L'action armée n'a même plus besoin de chefs : l'idéologie elle-même se charge de tout. La presse marocaine a estimé, en fin de semaine, que «le Maroc reste toujours sous la menace d'attentats et d'actes terroristes qu'organiseraient des cellules de la Salafiya djihadiya». «La menace n'est pas complètement écartée», ont rapporté certains journaux marocains, mercredi, et le quotidien Al Ahdath El Maghribiya, citant un rapport des services de sécurité, «la menace est toujours présente au Maroc, notamment avec la présence d'éléments de la Salafiya djihadiya toujours en fuite et activement recherchés». Les mêmes sources précisent que des cellules terroristes de la Salafiya djihadiya activant au Maroc sont toujours en contact avec le Groupe islamique combattant marocain (Gicm), impliqué autant dans les attentats de mai 2003 de Casablanca que ceux de Madrid de mars 2004. La vague d'arrestations opérées en 2003 contre des centaines d'activistes de la Salafiya djihadiya ont eu l'effet pervers de faire croire à la victoire militaire des autorités sur les islamistes armés. Toutefois, les indices politiques et sociaux indiquent que la poussée des islamistes a été telle qu'il avait fallu la maquiller, l'atténuer en un mot : l'amoindrir pour faire croire qu'ils bénéficiaient de moins de force que leurs adversaires ne le croyaient. Cela a été vérifié lors des dernières élections locales, lorsque les islamistes s'étaient retirés de plusieurs circonscriptions pour ne pas rafler toute la mise et se mettre à dos les autorités. Bien sûr, il s'agissait d'islamistes modérés, résolument inscrits dans un cadre politique réglementé et légal, mais les actions de leurs alliés radicaux sont beaucoup plus perceptibles au plan social. La poussée de fièvre radicale dans les quartiers pauvres périphériques de Kenitra, Meknès ou Casablanca est réelle, et d'autant plus pernicieuse qu'elle s'appuie sur une misère sociale réelle pour recruter parmi les jeunes et les déshérités. Les services de sécurité marocains qui ont lancé une dizaine de mandats de recherche internationaux contre plusieurs chefs djihadistes, comme Abdelkrim Medjati et Saâd El Hoceïni, estiment que l'accalmie actuelle est précaire et que les réseaux de la Salafiya djihadiya observent actuellement «une période de repos stratégique». La menace d'attentats terroristes au Maroc est prise au sérieux, notamment après la dernière communication d'Al Qaîda menaçant de frapper les intérêts américains et britanniques dans les pays arabes, dont le Maroc. Au mois de décembre dernier, au moins une trentaine de personnes soupçonnées de lien avec les cellules de la Salafiya djihadiya et d'El Hidjra wa etekfir ont été arrêtées. En juin 2003, Maroc-Hebdo parlait d'une «ramification internationale des attentats de Casablanca» et sous le titre audacieux «le Maghreb du terrorisme» tentait de faire la lumière sur la menace qui planait sur le royaume. Aussi bien le GIC que la Salafiya djihadiya restent énigmatiques, flous et aux objectifs politiques très incertains. Le GIC s'était développé parallèlement au GIA algérien, mais avec des longueurs de retard sur le plan opérationnel. En 1997-98, alors que le GIA algérien entamait son déclin et perdait pied militairement, le GIC se faisait connaître hors du Maroc. A Londres d'abord, où le bulletin de propagande Sadâ El Maghreb (l'Echo du Maghreb), édité par le même groupe d'hommes, dont Abou Qatada El Filistini, qui rédigeaient aussi Al Ansar pour le compte du GIA et un autre bulletin pour les djihadistes libyens. En 1997, le «réseau Kinaï» (Abdellah Kinaï) avait raté de très peu l'assassinat programmé du recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubekeur. Il avait fallu l'intervention d'aléas tout à fait hasardeux pour que Mohamed El Koutoubi et Mounir Anouar, les deux hommes chargés de le liquider, le ratent. Le GIC devait représenter la seconde vague des islamistes marocains convaincu de s'imposer par les armes. La première vague avait atteint son point le plus culminant lors des attentats de Marrakech, le 24 août 1994, mais il a semblé que le commando, composé de Stephane Aït Idir, Redouane Hamadi et Tarek Fateh, trois beurs de la cité des 4 000 de la Courneuve, dans la région parisienne, était programmé pour des attentats ciblés et spectaculaires, mais sans grand effet pour la suite. La vague de ces petits djihadistes à la traîne et sans grande expérience fut vite circonscrite. Mais c'est la troisième vague qui fait le plus peur : en 2002, on commence à entendre parler de Salafiya djihadiya, une nébuleuse qui fait penser par son hermétisme et sa rigueur à la «Djamaât El Mouslimine» que dirigeait entre 1973 et 1977 en Haute-Egypte l'ancêtre des djihadistes takfiris: Mustapha Shukry. Un rapport des services secrets marocains faisait état en fin 2003 de l'existence de quelque 500 hommes et affiliés à cette nébuleuse inquiétante. Le même rapport mettait sur le compte de cette organisation l'assassinat de plus d'une centaine de civils et de policiers, assassinats non élucidés à l'époque et qui s'étaient passés entre 1999 et 2003 et qui ont ciblé des commis de l'Etat ou des citoyens hostiles aux islamistes. Près de 1 500 islamistes, hommes et , avaient alors été arrêtés, certains d'entre eux tués lors d'accrochages avec la police et d'aucuns avaient pensé hâtivement que le réseau avait été démantelé et la structure démolie. Mais deux faits sont venus dire que la menace persiste et qu'il faut faire preuve de beaucoup de prudence et de sérieux pour donner la juste mesure du phénomène. D'abord, les attentats de Madrid en mars 2004, et l'implication très forte d'activistes marocains dans les explosions dans les trains, ensuite l'arrestation, il y a un peu plus d'un mois, d'une trentaine d'activistes et les aveux arrachés à certains d'entre eux, faisant état de cellules cloisonnées et inconnues les unes des autres. Toutefois, et avec la naissance du terrorisme djihadiste transnational, il serait vain de considérer l'islamisme marocain en dehors de son contexte, de ses attaches et de la situation générale qui prévaut dans le discours religieux du monde arabo-musulman. La quasi-totalité des réseaux terroristes découverts à travers l'Europe hébergent sans distinction maghrébins, orientaux ou occidentaux islamisés. Ce sont souvent des hommes qui n'ont même plus de leaders charismatiques pour agir : l'idéologie elle-même, jumelée à l'action très hégémonique israélo-américaine, se chargent de créer ceux qui vont mener l'action armée au nom de l'islam à son terme.