professionnel. Par contre, s'agissant des journalistes, la loi relative à l'information stipule(10) que : « Quiconque publie ou diffuse des délibérés des tribunaux et cours, est puni d'emprisonnement d'un mois à six mois et d'une amende de 5 000 à 50 000 DA. » Il résulte que la violation du secret des délibérations n'est pénalement sanctionnée que si elle fait l'objet d'une publication ou d'une diffusion. Mais cet article permet de sanctionner les journalistes, alors même que l'auteur de la violation du secret - ou celui qui a orchestré la fuite - reste officiellement non identifié. Le secret du délibéré protège les juges ; il permet d'éviter que soient connues les prises de position de chacun d'eux, et d'être exposés à des actes malveillants de la part des justiciables vindicatifs, ou à quelque coup de colère de la hiérarchie qui a pu espérer un autre verdict. Mais le secret du délibéré a une portée plus importante encore, il garantit l'indépendance et l'impartialité des juges : sachant que leurs appréciations et leurs votes ne sont pas rendus publics, les juges resteront insensibles aux pressions et interférences, d'où qu'elles proviennent. Il est donc d'ordre public. En réalité, le secret du délibéré est à la justice ce que le secret du vote est à la démocratie. On doit toutefois observer que cette notion de secret du délibéré n'a pas le même sens partout. Aux USA, il est permis aux juges dont le vote a été minoritaire, de rendre publique leur position ; on appelle ce surprenant droit « the dissenting opinion ». Le secret de l'instruction est prévu par l'article 11 du CPP, qui n'a pas changé d'un « iota » de 1966 à 2006. Il stipule, alinéa 1 : « Sauf dans les cas où la loi en dispose autrement, et sans préjudice des droits de la défense, la procédure au cours de l'enquête et de l'instruction est secrète. Toute personne qui concourt à cette procédure est tenue au secret professionnel dans les conditions et sous les peines prévues au code pénal. » Les magistrats du siège comme ceux du parquet sont donc les premiers à qui s'impose le respect du secret de l'instruction. La même obligation pèse sur les magistrats des tribunaux militaires(11). Il en est de même pour « toute personne qui concourt à une procédure d'enquête et d'instruction », entendre par là : les greffiers, les agents et fonctionnaires des services de sécurité et tous les autres agents publics (exemples : contrôle des prix, des fraudes, etc. ) mais aussi les experts et les interprètes. La formule générale « Toute personne qui concourt à la procédure ... », est la même que celle de l'article 11 du CPP français. S'agissant des journalistes, tout le monde sait qu'ils « ne concourent pas aux procédures d'enquête ou d'instruction ... » C'est pourtant cet article que les tribunaux correctionnels français évoquent pour prononcer des condamnations contre des journalistes, pour « complicité de recel de secret de l'instruction ». Grâce à cette étrange formule qui est, à mon humble avis, un artifice juridique plus qu'une trouvaille jurisprudentielle, ces tribunaux peuvent condamner des journalistes, alors que l'auteur principal de la violation du secret de l'instruction n'est pas identifié ; cela arrange bien des choses ! Chez nous, les journalistes sont susceptibles de poursuites non pas comme « complices de recel de secret », mais comme « auteurs directs et principaux », par application de l'article 89 de la loi du 3 avril 1990 relative à l'information, qui dispose : « Quiconque publie par les moyens prévus à l'article 4 ci-dessus toute information ou document portant atteinte au secret de l'enquête ou de l'instruction préparatoire des crimes et délits, est puni d'un emprisonnement d'un mois à six mois et d'une amende de 5 000 à 50 000 DA. » Il n'est pas sans intérêt de remarquer ici que le législateur français a la main plus lourde que son collègue algérien, puisqu'il sanctionne la violation du secret de l'instruction d'un emprisonnement pouvant aller jusqu'à 1 an et d'une amende de 15 000 euros ! Pour en revenir à l'article 11 CPPA, on note des ressemblances avec l'article 11 C.P.PFR, par le fait qu'il contient, depuis une loi de 2006, un alinéa qui permet aux magistrats du ministère public de communiquer, sous certaines conditions, sur des procédures d'enquête et d'instruction. Cet alinéa ouvre la possibilité aux procureurs de la République « afin d'éviter la propagation d'informations parcellaires ou inexactes ou pour mettre fin à un trouble à l'ordre public ( .... ) de rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure ne comportant aucune appréciation sur le bien-fondé des charges retenues contre les personnes mises en cause ». Malgré toutes ces clauses de style, on estime qu'une brèche importante a été ouverte dans le secret de l'instruction. En fait, ce secret a souvent été violé. Il n'y a pas que les avocats qui y recourent, parce que cela peut profiter à leurs clients. Tout le monde sait - mais feint d'ignorer - que certaines fuites sont parfois le fait de magistrats -on ne citera personne - qui pensent ainsi « briser le mur de l'omerta » auquel ils se heurtent dans certaines affaires. On a vu - à l'étranger - des journaux sérieux publier des fac-similés de pièces sorties de dossiers d'instruction sensibles ! On se rend compte que ce n'est pas la transparence qui menace les droits de l'homme, les droits de la défense, la présomption d'innocence et la bonne administration de la justice, mais l'opacité. La transparence ne dérange que ceux qui craignent la vérité. C'est donc à bon escient que l'on a donné, chez nous, aux magistrats du parquet, le droit de communiquer sur les dossiers. Pour autant, cette communication doit être régulée et obéir à trois impératifs fondamentaux : l'objectivité, la pédagogie, la lutte contre la rumeur et la désinformation. Il faut cependant exclure de la communication les affaires de trahison et d'espionnage (car de telles informations peuvent préjudicier aux intérêts supérieurs de l'Etat), les affaires de terrorisme (car les terroristes et leurs « saeedes » peuvent l'exploiter pour leur propagande), de banditisme transfrontière (cela met en danger les enquêteurs infiltrés et leurs informateurs), enfin dans les affaires de mœurs impliquant des mineurs (car il y va de l'honneur des familles). On n'a parlé ici que des affaires pénales ; or, il y a d'autres cas où, de toute évidence, la justice doit communiquer ; je citerai deux exemples : l'affaire Tonic emballage qui a fait plus d'une fois la une de la presse, sans qu'aucun « communicateur judiciaire » se manifeste et les décisions déclarant illégales certaines grèves dans des services publics sensibles (tels que les hôpitaux), sans qu'aucun communiqué ne vienne ensuite expliquer - pédagogiquement - ces décisions. En tout état de cause, il faut savoir que la communication ne s'improvise pas, elle s'enseigne et doit être sérieusement enseignée à nos élèves magistrats et aux magistrats en fonction. Notes de renvoi 1) El Watan du 10/5/2006 : page 2 2)Art 408 du CPP. 3)Art 11 et 184 du CPP. 4) JORADP no I7 du 14/3/07, page 15. 5) Art 15 de l'Ord du 22/7/1971 portant Code de justice militaire 6) Art 284 et 309 du CPP 7) Art 450 du CPP 8) Art 14 du Dec n° 66.163 du 8/6/66 9) Art 13 du Dec n°66. 164 du 8/6/66 10) Art 95 de la loi n°90-07 du 17/4/90. 11) Art 41 du Code de justice militaire.