La grotte de Cervantès fait rappeler tant de grottes qui étaient derrière les grands bouleversements au niveau des idées et même de la pensée humaine. La grotte de Hira' est fondamentalement liée à la révélation du Coran qui est venu s'installer dans une société tribale en proposant justice et abolition de l'esclavage et de la servitude. La Grotte de Frenda dans laquelle Ibn Khaldoun avait trouvé refuge pour contourner le danger qui le guettait de ses détracteurs de Tlemcen et de Fez. C'est dans ce lieu de recueillement et de solitude qu'Ibn Khaldoun a commencé à rédiger son œuvre monumentale : El Mukaddima. A travers ces données, la grotte de Cervantès ne fait pas exception puisqu'elle a été le lieu qui a vu l'éclosion de la plus belle œuvre de tous les temps : Don Quichotte de la Manche. Rares sont ceux qui la connaissent aujourd'hui. Pourtant, elle se trouve en plein Alger. Certes, pas trop visible. Elle se cache sur les hauteurs de Belcourt, incrustée dans une montagne, juste en bas de Maqam Chahid, en face de la baie d'Alger, aux abords du quartier qui porte toujours le même nom : Cervantès. Cette grotte possède une mémoire où se rejoignent réalité et fiction. Beaucoup de choses ont été dites mais la part de l'histoire est présente et même vérifiée. Après la destruction de son navire par le capitaine Arnault Mami, le 20 septembre 1575, Cervantès échut comme esclave à l'un des corsaires Dali Mami surnommé Al A'rag (le boiteux). Résolu à s'échapper, Cervantès tenta une première fois, avec quelques compagnons de captivité, d'atteindre Oran, alors occupée par l'Espagne. Après beaucoup d'efforts de sa famille, seul son frère Rodrigue fut libéré. Ce dernier lui promit l'envoi d'une frégate armée à bord de laquelle il pourrait s'enfuir. Informé de l'arrivée prochaine du navire promis, Cervantès organisa en février 1577, avec treize autres captifs, un plan d'évasion. Il restèrent cachés plusieurs jours sur la propriété du caïd Hassan dans une grotte creusée (la grotte de Cervantès) à cet effet par un certain Juan, originaire de Navarre et esclave de Hassan, qui gardait les abords de l'abri pendant la journée, tandis qu'un autre esclave surnommé Addhahhab (le doreur) natif de Melilla, apportait des vivres aux fugitifs. Mais les membres de l'équipage de la frégate tant attendu furent réduits à l'esclavage. Cervantès et ses amis furent retirés de la grotte comme des rats pour être mis cette fois-ci dans le bagne du dey Hassan Agha. La libération de Cervantès intervint en 1580, contre une rançon de 500 écus d'or d'Espagne. Enfin, il retrouva sa liberté. La grotte est aujourd'hui dans un état piteux. Qu'a t-on fait pour pallier cette défaillance ? Les pouvoirs publics ont tout simplement fermé les lieux. Et dire que c'était un lieu de pèlerinage. C'est le consul général d'Espagne qui plaça, en 1887, une plaque gravée à l'entrée de la grotte, en fonte ; et qui, malgré la rouille des années de délaissement, ne demandait qu'à être lavée. Elle fut tout simplement extraite, je ne sais comment, du fond du mur, laissant derrière elle une ouverture béante et fut remplacée, toujours par ces mêmes pouvoirs publics, par une toute petite plaque de quelques centimètres qui n'avait aucun sens historique. Faut-il rappeler que l'ancienne plaque était chargée d'espérance et d'efforts et de passerelles ? Restaurer un bien ne veut absolument pas dire détruire et reconstruire à sa guise ? N'y a-t-il pas un responsable qui dit non ? Ce qui a été fait frôle l'absurde, même si l'intention était bonne pour fermer les gueules des «chiens» de la cité qui ne cessent de hurler : Alerte ! Grotte en danger. Il faut vraiment penser à restaurer ce lieu plein de beauté et de magie, c'est-à-dire lui donner son allure d'antan, donner la possibilité à nos écoliers, universitaires et même au peuple tout simplement de découvrir cette grotte et cet homme qui, après cinq siècles, ne cesse de nous interroger et de nous interpeller. Programmer cette œuvre mais aussi cette atmosphère algéroise dans nos écoles et parler de ce passage marquant en le dépassionnant ne seraient que justice. J'ai eu l'occasion, peut-être la chance aussi, de discuter avec le directeur du Centre culturel espagnol