Rencontré jeudi à Annaba en marge d'une table ronde organisée par la Ligue algérienne des droits de l'homme (LADDH) portant sur le rôle de la société civile dans un processus électoral, maître Ali Yahia Abdenour dresse un tableau peu reluisant de la situation politique et sociale du pays. Inévitablement, il s'est exprimé sur l'exercice politique en Algérie, le pluralisme syndical, l'information et, bien sûr, la prochaine présidentielle. Pour lui, les citoyens doivent boycotter ce rendez-vous, car les dés sont pipés. En tant que défenseur des droits de l'homme, pouvez-vous nous dresser un bilan de la situation du pluralisme politique et syndical à la veille de l'élection présidentielle ? Aussi paradoxal que cela puisse paraître, le pluralisme politique et syndical a été reconnu par le colonisateur français pendant la période coloniale. Mais après l'arrivée de Bouteflika, surtout à partir de son 2e quinquennat, les libertés, surtout politiques et syndicales, ont régressé. Nous commençons par les dernières. L'UGTA a été reconnue et autorisée à activer le 24 février 1956 par le colonisateur français. Aujourd'hui après 47 ans d'indépendance, 56 syndicats qui ont déposé leurs dossiers auprès du ministère du Travail n'ont toujours pas d'agrément, et ce, malgré toutes les conditions requises. Sur le plan politique, il y a 4 formations – depuis le cas de Taleb El Ibrahimi, Ghozali et les autres – qui ont tenté de créer leurs partis respectifs, en vain. Nous constatons une fatale régression en Algérie sur le plan tant des libertés politiques que sur celles collectives et individuelles. La liberté de la presse demeure toujours bâillonnée. Même les médias dits lourds, c'est-à-dire la radio et la télévision unique ne sont pas non plus ouverts aux citoyens pour apporter leurs avis et critiques sur les élections, à titre d'exemple. Cela pose un problème très important. Nous avons connu avec le colonialisme l'humiliation. L'humiliation, c'est d'oublier d'être citoyen et que vous êtes habité par la vie que vous risquez. Si nous sommes citoyens, nous devons lutter pour la souveraineté du peuple et devons dire que nous ne sommes plus des sujets. Les libertés de la presse, politique, syndicale, culturelle... doivent être consacrées sur le terrain. Comment qualifiez-vous la désertion de la scène politique par le camp démocratique à quelques encablures de l'élection présidentielle ? Je crois qu'actuellement les partis démocratiques ne sont plus efficaces. Les partis démocratiques disent qu'ils savent pertinemment qu'ils ne vont pas remporter les élections, mais en contrepartie ils espèrent faire connaître leur formation politique en profitant de l'argent dégagé par l'Etat pour la circonstance et leurs candidats sillonnent le pays pour faire connaître la position de leur parti. Nous nous sommes rendu compte maintenant que les jeux sont faits. Que le peuple vote ou ne vote pas le résultat est connu d'avance. Pourquoi un Président veut rester plus de deux mandats ? Il change la Constitution à la veille du scrutin uniquement pour se maintenir. Cela dépasse les limites de l'entendement. Nous ne sommes plus dans la démocratie ni dans la République ou dans une monarchie. Nous sommes plutôt dans la paranoïa. Faut-il maintenir le régime, un changement dans le régime ou un changement du régime ? Le régime qui existe depuis l'indépendance a-t-il fini sa mission ? Aujourd'hui, nous devons nous pencher sur le développement du pays, car cette société qui arrive au troisième millénaire doit se maintenir et assurer l'avenir de ses enfants. Si nous ne faisons rien, ça sera la poursuite de la régression. Les Algériens avec lesquels j'ai discuté disent et redisent que le régime actuel a tout cassé que ce soit sur le plan de la formation des partis politiques ou des syndicats. Les citoyens en ont ras-le-bol. Nous constatons actuellement