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Rétrospective
Publié dans El Watan le 08 - 05 - 2005

En France aussi où une tradition universitaire et d'historiographie critique plus établie n'arrive pas toujours encore à préserver des tentatives d'occultation, voire de révisionnisme et d'injonction aux historiens de se soumettre à ce qui ressemblerait à des «vérités officielles» concernant ce même passé colonial. On ne peut cependant réduire ce qui se fait en France à l'activisme des nostalgiques de la colonisation. A propos des évènements du
8 Mai 1945 qu'on abordera plus particulièrement aujourd'hui, on devra par exemple prendre acte des déclarations récentes de l'ambassadeur de France en Algérie et des manifestations programmées à l'occasion du soixantième anniversaire de leur déroulement, à Paris et ailleurs, par des associations telles «Au nom de la mémoire», «Les amis du Manifeste» et bien entendu la Ligue des droits de l'homme et auxquelles participeront de nombreux intellectuels et historiens. En Algérie même, de nombreux travaux ont été menés autour de la question par des historiens et des institutions tels l'ancien CNEH et son successeur le CNEMNR 54 et d'autres organismes telle la fondation du 8 Mai 1945 qui périodiquement organise des rencontres autour de la question. L'intérêt porté à la question est donc loin d'être épuisé. Si de nombreuses archives ont déjà été exploitées, avec notamment le rapport Tubert et de nombreux témoignages consignés, des travaux demeurent en cours et il existe encore certainement des documents méconnus ou inédits. Nous résumerons, pour notre part, dans ce qui suit l'état de l'information concernant ces évènements, les causes qui en auraient été à l'origine, selon les historiens, ainsi que leur relation à l'évolution du mouvement national. Nous verrons brièvement aussi comment des faits avérés, il y a plus d'un demi-siècle, peuvent nous interpeller sur le devenir aujourd'hui de la société algérienne.
Un bref rappel des faits
Le 8 mai 1945 devait constituer un jour marquant de l'histoire contemporaine puisque la journée de la victoire allait symboliquement mettre fin à la Seconde Guerre mondiale et officialiser la capitulation des troupes du IIIe Reich face aux Alliés. Le jour même, l'événement devait être commémoré un peu partout dans le monde par des défilés et des manifestations de joie.
En Algérie, les nationalistes qui activaient notamment au sein du Parti du peuple algérien (PPA – interdit), dirigé par Messali Hadj (emprisonné à l'époque) et dont la couverture légale était constituée par une organisation à caractère frontiste, les Amis du manifeste et de la liberté (AML), association fondée en mars 1944 par Ferhat Abbas, décident d'organiser dans de nombreuses régions du pays des manifestations commémoratives distinctes en arborant en même temps que les drapeaux des Alliés celui de l'Algérie ainsi que des mots d'ordre indépendantistes, et en réclamant la libération de Messali. Une tentative similaire lors des commémorations du 1er Mai 1945 avait mobilisé des milliers d'Algériens dans des villes comme Tlemcen, Bougie, Oran (où il y avait au moins 1 mort) et Alger (où des heurts avec la police s'étaient soldés par 3 morts et 16 blessés, dont 3 policiers).
Les manifestations du 8 Mai vont dégénérer dans l'est du pays, notamment à Sétif, Guelma, Kherrata, Annaba, Skikda et de nombreuses autres localités, et servir de prétexte à une répression des plus féroces. A Sétif notamment, 7 000 à 8 000 personnes encadrées par des militants du PPA et précédées par près de 200 Scouts musulmans algériens (SMA) arboraient des banderoles sur lesquelles on pouvait lire «Vive Messali», «Pour la libération du peuple» et «Vive l'Algérie libre et indépendante». Première victime du drame, le scout Saâl Bouzid qui portait le drapeau algérien et refusait de s'en dessaisir. Il est abattu par un policier. Une émeute s'ensuivra.
Il en est de même à Annaba où l'on déplore un mort et un blessé. Et à Guelma où, durant la manifestation, des affrontements vont provoquer la mort d'un Algérien tandis qu'il y a des blessés, y compris du côté de la police. En fait, une grande partie des manifestants, au lieu de se disperser, vont s'attaquer aux Européens et à des biens et édifices publics. A Sétif, il y avait 29 morts et plusieurs blessés, y compris des personnalités de gauche, tel le maire socialiste tué (mais par qui ?) ou le secrétaire de la section communiste auquel les mains furent arrachées.