et Son Excellence l'ambassadeur d'Espagne à l'occasion de l'anniversaire du quatrième centenaire de la sortie de Don Quichotte de la Manche et j'ai trouvé en eux le même intérêt et les mêmes motivations de mettre en action tout ce qui peut donner vie à cet espace qui a vu naître les premiers balbutiements de ce livre monumental. Le quatrième centenaire, en voilà une belle occasion que notre génération ne verra jamais une deuxième fois puisqu'on n'aura jamais la chance de vivre le cinquième centenaire de Don Quichotte. Ce héros de tous les temps qui a su rester homme. Les héros, les chevaliers, en dépit de leur courage à affronter la mort, en dépit de l'abnégation pure dont ils font preuve, sont loin d'être des hommes parfaits, peu importe de rester vivant mais ils savent rester humains quand les guerres deviennent plus acharnées, font rage et aveuglent les plus avertis. En voilà une vraie raison de plus de laisser derrière nous, aux nouvelles générations, tout ce qui fait la fierté de ce pays, qui a toujours été ouvert sur la mer et les couleurs, même dans les moments de cloisonnement les plus difficiles. Pourquoi donc ne pas penser à cette occasion de l'année de Don Quichotte à la restauration véritable de ce monument et lui rendre sa splendeur d'antan. Les couches externes de la grotte commencent à se détériorer et à disparaître. Le support est toujours là attendant la réplique du buste de Cervantès, copiée sur celui de Madrid. Les prédispositions internationales ne manquent pas, mais il faut aller les chercher avec les moyens et les dossiers les plus convaincants, les exiger même s'il le faut, Cervantès est avant tout un patrimoine universel. Rendre cet espace convivial n'est que justice. Il ne faut pas avoir la mémoire courte. Les folies dangereuses sont toujours là. Les images des statues bouddhistes qui ont bouleversé le monde traversent toutes les mémoires vivantes et les esprits. Alors faisons que ça ne se répétera jamais. L'antécédent FIS est toujours là pour nous rappeler cette machine à tuer les mémoires et les espoirs, présent encore par ses traces sur le corps de ce support du buste de Cervantès. Cervantès est plus que de la littérature, une grande leçon de tolérance. Certes, un dialogue entre deux civilisations était difficile, car elles n'ont pas la même maison de l'être, comme le disait Heidegger dans son remarquable entretien avec un savant japonais, mais le dialogue peut se faire sur l'authenticité de part et d'autre. Si les maisons de l'être sont différentes, cela n'empêche pas qu'elles puisent toutes deux à la même source. Chaque homme a son Occident comme son Orient. Il ne s'agit pas de prêcher l'un au détriment de l'autre ni de dresser l'un contre l'autre, mais de donner à chacun la part qui lui revient. Un acte comme celui de Don Quichotte permet de réintégrer cette totalité déchirée qu'est l'homme moderne. Don Quichotte qui s'insère bien dans son temps qui est celui du chaos, un monde qui a fait de l'homme un Dieu et de Dieu un sous-produit de l'homme, n'est ni mystique au sens traditionnel du terme, ni philosophe, ni théologien, ni juriste, ni même poète, puisque sa qualité de poète fut soigneusement cachée sous l'apparence du Hidalgo, fou par son honnêteté et son désir infini de propager la bonté et la justice. Pourtant, parmi toutes les créations qui ont touché Don Quichotte, il n'y a que la poésie qui ait encore résisté aux ravages du temps, et il n'y a que les poètes qui aient sauvé quelque chose du message inné de l'âme de l'Europe en pleine décomposition. Comme le dit saint Jean Perse d'une manière magistrale : «La poésie est d'abord un mode de vie, et de vie intégrale. Le poète existait dans l'homme des cavernes, il existera dans l'homme des âges atomiques… c'est à l'imagination poétique que s'allume encore la haute passion des peuples en quête de clarté.» C'est grâce à des hommes comme Don Quichotte, des peintres comme Cézanne, Van Gogh, Klee, Chagall, Picasso et autres que le monde renaît constamment de ses cendres. Ce sont des hommes seuls, isolés, appelés à recréer leur monde à partir des forces obscures du chaos. La tâche de l'artiste ne cesse de devenir un combat pour une conquête prométhéenne.