Station touristique de Chréa, sur les cimes enneigées de l'Atlas blidéen, à 19 km de la ville des Roses. Ce lundi, le temps maussade de la saison a cédé la place au soleil qui darde ses rayons chauds avec bienveillance sur la Mitidja. Si bien que le mercure a grimpé de plusieurs degrés après la vague de froid qui a traversé le nord du pays. Au cœur de la station touristique, la vie a repris à plein régime, succédant aux années de disette dues au terrorisme. De somptueuses résidences d'hiver et de beaux chalets alternent avec un magnifique bosquet de chênes et de cèdres. La neige recouvre encore de larges pans du paysage, pour le plus grand bonheur des bambins. Des files de voitures empruntent la route de la montagne pour un moment d'évasion. La station téléphérique fonctionne, déversant de nouvelles vagues de « touristes » à chaque halte. La place principale grouille de monde. Des couples, des familles, des jeunes profitent à pleins poumons de cette fête de la nature. Des enfants glissent à flanc de montagne juchés sur des luges, d'autres se livrent à de joyeuses batailles de neige, le tout sous le regard protecteur de militaires, de gendarmes et autres gardes communaux qui veillent jalousement sur cette paix durement arrachée. « Le week-end, c'est carrément le rush », indique le gérant du restaurant Le Terminus. Un engouement qui n'est évidemment pas de refus et qui est, de loin, préférable à la morosité des années GIA où circuler dans les bois du Parc national de Chréa était synonyme de suicide. Des frigos grandeur gourbi Le tableau est presque idyllique. Oui « presque », en raison d'une petite fausse note : quelques kilomètres plus bas, à la lisière de cette même route touristique, c'est un tout autre décor qui s'offre à nous, avec un tout autre rapport à la neige. Nous voici, en effet, dans un hameau « bidonvillesque » répondant au nom de Djenane Erroumi, littéralement « le jardin du Français ». Le hameau, connu aussi sous le nom de Haï Slimane Chachou, est constitué d'une kyrielle de gourbis érigés à base de parpaings, de tôles ondulées et de branches. Khalti Aïcha, 59 ans, une résidente du bidonville, se plaint de ses rhumatismes : « J'ai tout le corps qui craque. Tous mes membres sont langés de bandages et je consomme un sachet de médicaments, tout cela à cause de ce froid insoutenable. » Aïcha Mekkedem nous fait visiter le gourbi qui lui sert de demeure ainsi qu'à son vieux mari de 75 ans et son fils de 24 ans. La maison est formée de deux pièces réunies par une courette et, comme dans tous les haouch, un poulailler au fond. Et de nous montrer l'état des deux pièces misérables qui composent sa maison. Un bout de carton et un contreplaqué sont disposés contre un mur. « C'est pour atténuer l'effet des infiltrations », confie notre hôte. Le plafond de la maison est constitué, lui aussi, de contreplaqué. Un réduit exigu fait office de cuisine. Le réfrigérateur est rouillé par la pluie. Toute la masure semble avoir les dimensions d'un frigo. Le soleil boude les chambres. « Les jours de pluie, c'est le cauchemar. La maison s'égoutte de partout, l'eau s'infiltre de tous les côtés et les bourrasques de vent font voler nos toits », se plaint la bonne femme. Pour supporter la rigueur des longs hivers des piémonts de Chréa, la famille Mekkedem se débrouille comme elle peut. Khalti Aïcha nous montre un vieux chauffage dépareillé, qui marche au gaz butane. Un autre chauffage, tout aussi disloqué, s'échine poussivement à réchauffer l'autre pièce. « Une bouteille de gaz butane tient à peine quatre jours. Qui plus est, cela nous coûte les yeux de la tête : c'est 250 DA la bouteille. La facture de gaz s'élève ainsi à 500 DA par semaine minimum. Sans compter la bouteille qui nous sert à cuisiner. » Une vieille résistance électrique est placée dans la cuisine. « Quand on manque de gaz, on utilise cette résistance. Je ne vous dis pas pour la facture d'électricité après. » Une somme astronomique de dépenses en énergie pour des ressources dérisoires. « Nous n'avons en tout et pour tout qu'une maigre retraite de 4000 DA que perçoit mon mari en sa qualité d'ancien moudjahid », affirme Khalti Aïcha, documents à l'appui. L'un de ces papiers atteste, en effet, que Si Ahmed Mekeddem a servi au sein de la Zone II de la Wilaya iv, comme le démontre un laissez-passer