Des émissaires se rendaient au même moment dans différentes localités de la région pour informer des incidents et mobiliser au djihad. Des groupes se rassemblent un peu partout. Le bilan va monter à une centaine d'Européens tués ainsi que quelque 150 blessés.
Il ne s'arrêtera, cependant, pas là. La répression qui mobilise police et gendarmerie soutenues par des milices composées de civils européens, de l'armée de terre, de la marine (deux croiseurs ont bombardé les côtes) et de l'aviation (bombardements aériens) va être aveugle. Si les autorités françaises reconnaissent quelques milliers de victimes, les nationalistes s'en tiennent au chiffre de 45 000 Algériens (voire 80 000 pour certains) tués pour les jours qui ont suivi le 8 Mai. Des milliers d'autres, notamment dans les rangs du PPA et des AML, sont arrêtés, emprisonnés et parfois condamnés à mort. Certains attendront la proclamation de l'indépendance en 1962 pour pouvoir sortir de prison.
Sur les origines des événements
Les historiens se sont posé la question de savoir si les événements de Mai 1945 n'avaient pas été, dans le fond, des émeutes de la faim. L'hiver 1944-1945 avait, en effet, été marqué par une grande sécheresse et la récolte algérienne en céréales a été au plus bas en 1945 : moins de 4 millions de quintaux contre 10 millions de quintaux en 1944, 15,5 en 1943 et 20 en 1941. La situation des Algériens était d'autant plus précaire que les meilleures terres étaient souvent détenues par la grosse colonisation et qu'Algériens et Européens d'origine n'avaient pas droit aux mêmes rations alimentaires (lorsqu'il y avait des distributions). L'explication demeure en soi insuffisante dans la mesure où les zones concernées par le soulèvement avaient parfois des réserves alimentaires suffisantes et que, selon les témoignages, les émeutiers ne se sont, en général, pas attaqués aux silos de blé et autres stocks alimentaires, qui pourtant étaient largement à leur portée. Les radios officielles et des courants ayant participé à la Résistance en France (y compris les communistes) ont avancé l'hypothèse du complot «vichyste» et «hitlérien». On s'appuyait pour cela sur le travail de propagande que l'Allemagne nazie et les Italiens avaient mené durant la guerre en direction des populations des colonies, notamment de l'Afrique du Nord. En fait, si certains militants nationalistes, au sein du PPA notamment, avaient cru que la collaboration avec l'Allemagne pouvait être bénéfique à la cause nationale en Algérie, ils demeuraient cependant minoritaires, et l'essentiel de l'encadrement des AML avec Ferhat Abbas et du PPA lui-même avec Messali Hadj avait par conviction très tôt fait montre de leur hostilité à toute alliance avec l'Allemagne nazie. Quant aux sympathies pour le régime de Pétain, elles étaient plus le fait de la grosse colonisation, très influente au sein de l'administration algérienne, que des nationalistes, qui étaient d'ailleurs au même titre que les communistes pourchassés et emprisonnés par les autorités de Vichy.
L'administration coloniale a avancé l'hypothèse que la direction clandestine du PPA aurait décidé de marquer la journée historique du 8 Mai par le déclenchement d'un mouvement insurrectionnel devant s'étendre à l'ensemble du pays et ayant pour objectif l'accession à l'indépendance.
En fait, il semble que la majorité de la direction du PPA avait surtout voulu profiter de cette journée pour faire une démonstration de force, mais pacifique en faveur de l'indépendance. L'organisation cependant était incapable de contrôler les réactions d'une base qui était exaspérée par le fait colonial et dont beaucoup (surtout les paysans), et apparemment malgré les directives, étaient venus armés. L'intervention brutale des services de police, qui dans certaines villes voulaient en découdre avec les nationalistes, a fait le reste. Tout laisse croire que les autorités coloniales cherchaient à provoquer l'incident pour briser un mouvement national qui se renforçait et se radicalisait en faveur de l'indépendance du pays. Cela ne signifie nullement que les activistes du PPA, qui ne croyaient pas en une décolonisation pacifiquement menée et méfiants vis-à-vis des promesses de réformes (telles celles préconisées par l'ordonnance de mars 1944 et qui s'inspiraient du défunt projet Blum-Violette), n'avaient pas en vue le projet d'un véritable soulèvement, mais dont la date ne semblait pas encore avoir été fixée au moment des manifestations. Encouragés par l'ampleur des événements du 8 Mai et surtout outrés par la férocité de la répression, ils programmeront d'ailleurs de déclencher une insurrection dans la nuit du 23 au 24 mai. Pourchassés partout et face à l'attitude d'une population terrorisée, ils devront cependant très vite annuler cette décision.
