Je voudrais, à travers cette contribution, enrichir l'analyse de H. Aït Amara, publiée dans votre édition du samedi 25 février 2005, concernant la forte dépendance de l'Algérie en produits agricoles. Il est intéressant de noter qu'une telle dépendance nous inquiète et nous incite à en mesurer les conséquences. Quoique les efforts de l'Algérie soient considérables pour remédier à cette situation, leur effet reste modeste au regard de l'urbanisme accéléré, de l'élévation du niveau de vie, de l'accroissement de la population. Le problème soulevé par M. Aït Amara nous permet de mieux comprendre certains enjeux et de décoder certains comportements. Il est clair que l'Algérie se trouve dans une situation de déficit alimentaire dangereuse pour son autonomie et sa sécurité alimentaire. Elle n'est pas la seule d'ailleurs à être dans cette situation, il y a la Libye, mais aussi, les pays désertiques comme le Koweït, les Emirats arabes unis, le Qatar, Oman et même l'Arabie Saoudite qui restent les plus gros importateurs de produits alimentaires. La hausse des prix du pétrole a révélé la dépendance du monde capitaliste industrialisé à l'égard des pays producteurs de pétrole, ceux-ci étant eux-mêmes dépendants des pays consommateurs qui leur achètent leur production. Si cette interdépendance se situe dans le cadre de la sauvegarde du système capitaliste, elle ne va pas sans heurts ni conflits. Si le pétrole est une richesse éphémère, les besoins alimentaires, eux, sont éternels. Les pays arabes producteurs de pétrole ont une nombreuse population à nourrir, le tiers des Arabes dont les besoins s'accroissent au rythme de la démographie et du niveau de vie. Les pays arabes les plus peuplés sont l'Algérie, l'Irak et, en réalité, même l'Arabie Saoudite serait, elle aussi, relativement peuplée. Sans les pétrodollars, le Koweït connaîtrait une situation alimentaire plus explosive. Si, dans les émirats du Golfe, les terres agricoles sont quasiment introuvables, elles ne sont pas plus abondantes en Arabie : 765 000 ha pour une population rurale plus importante. L'Arabie est d'ailleurs l'un des pays les plus dépendants du point de vue alimentaire, ses importations proviennent aussi des pays de la région (Liban, Syrie, Egypte pour les fruits et légumes) que des pays développés, en particulier les Etats-Unis (pour les grains, farines, sucre, lait). Par ailleurs, l'Algérie a cessé, depuis longtemps, d'être l'exportateur traditionnel de céréales et de moutons. Les Etats pétroliers arabes ont-ils les moyens de devenir autonomes et d'assurer leur sécurité sur le plan alimentaire ? Il est difficile de répondre à cette question. On ne peut qu'émettre des pronostics basés sur les données actuelles. Or, des données essentielles – le taux d'accroissement de la population, la réduction des terres agricoles disponibles – peuvent varier au cours des années à venir et modifier la situation. Les Etats pétroliers arabes sont maintenant incités à redoubler d'effort et d'attention sur le plan agricole. Tant que les pétrodollars leur permettaient d'acheter des denrées alimentaires en abondance, certains ne s'inquiétaient pas outre mesure du sous-développement de leur agriculture. Le problème est plutôt un problème d'avenir, comme le souligne Aït Amara dans son analyse. S'ils continuent de croître au rythme actuel, les Saoudiens, par exemple, seront 60 millions en 2050. Où trouveront-ils les 200 millions de quintaux de céréales dont ils auront alors besoin ? A moins que d'ici là, les pétrodollars n'aient rendu l'Arabie Saoudite aussi fertile que la France… Perspective séduisante, mais l'hypothèse d'une fertilisation du désert reste absurde pour l'avenir proche. Il reste toutefois des possibilités dans un cadre régional. Le Soudan, par exemple, est un pays dont le potentiel de production agricole est énorme, mais il manque de capitaux et de technologie. Si, grâce à un développement agricole accéléré, ce pays pouvait subvenir aux besoins des Etats pétroliers de la région, il risquerait aussi de connaître une croissance extravertie, basée sur l'exportation de produits agricoles. En principe les pétrodollars devraient permettre de moderniser les techniques agricoles. L'Algérie est la plus grande consommatrice d'engrais et de matériels agricoles, le développement de son industrie pétrochimique n'entraîne pas cependant une utilisation plus grande d'engrais. Il apparaît donc que les Etats pétroliers arabes dépendent nettement de l'extérieur pour certaines productions alimentaires essentielles : céréales, protéines, sucre. L'amplification prévisible des besoins pourrait accentuer cette dépendance pour certains d'entre eux. Il s'agit alors de qui ils peuvent dépendre… Les matières premières stratégiques de l'avenir seront les céréales, la viande, le sucre… Chaque jour révèle leur importance grandissante. Les pays arabes producteurs de pétrole, défavorisés sur ce plan-là, pourraient saisir l'occasion de la négociation entre producteurs et consommateurs pour en poser le problème. Il semble indispensable pour eux de rechercher, avec les pays à surplus alimentaires, un accord à long terme aussi bien sur la fourniture que sur les prix des denrées alimentaires. Il ne semble donc pas que les Etats-Unis aient la position décisive qu'ils s'attribuent sur le front alimentaire. Certes, ils disposent d'importants surplus, mais les pays de l'Union européenne ont une position déterminante qui peut faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre. Les Etats-Unis, seuls, ne peuvent donc pas «affamer» les pays arabes pétroliers sur le plan alimentaire, bien que leurs moyens de pression restent importants. Les pays de l'Union européenne pourraient couvrir les importations minimales des Arabes en blé et produits laitiers et les besoins en viande pourraient leur être fournis par l'Afrique ou l'Argentine. L'Algérie, en défendant une telle position, révèle avec lucidité l'acuité du problème. A défaut d'un tel accord, la «food war» pourrait prendre des formes subtiles, se traduisant notamment par des pressions politiques destinées à tempérer l'ardeur des pays les plus combatifs sur le front des matières premières. Il est donc essentiel pour l'Algérie de ne pas perdre son temps et de penser sérieusement à l'après-pétrole, en construisant sa stratégie avec une politique agricole plus agressive en s'appuyant sur les potentiels les plus modernes d'aujourd'hui et de demain pour assurer sa sécurité alimentaire. Car rien n'est jamais gagné. Seuls ceux qui ne s'endormiront pas sur leurs lauriers et remettront en cause en permanence leurs choix stratégiques auront peut-être une chance de recouvrer leur souveraineté politique et alimentaire. Pour assurer notre sécurité alimentaire, il est temps de regagner une compétitivité perdue dans le secteur de l'agriculture et de redonner à l'agriculteur la place qu'il n'aurait jamais perdue. Alors, agriculteurs, au travail, avec les outils de demain, pas avec ceux de la Préhistoire !