A leur tour, ils ont rejeté tous les autres, y compris leurs voisins des cités HLM de Ben M'sik, ancien bastion des émeutes populaires durant les années 1980, situé à quelques kilomètres. L'ancienne médina pouvait être quelquefois brutale et insurgée, mais elle demeurait tolérante. Les habitants des ghettos marginalisés se sont enrôlés dans une idéologie des plus radicales avec une fureur implacable, parce qu'ils sont en guerre contre la société marocaine elle-même. L'adoption de l'idéologie takfiriste est une conséquence de leur exclusion chronique et de l'absence de sentiment d'appartenance nationale. Il faut ajouter que, dans ces bidonvilles oubliés par l'Etat, la population, clandestine, vit sans papiers d'identité faute de domiciliation légale (8). Les autres les perçoivent d'ailleurs comme des «non-Marocains». Un habitant des logements sociaux des muwadafin (petits employés de l'administration) nous déclare, par exemple : «Il y a des Sahraouis, des Chaouia, des gens de partout ici (…). Moi je ne suis pas comme eux, je suis Marocain !» L'extrême violence takfiriste prend racine dans cette rupture entre une population désintégrée de la périphérie des villes et le reste de la société. La disparition de repères sociaux et culturels associée aux conditions de clandestinité d'une partie de la population de ces bidonvilles fondamentalistes a fini par rompre le lien social parmi les exclus. L'énorme ressentiment vis-à-vis du monde a trouvé dans le takfir, dans cette idéologie de l'apostasie, un cadre idéologique approprié. En moins d'une décennie, cette idéologie a réussi à mobiliser les jeunes de ces quartiers, à les sortir de leur isolement et à les mobiliser en faveur d'une violence politique tournée contre le pays tout entier, y compris contre leur propre famille. C'est ainsi qu'à Sekouila, un ancien délinquant devenu «émir» a exécuté son oncle quand ce dernier a osé désobéir aux «lois» établies par la milice interdisant de boire de l'alcool. La violence, les agressions – voire les exécutions – contre les habitants dans les karyan fondamentalistes se comptent par centaines, sans que la police intervienne dans ces zones de non-droit. Dans la périphérie de Salé, l'immense bourg désœuvré, fief du cheikh Hassan Kettani, 33 ans, diplômé en gestion d'entreprise et guide spirituel du mouvement salafiste, est aussi une agrégation anarchique et interminable de gourbis en dur. Perdue au fond d'une impasse sombre, une baraque, appelée «mosquée de La Mecque», a servi de lieu de prière et de réunion au chef fondamentaliste et aux militants proches de la mouvance jusqu'à sa fermeture, au lendemain des attentats-suicide du 16 mai 2003. Mais, dans tous les quartiers délabrés du royaume, les lieux de rassemblement clandestins se sont multipliés, en rupture avec les mosquées islamistes autant qu'avec les lieux de culte traditionnels. A Casablanca, la mosquée Si Larbi de Sidi Moumem ressemble à celle de Salé. Construite en zinc et peinte à la chaux, elle a servi de lieu de réunion et de prêche aux intégristes auteurs des attentats-suicide. A Meknès, dans le bidonville de l'«émir» Rebaa, chef du groupe Al Hijra Wal Takfir, «la mosquée des terroristes» avait été installée sur le toit d'un gourbi en dur. Au sein de ces faubourgs extrémistes, le nombre considérable d'hommes et de femmes vêtus à la mode salafiste atteste que le salafisme takfiriste ne se limite pas à un petit groupe d'activistes et rencontre bel et bien une adhésion populaire. Leur mode de vie, leurs espaces de culte informel reflètent l'état de décomposition culturelle de leurs quartiers et expliquent pourquoi ces franges de la banlieue sont en antagonisme profond avec les institutions traditionnelles telles que les mosquées d'Etat, dites habous, les médersas (écoles coraniques) et les confréries traditionnelles. La milice takfiriste constitue une secte fermée où l'engagement politique des militants et des adeptes est conditionné par une rupture sans retour avec la famille, l'administration et la société. Les takfiristes organisent alors le passage à l'action violente, qui, selon eux, consiste à «pourchasser le mal» et à «pourvoir le bien» au sein du ghetto. En remplaçant le prosélytisme et la «bonne parole» par l'injonction violente – la «dialectique des poings», disaient jadis les salafistes -, ils signent une rupture profonde avec une démarche politique de séduction, remplacée par une action d'épuration, puisqu'ils estiment la population perdue à jamais «dans les ténèbres de ce monde». La coercition exercée contre la population dans les douars pauvres de la banlieue, depuis au moins 1999, y a été sans pitié. Les exactions contre des mokadem (îlotiers), des notables, des représentants de l'Etat, à Fès, à Meknès et ailleurs se sont étendues à d'autres professions et à d'autres milieux sociaux, sans distinction d'aucune sorte. Les condamnations à mort ont même visé des proches parents des activistes et des voisins. Une telle violence témoigne de l'évolution de ce courant takfiriste vers une épuration progressive de l'ordre social