à l'en-tête du GPRA. Un relevé du compte courant postal de l'intéressé nous donne une idée des maigres émoluments du chef de famille. « Mon fils, lui, ne travaille pas », ajoute-t-elle. Et pourquoi pas « électeur fawdhawi » ? « Pourquoi n'avons-nous pas droit au gaz de ville comme tout le monde, alors que notre pays regorge de gaz ? Nous ne sommes pas des Algériens ? Apparemment, ce sont les Américains qui nous ont ramenés ici ! » fulmine la vieille dame. « T'mizerna, nous sommes rongés par la misère. Même les rats ne nous ont pas épargnés ! », renchérit-elle, avant d'ajouter : « Vous savez, nous nous sommes battus bec et ongles pour ce pays. Mon mari est ancien moudjahid et moi-même j'ai fait la guerre. Et quand le terrorisme a commencé à sévir, nous avons résisté. Kounna n'batou gaâdine. Nous passions des nuits blanches à défendre notre honneur. Moi-même, je montais la garde, armée d'une hache. » Et d'exhiber la hache qui la rassurait passablement en ces nuits apocalyptiques. Khalti Aïcha habite depuis 20 ans à Djenane Erroumi. A ce jour, elle est sans papiers. « Avant, on louait à Bouarfa, mais le propriétaire nous a chassés », raconte-t-elle. Son gourbi a été vite classé « binae fawdhawi » et c'est ce qui lui vaut de ne pas bénéficier de l'alimentation en gaz de ville ni d'aucune autre commodité. A Djenane Roumi, nous avons rencontré d'autres familles qui se réclament de ce patelin depuis des générations et qui n'ont pas accès non plus aux commodités élémentaires d'une vie décente. Mohamed, 29 ans, témoigne : « Je suis né ici et j'ai passé toute ma vie ici. Mon frère aîné a 37 ans et il y est né, ce qui prouve bien que nos origines sont ici. Pourtant, nous n'avons droit à rien. Maranache âychine, nous sommes exclus de la civilisation. » Il nous montre une fontaine où les villageois viennent chercher l'eau potable. Un puits jouxte la fontaine et, juste à côté, on peut voir un égout éventré. Des tonnes de détritus bordent le lotissement. « Nous avons dû payer de notre poche les buses pour canaliser nos égouts », dit Mohamed. Ce n'est pas le cas des autres ruelles transformées en cloaque, contrastant violemment avec le faste des chalets d'hiver haut perchés sur les crêtes de Chréa. Nous sommes cette fois dans une autre baraque, érigée en parpaing blanc. Signe particulier : les murs sont soutenus par de longues barres de fer et pour cause : suite au séisme de 2003, la maison a reçu un sérieux coup et n'a pas été restaurée depuis. Une vieille femme nous reçoit dans son gourbi en implorant le ciel et les autorités pour soulager sa peine. « Je vis avec mon frère et mes trois fils. Ils sont tous handicapés », dit-elle. L'hiver de cette famille est un véritable enfer. Même calvaire que chez les Mekkedem : infiltrations, pas de gaz de ville, gaz butane rare et cher, peu de ressources. C'est, du reste, le quotidien de millions d'Algériens qui passent l'hiver à grelotter. C'est le cas aussi de cette jeune femme, mère de quatre enfants, dont le mari vivote de petits boulots. Ce qui lui sert de maison est un capharnaüm où s'entremêlent tôles rouillées, matériaux de récupération et autres fétus de paille. La courette est jonchée de jerricans. Au milieu du haouch est disposé un bidon métallique noirci par le feu. « C'est ici que je chauffe l'eau pour faire ma lessive, autrement, laver du linge avec cette eau glaciale est une torture pour les mains », dit la jeune maman. Et de lancer : « Chaque fois qu'un vote se profile, des gens viennent, nous recensent et on ne les revoit plus jamais. Dernièrement, ils ont commencé à installer les canalisations de gaz. Ils sont venus, on leur a servi le café, on était tout contents. Ils ont pris le café et on ne les a plus revus, ni eux ni le gaz. » Khalti Aïcha abonde dans le même sens : « A chaque élection, ils viennent nous inonder de promesses, puis plus rien ! » Curieusement, Khalti Aïcha a une carte d'électrice. Pour cela, les autorités ne pinaillent pas sur ses origines. Mais quand il s'agit de lui offrir un logement décent, du gaz de ville et le SMIG vital, ils brandissent l'argument du « binae fawdhawi » (construction anarchique). Comme quoi ils sont malgré tout utiles, ces « électeurs fawdhawis » oubliés de l'autre corps électoral, celui des votants normaux croisés plus haut, dans le versant « in » de Chréa.