qu'ils fuient même leur parti. Ce qui est un prélude au boycott. Je vous ferai remarquer que durant les élections de 1999, Mouloud Hamrouche avait déclaré que seuls 20% des électeurs se sont rendus aux urnes après le retrait des six candidats. Pour les élections du deuxième mandat, il y a eu encore beaucoup moins de votants. La participation a varié entre 15 et 20%. Ce dernier taux de participation correspond à celui de 1948, alors les Algériens étaient sous l'emprise du colonialisme. Dont acte. Dernièrement, Abdallah Djaballah a été approché pour se porter candidat. Pourquoi, selon vous ? Le président Bouteflika considère que la plupart des Algériens ne sont pas « islamiques » mais plutôt islamistes. Et tout ce qu'il a donc fait pour recouvrer la paix par la réconciliation nationale est orienté et calculé. Abdallah Djaballah a été approché par un responsable du parti du FLN, Abdelaziz Belkhadem, pour le compte du président de la République. Celui-ci a tenté de le persuader qu'il peut critiquer le pouvoir et même le Président dans le but de récupérer l'extrémisme islamiste. Djaballah n'est pas dupe. Celui-ci a alors profité pour exiger en contrepartie la récupération de son ancien parti El Islah. Une condition que le pouvoir a refusée en affichant un niet catégorique. En réalité, cette proposition est intervenue, en raison de la question palestinienne, c'est-à-dire la guerre de Ghaza qui a donné la possibilité à Ali Benhadj, qui est une personne difficile à maîtriser, de rebondir. Ainsi, ils veulent amener sur la scène un autre islamiste radical mais capable par la suite d'être récupéré. Mais finalement, Djaballah n'a pas voulu jouer le jeu. Ce dernier que j'ai rencontré à Rome se considère comme une personnalité très importante. Mais les partis islamistes ne le reconnaissent pas. La déclaration de Madani Mezrag, l'ex-chef de l'AIS, à ce sujet : « Celui qui n'a pu régler les affaires dans sa propre maison, comment peut-il régler celles des autres » est édifiante. Et l'alternative dans tout cela ? Il y a actuellement trois courants. Celui qui a fait, depuis plusieurs mois, manifester Zeroual à partir des Aurès. Il avait même ciblé, ici dans la région de Annaba, Chadli Bendjedid, pour les mêmes raisons. Mais l'ex-président de la République a décliné l'invitation. Ce sont les services ou une partie des services qui ont tenté de dresser une personnalité de la trempe de Zeroual contre Bouteflika. La réponse de Zeroual est sans commentaire. Il leur renvoie la question : « Est-ce-que vous avez choisi le futur président ? » La réponse est évidente et Zeroual n'a pas voulu jouer le lièvre. Ce courant animé par de grandes personnalités déplore « le fait que cela soit eux qui ont fait la révolution et que cela soit l'Ouest qui s'empare totalement du pouvoir ». Il faut reconnaître que le Président a placé au niveau de tous les postes clés et sensibles des gens issus de sa région, c'est-à-dire de l'ouest du pays. Actuellement, Mouloud Hamrouche l'a exprimé textuellement : « Le fruit est mûr et va tomber. » Comprendre par là que Bouteflika est malade et qu'il ne pourra pas résister longtemps. Ceux qui dans le régime le soutienne savent aussi qu'il ne finira pas son mandat. En revanche, personne ne sait actuellement comment les choses évolueront après cela. Le deuxième courant revient à ceux qui se réclament républicains et démocrates (actuellement en situation de faiblesse). Ils déclarent qu'il faut que le peuple puisse choisir lui-même son représentant. Enfin, il y a le courant des islamistes extrémistes qui, opportunistes, veulent profiter de la situation, au même titre que les modérés. Et croyez-moi, si les choses persistent de cette manière, dans 10 à 15 ans, ils vont investir El Mouradia parce que le pouvoir en place fait tellement de bêtises qu'il leur offre l'entière possibilité d'y parvenir.