Les EvEnements du 8 Mai 1945 dans la dynamique du Mouvement national
Quatre acteurs sociopolitiques sont à prendre en ligne de compte pour qui veut comprendre ce qui s'est vraiment passé en Algérie en mai 1945. Le peuplement colonial, d'abord très attaché à ses privilèges économiques et qui ne tolérait aucun changement social ou politique susceptible de remettre en cause le statu quo. L'acharnement des milices contre la population algérienne l'indique suffisamment. Les autorités françaises aussi dont les objectifs pouvaient largement concorder avec les intérêts du peuplement colonial, mais qui sur le moment étaient mues par d'autres considérations. Il s'agissait de préserver à tout prix le système et l'empire pour permettre à la France, dont le poids dans la victoire contre les puissances de l'Axe avait été des plus réduits, de se redéployer comme grande puissance dans les négociations de l'après-guerre. La société dominée ensuite dont les éléments éclair avaient pu un moment se laisser berner par les promesses anglo-américaines de mise en œuvre dans les colonies du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, mais dont la grande masse surtout, essentiellement d'origine rurale, se trouvait cantonnée à l'émeute et à la révolte par un état d'opposition et de dénuement que la situation de guerre n'avait fait qu'exaspérer. Le mouvement national sous la forme moderne enfin qui, dans sa quête de dépassement de l'ordre colonial, se trouvait confronté à une phase critique révélée par ces événements. Il s'agissait soit d'ouvrir des perspectives réelles à la société globale, soit de se laisser dépasser par elle, mais dans un contexte où la spontanéité pouvait l'emporter sur les efforts d'organisation et d'élaboration d'un projet national, menés depuis déjà une vingtaine d'années. Le projet est, de façon schématique, né de la confrontation à partir des années 1920 de courants aussi divers que le communisme, qui aura marqué sa dimension sociale, de «l'assimilationisme», en fait des libéraux plus au moins «bourgeois» attirés par le modèle républicain et jacobin français, du réformisme des Ulémas, qui mettront en avant la question identitaire et culturelle à travers un regard tourné vers l'Orient musulman, et, enfin, de la tendance qui prendra naissance avec l'Etoile nord-africaine et tentera avec plus ou moins de bonheur de synthétiser le tout sous la coupe du populisme et de ce qui deviendra le nationalisme radical. Le mouvement national avait longtemps constitué un phénomène cantonné dans les villes ou dans l'émigration en France, avant qu'il ne connaisse quelques percées dans les campagnes avec les dynamiques engendrées par le Congrès musulman de 1936 puis les AML à partir de 1944. L'ampleur des évènements de 1945 semble montrer que la jonction villes-campagnes est devenue une réalité. Le rôle qu'y a joué le PPA indique aussi le chemin parcouru par la tendance issue de l'ENA qui, d'abord cantonnée dans l'émigration, s'affirme désormais en Algérie (ce qui était perceptible depuis la fin des années 1930) comme le principal parti national, assurant en fait son hégémonie sur l'ensemble du mouvement national. Ses contradictions et crises internes ainsi que la répression qu'il subit ne l'empêcheront pas de continuer à occuper cette position. On connaît la suite des évènements depuis la création de l'Organisation spéciale (OS) par le PPA-MTLD en 1947 jusqu'à la naissance du FLN en 1954. De ce point de vue, peut-on affirmer que Mai 1945 a constitué une répétition générale de l'insurrection du 1er Novembre par analogie au rapport, selon Lénine, des Révolutions russes de 1905 et de 1917 ? Oui d'un certain point de vue et à cela près qu'en 1954 le politique a peu laissé de place à l'action spontanée et à la culture de l'émeute.
La tendance à l'émeute n'a pas pour autant disparu dans l'Algérie indépendante.
Soixante ans après le 8 Mai 1945 : culture de l'émeute et culture citoyenne
Il s'agit d'aborder ici la question de la résurgence de l'émeute dans l'Algérie indépendante. Comment expliquer en effet l'explosion d'Octobre 1988 et les tendances répétitives à l'émeute ces dernières années, alors même que ce phénomène paraissait marginal dans les premières décennies de l'indépendance ?