local. Contrairement à ce qui s'est passé en Algérie dans les années 1990, durant la guerre civile, les groupes takfiristes marocains sont organisés en factions autonomes, atomisées et sans commandement unifié. La matrice idéologique de cette violence fondamentaliste est la même que celle du Groupe islamiste armé (GIA) et du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) algériens, mais le nombre d'activistes est plus réduit au Maroc, limité à des niches locales. L'organisation des groupes marocains est incomparablement plus faible que celle du mouvement salafiste armé algérien qui comptait, au début du conflit, en 1992, plus de 65 000 activistes engagés jusque-là dans les rangs des GIA (9). Dans le cas du Maroc, même si leur base est plus nombreuse, le nombre d'activistes y a été évalué à quelques centaines. L'analogie avec la crise et le conflit algériens reste surtout valable en ce qui concerne le cadre idéologique. Car le jeu d'alliances et de subordination du PJD, le Parti islamiste marocain, à l'égard du Palais participe d'une régulation de la violence terroriste : il propose une alternative et un cadre pour contrebalancer une éventuelle emprise du salafisme takfiriste dans d'autres quartiers populaires, qui restent fragiles. En Algérie, l'interdiction et le démantèlement du Front islamique du salut (FIS) lors de la suspension du processus électoral en 1991 a alimenté le maquis tout au long des années 1992-1995. L'expérience dramatique de ce pays prouve que l'interdiction ou la répression des islamistes peut profiter aux salafistes ultraradicaux, qui peuvent alors enrôler les islamistes en rupture de ban. Le passage à la violence politique du mouvement takfiriste marocain remonte à 1999. La constitution des groupes de l'«émir» Rebaa, à Meknès, et du groupe Sirat Moustakim (Le Droit chemin), à Casablanca, correspond au moment de la mise en œuvre du plan de démantèlement du maillage sécuritaire hérité de l'ère autoritaire du roi Hassan II. Lorsque le 13 novembre, le ministre de l'Intérieur Driss Basri, homme fort des deux dernières décennies du régime de Hassan II, est limogé, le politologue marocain Mohammed Tozy observe que cet événement «aurait pu ébranler les bases de tout le système (10)». La destitution du «vizir» et le limogeage des préfets qui lui étaient proches eurent lieu sans réelle réforme et sans adaptation de l'appareil sécuritaire à la nouvelle conjoncture du pays. La formation des groupuscules takfiristes s'est donc effectuée dans le cadre d'une déliquescence de l'appareil policier, celui-ci abandonnant brutalement les quartiers sensibles de la banlieue à la délinquance, devenue le terreau de recrutement et de reconversion des milices fondamentalistes. Et la fin du maillage sécuritaire a constitué le moment charnière qui a permis aux adeptes du takfir de s'organiser en groupes armés locaux reliés à des réseaux internationaux. Les attentats de Casablanca ont révélé la panne du dispositif sécuritaire : aucun membre du groupe de l'«émir» Fikri n'était fiché, alors qu'il s'agissait de délinquants et d'anciens criminels. Faute de prévention et d'adaptation à la nouvelle donne politique, le démantèlement du système de «pointage» des habitants des quartiers instauré durant la période autoritaire a aussi joué en faveur des groupes terroristes. Pas de commandement unifié La montée en puissance du bras armé du takfirisme correspond aussi à l'explosion du nombre de Marocains «djihadistes» partis pour l'Afghanistan entre 1999 et 2001. Selon un officiel, «78 Marocains ont participé à la première guerre d'Afghanistan contre les Soviétiques (…) A partir de 1999, certaines semaines, ils étaient des dizaines à partir(11).» Ces Marocains «afghans» de la deuxième génératioin sont tournés vers les actions internationales, comme les attentats de Madrid, en mars 2004 tandis que les actions locales sont menées sous la houlette des groupes issus des bidonvilles. Le même phénomène a eu lieu en Algérie. La transition politique et «l'avènement de la démocratie» en 1989-1992 y ont constitué un moment clé dans le déclenchement de la violence politique. L'affaiblissement de la toute-puissante sécurité militaire, socle du régime de l'époque, qui avait été qualifié alors de simple «restructuration», ainsi que la déliquescence de l'appareil administratif et du secteur public, sous l'effet de la libéralisatoin économique, ont été à l'origine de l'abandon de communes entières dans la grande banlieue algéroise aux mains des milices fondamentalistes takfiristes, qui s'étaient alors constituées en GIA. En revanche, il faut noter que l'attentat-suicide a été jusqu'à présent absent du terrain algérien. Pour l'heure, seule la réunificatiion des milices fondamentalistes des différentes villes en une organisation nationale pourrait constituer un risque au Maroc. Or, les groupes marocains sont, pour l'instant, atomisés et dépourvus de commandement unifié. Jusqu'à quand ? ( *) Article paru dans le journal Le Monde Diplomatique de novembre 2004 et reproduit avec l'autorisation des responsables de la rédaction