En arpentant les rues d'Alger, très peu de bouquinistes, hormis les occasionnels qui étalent leur éventaire sur le trottoir, continuent à exercer leur métier. On y trouvait ces réduits livresques dans tous les quartiers de la capitale, mais les temps ont bel et bien changé et à « la lecture, ce vice impuni » pour reprendre la citation de Valéry Larbaud, d'autres « vices » ont pris place. Il n'en subsiste à présent que quelques-uns qui se comptent sur les doigts d'une main. Le plus ancien est le bouquiniste Mouloud Mechkour qui reste rivé à sa passion depuis près de soixante ans. Tapi dans une boutique d'une trentaine de mètres carrés, sise au 74, rue Didouche Mourad, au milieu d'un fatras de livres, de revues et autres publications, ammi Mouloud se remémore des années cinquante, lorsque la propriétaire du local l'Etoile d'or s'attachait ses services pour l'aider temporairement dans sa tâche de bouquiniste, lors de la rentrée scolaire où les potaches venaient refiler ou troquaient, c'est selon, leurs anciens livres pédagogiques avec les plus récents. Alors qu'il n'avait que treize ans, ammi Mouloud faisait preuve d'assiduité et ne ménageait aucun effort pour mener à bien le travail qui lui était confié, ce qui lui permit au fil des semaines et des mois de gagner des galons. Plusieurs personnalités de la littérature ont défilé dans cet espace clair obscur, devenu un pied-à-terre des gens de l'édition, des écrivains et journalistes de la métropole, lorsqu'ils étaient de passage. « On y trouvait dans les années soixante-dix tous les styles de production de la pensée humaine dans le genre romantisme, classicisme, futurisme », se rappelle ammi Mouloud dont la mémoire convoque des auteurs anciens et modernes, écrivains illustres ou inconnus à l'image de Jean Sénac, Emmanuel Roblès, Mouloud Feraoun, Georges Arnaud, l'auteur de l'œuvre cinématographique Le Salaire de la peur ou encore Edmont Charlot, l'éditeur (Rivage) qui a découvert Albert Camus, Max-Pol Fouchet et Jules Roy en Algérie. Les bouquinistes de l'époque, poursuit-il, n'avaient pas la vocation de présenter les nouveautés, sinon qu'ils permettaient à la gent bouquineuse d'aiguiser sa curiosité et d'augmenter l'envie de lire les œuvres classiques ou anciennes qui ont marqué une époque. C'était une tradition où l'homme d'études, le lettré, le professeur, l'étudiant, l'écrivain ou le simple employé qui, sorti de son cours, de son cabinet ou de son bureau, observera une halte chez le bouquiniste du coin pour y étancher sa soif, en dénichant quelque rareté ou en devisant sur telle ou telle œuvre.A 75 ans, ammi Mouloud n'est pas prêt à mettre la clé sous le paillasson ou à changer d'activité pour un gain plus rémunérateur. Il n'abdique pas devant les vicissitudes de la fortune, laisse-t-il entendre, ni ne prête le flanc à ceux qui « osent » le persuader de se défaire de ce métier moins rentable sur le plan commercial. Il continue à évoluer à pas feutrés dans son univers qui respire la patine du temps, toujours fidèle à son compagnon complice de toujours, le livre. Comme écrivait Jean Rostand : « Je demande à un livre de créer en moi le besoin de ce qu'il m'apporte. »