Selon M'hammed Boukhobza, le système socio-politique dans les premières décennies de l'indépendance se caractérisait notamment par «un monopole relativement rigide du pouvoir politico-administratif» et «une sécurité matérielle assurée à bras-le-corps par l'Etat…».
La crise de l'économie de rente face à la poussée démographique et à l'effondrement des cours des hydrocarbures dans les années 1980 ne pouvait pas ne pas avoir d'effet sur ce que Ali El Kenz appelait «la figure du Beylik» dans la société algérienne, et dont l'impact était prégnant depuis les époques ottomane et coloniale.
En l'absence d'une véritable citoyenneté et de la «culture citoyenne» («versus-culture de l'émeute») qu'elle suppose, ce qui entrave l'épanouissement de l'Etat-national est donc advenu ce à quoi nous avons assisté ces dernières années. D'où proviendrait cependant cette «culture de l'émeute» ? Traitant des évènements de Mai 1945, M. Harbi faisait remarquer : «Les émeutes sont essentiellement le fait de la paysannerie et des plébéiens des villes. Ces deux forces leur donnent un caractère furieux et cahotique. L'origine sociale des émeutiers dicte les formes de leur lutte. Les paysans croient aux vertus du soulèvement en masse, les sous-prolétaires des villes à celles du terrorisme.» En instaurant des principes d'organisation et de discipline et en usant d'un minimum de politisation, le FLN avait pourtant pu contrôler pour l'essentiel ces deux catégories sociales durant la guerre de Libération pour aboutir à l'indépendance en 1962 (même si le problème des harkis reste posé). Dans les premières décennies de l'indépendance, la combinaison de méthodes coercitives, de la mobilisation autour d'un projet de développement et la relative mise en œuvre d'une justice distributive ont sans doute permis une certaine stabilité. A partir des années 1980, ces verrous de sûreté ne semblent plus tenir, et donc se fait sentir l'absence ou du moins le bas niveau de «culture citoyenne».
La citoyenneté constituant cependant un phénomène essentiellement urbain, nous pouvons nous interroger sur le déficit dont elle est l'objet et la persistance en Algérie du phénomène de l'émeute. Cela d'autant plus que si pour 1945 on peut estimer à plus de 85% le taux d'Algériens habitant la campagne, ce chiffre est actuellement de moins de 40% et semble même tendre à baisser encore assez rapidement (sans oublier pour autant que la population globale de l'Algérie a été multipliée par quatre entre 1945 et 2005). La ville qui a grossi rapidement depuis l'indépendance n'a pas été en mesure de se restructurer en conséquence, d'où sa tendance à la ruralisation en fait avec le phénomène du rurbain tant décrié par Lacheraf et la prééminence encore du lien ethnico-communautaire et patriarcal sur le rapport sociétal caractéristique des sociétés plus développées. Malgré les progrès quantitatifs surtout enregistrés sur le plan de la scolarisation, l'école et l'université qui ont joué ailleurs un rôle essentiel dans la socialisation et la culture de citoyenneté continuent à être décriées pour leur bas niveau de performance. Certes, d'autres pays du tiers-monde connaissent ces phénomènes, mais peu ont connu la situation critique que nous avons traversée ces dernières années, alors même que nous disposions de ressources humaines et matérielles autrement plus prometteuses.
Nous ne pouvons pas de ce point de vue ne pas mettre cette évolution globale en relation avec la gestion du politique. Celle de l'Etat national, et plus loin celle du mouvement national qui ont su donner, certes au prix fort, une nationalité aux Algériens longtemps réduits à l'état de «sujets musulmans» d'un empire colonial, mais sans opter résolument pour un projet de citoyenneté.
Les fractions plébéiennes et empreintes d'idéologie populiste qui avaient accédé à la direction du mouvement national, avant de s'ériger en parti unique très porté sur les rapports de force et les conjonctures du terrain, ont sans doute plus été victimes du syncrétisme et du bricolage que réalisé la bonne synthèse des apports diversifiés (malgré les tâtonnements et les faiblesses) des différentes composantes du mouvement national. Ce dernier n'est pourtant pas seul à assumer la responsabilité de la situation, car il n'était pas le seul protagoniste dans cette affaire. L'histoire ne se fait cependant pas en laboratoire, et elle ne se refait pas. Elle peut cependant être porteuse d'enseignements pour les défis de l'avenir, et ce qui s'est passé depuis Mai 1945 en Algérie est riche en enseignements.


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